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Chapitre II
En mer

5 juin.

Depuis six jours, nous luttons contre des vents contraires.
Ce matin, nous sommes sortis des bouches de Bonifacio, en passant par le détroit de l'ours. Un rocher bizarrement taillé et qui représente un ours marchant de son pas lourd et circonspect, a donné son nom à cette passe, assez dangereuse à cause de ses écueils à fleur d'eau.
A gauche se dessinait l'île de Caprera, propriété de Garibaldi.
Proscrit, presque prisonnier à l'île de la Madeleine, Garibaldi voyait s'étendre devant lui l'île inculte et rocheuse de Caprera.
Il souriait tristement, cet homme qui avait usé vingt ans de son existence à combattre pour la liberté de deux mondes, dont la vie avait été un long dévouement, un éternel sacrifice, en songeant qu'il n'avait pas une pierre où reposer sa tête.
Alors il se dit à lui-même :
« Celui qui posséderait cette île, qui l'habiterait seul, loin des hommes qui ne savent que persécuter et proscrire, celui-là serait heureux ! »
Dix ans après, Garibaldi, qui n'avait jamais pense que cet heureux mortel pût être lui, héritait quarante mille francs de son frère.
Avec treize mille francs il acheta cette île, objet de son ambition ; avec quinze mille autres, il acheta un petit navire, et, avec le reste, il se mit, aidé de son fils et de son ami Orrigoni, à bâtir cette maison blanche qu'on voit de la mer, la seule qui s'élève dans l'île. Or, si les balles autrichiennes, si les boulets napolitains l'épargnent comme ont fait les balles et les boulets brésiliens, c'est là que reviendra mourir cet homme qui aura donné des provinces et, qui sait ? peut-être un royaume à un roi, et qui, riche de son rocher, n'aura rien accepté de ce roi, pas même six pieds de terre pour y dormir pendant l'éternité.
Et que l'on vienne maintenant nous parler de Cincinnatus, qui déposait l'épée pour retourner à sa charrue.
Cincinnatus avait un champ, puisqu'il avait une charrue.
Cincinnatus était un millionnaire et un aristocrate près de Garibaldi !
L'île de Caprera a trois ports : deux petits qui n'ont pas de nom ; un troisième, plus grand, qui s'appelle Porto-Palma.
Je croyais, en l'absence de Garibaldi, l'île complètement inhabitée ; j'avais grande envie de m'arrêter dans un des trois ports et de faire un pèlerinage à la maison ; mais une des fenêtres s'ouvrit, et, dans l'encadrement, je vis, à l'aide de ma lorgnette, apparaître une tête de femme.
Je pensai, dès lors, que mon pèlerinage deviendrait une indiscrétion, et je ne parlai même pas de m'arrêter.
D'ailleurs, nous avions, par hasard, le vent bon ; nous filions nos huit noeuds à l'heure.
Bientôt, nous doublâmes l'île de Pacco, et nous nous trouvâmes en face de la pleine mer.

8 juin.

Aujourd'hui, vers dix heures du matin, un de nos matelots, nommé Henri, signale la terre.
Tous les yeux s'ouvrent, toutes les lunettes se braquent ; mais il est reconnu que ce que nous prenions pour la terre était un banc de nuages.
Henri soutient que cela peut et même doit être un banc de nuages, mais que, derrière ce banc de nuages, se trouve la terre.
Le capitaine répond au matelot qu'Ustica, sur laquelle nous avons le cap, étant une côte basse, elle ne peut arrêter les nuages.
Vers deux heures, le même matelot s'approche respectueusement du capitaine, et lui montre un sommet de montagne bien visible, qui, pareil à une dent gigantesque, s'élève au-dessus de ce banc de nuages.
Un second et un troisième sommet apparaissent sur la même ligne.
Cette fois, il n'y a pas à nier ; c'est bien la terre ; seulement, où sommes nous ?
Le capitaine a recours à son chronomètre et reconnaît que, pour la seconde fois depuis notre départ de Gênes, la boussole a fait des siennes : en croyant marcher sur Ustica, nous marchions sur Trapani !
A notre droite, nous avons les îles Maritimo, Favignana et Pianezza ; devant nous, le golfe d'Alcomo. Quant à Ustica, il n'en est pas question ; nous avons dévié de trente-cinq milles, à peu près.
Nous tenons conseil pour savoir ce que nous allons faire. Devons-nous prendre langue à Marsala, à Trapani ou à Alcomo ? devons-nous, à tout hasard, et au risque de ce qui peut arriver, aller droit à Palerme ?
Comme c'est mon avis, cette dernière proposition l'emporte.
Seulement, pour rentrer dans le bon chemin, nous nous trouvons avoir le vent debout.
Qu'importe ! c'est surtout lorsqu'elle navigue au plus près que l’Emma déploie toutes ses qualités.
Nous orientons au plus près.

9 juin.

Ce matin, nous avons laissé à notre gauche une frégate ; – probablement une frégate napolitaine, croisant sur la route de Gênes pour intercepter les secours d'hommes, d'armes et d'argent que doit envoyer Medici et qu'attend Garibaldi. Comme nous marchons assez vite, nous l'avons perdue de vue.
Maintenant, c'est un brick que nous avons à l'avant ; il sort de derrière le cap San-Vito et fait une singulière manoeuvre ; il court des bordées à deux ou trois milles de la terre.
Tout à coup, il semble prendre un parti et mettre le cap sur nous.
Cela ne laisse pas que d'être assez inquiétant. Mais, à l'aide de la lunette, le capitaine s'assure que c'est un navire à voiles ; dès lors, il n'y a plus rien à craindre : la goélette peut lutter avec quelque bâtiment à voiles que ce soit.
Nous laissons approcher le brick, prêts à virer de bord s'il indique des dispositions hostiles.
Point : ses intentions sont des plus pacifiques ; il passe à un demi-mille de nous. C'est un honnête brick marchand.
La terre est parfaitement visible ; nous reconnaissons le cap San-Vito.
A notre gauche, avec une attention soutenue et une bonne lunette, nous distinguons, à fleur d'eau, cette île d'Ustica, sur laquelle nous devions gouverner.
Nous nous tenons à cinq ou six milles des côtes.
Peu à peu, le soir vient. Nous voyons les deux caps du golfe de Castellamare, mais sans que nos yeux puissent sonder ses profondeurs. Nous avons à l'avant le cap Gallo, derrière lequel se cache Palerme ; si nous eussions fait bonne route, nous eussions été à Palerme à cinq heures du soir.
Il en est six, et nous en sommes encore à vingt-cinq milles. Avec le vent que nous avons, ces vingt-cinq milles peuvent être faits en trois heures ; mais il ne serait pas raisonnable de se hasarder de nuit dans la rade. Si Palerme n'est pas au pouvoir de Garibaldi, nous nous fourrons dans les griffes des Napolitains.
Nous continuerons notre route jusqu'à la hauteur de Palerme, et, arrivés là, nous mettrons en panne en attendant le jour. A neuf heures du soir, nous entendons tirer sept coups de canon.
Que veulent dire ces sept coups de canon ? Le bombardement continue-t-il ? Ces sept coups de canon, qui arrivent jusqu'à nous à peine perceptibles, sont-ils la clôture de la journée, le dernier soupir d'un combat qui doit recommencer le lendemain ?
Rien de plus probable.
La nuit est tout à fait close. Vers dix heures, nous apercevons, au ras de la mer, le phare de Palerme.
Il s'agit de ne pas dépasser le point indique. Le capitaine ordonne de mettre en panne.
Je descends dans ma cabine, espérant que je parviendrai à m'endormir et que, pendant mon sommeil, les heures passeront. Mais c'est chose impossible : la brise souffle par fortes rafales, et, à chaque rafale, les voiles fasient avec un effroyable bruit. On dirait qu'elles vont se déchirer dans toute leur longueur.
Les mâts, de leur côté, tremblent et craquent comme s'ils allaient se briser.
Chaque agrès du bâtiment grince, chaque jointure se plaint.
J'écris ; mais ce que j'écris est à peine lisible ; le mouvement du navire fait faire à ma plume des arabesques fantastiques.
Mes compagnons ne dorment pas plus que moi ; je les entends allant du pont à leur cabine et de leur cabine au pont.
Sans qu'il y ait de danger, tous ces bruits, toutes ces rumeurs, tous ces craquements agacent et inquiètent.
Enfin, la fatigue l'emporte. Je m'endors deux ou trois heures.

10 juin.

Je m'éveille ; je monte sur le pont. Nous sommes toujours au même endroit ; le phare brille toujours à cinq ou six milles de nous ; le navire frémit et tremble toujours sous les efforts du vent. On ne voit pas la côte ; on n'aperçoit qu'une sombre masse de nuages dans lesquels la lune va se noyer, se perdre et s'engloutir.
Deux navires à vapeur sortent du port et passent, l'un à notre droite, sans doute va-t-il à Gênes ; l'autre à notre gauche, sans doute va-t-il à Naples.
Un navire à voiles vient droit sur nous.
Par précaution, le capitaine a ordonné d'éteindre les fanaux. On est obligé d'avertir le bâtiment étranger avec un fanal que l'on hisse et que l'on abaisse, en même temps que l'on frappe vigoureusement sur la cloche.
Il se détourne et passe à bâbord, presque à nous toucher.
Nous lui crions :
« Quoi de nouveau à Palerme ? »
Il nous répond :
« Je n'en sais rien ; je viens de Messine. Je crois que l'on se bat. »
Il s'éloigne et disparaît bientôt dans l'obscurité.
A trois heures et demie du matin, une légère bande rougeâtre s'enflamme à l'Orient. Elle annonce l'approche du jour.
A quatre heures et demie, le soleil paraît ; il sort de la mer, traverse un petit espace clair, brille un instant et va s'éteindre dans une autre mer de nuages sombres. Le mont Pellegrino se dessine à droite ; le cap s'allonge à gauche. On commence à voir blanchir les maisons de Palerme.
Autant qu'on en peut juger, le port est plein de bâtiments de guerre. Ils sont trop nombreux pour être napolitains. Le capitaine croit reconnaître parmi eux des formes anglaises et françaises.
Du moment que les Anglais et les Français sont dans le port de Palerme, il n'y a pas de raison pour que nous n'y soyons pas.
Le capitaine ordonne d'orienter vent arrière, et nous avançons vers Palerme avec une vitesse de trois milles à l'heure.
A mesure que nous avançons, nous pouvons reconnaître qu'un des bâtiments a le pavillon français, trois le pavillon anglais, deux le pavillon américain. Les autres ont le pavillon de Naples.
Quoi qu'il ne soit que cinq heures du matin, tous ont leur pavillon, que, d'habitude, on abaisse à huit heures du soir pour ne le hisser qu'à huit heures du matin.
Le drapeau sarde flotte sur la ville.
Mais le drapeau napolitain flotte à la fois sur le fort de Castelluccio-del Molo et sur le fort de Castellamare.
Nous allons jeter l'ancre entre le fort de Castelluccio-del-Molo et une frégate napolitaine. A tribord, nous avons les canons du fort ; à bâbord, les soixante bouches à feu de la frégate.
La plus grande agitation paraît régner sur le quai qui avoisine le port et dans les rues qui aboutissent au quai. Que se passe-t-il, et que signifient ces drapeaux piémontais sur la ville, ces drapeaux napolitains sur le fort, et ces frégates napolitaines en rade ?
Un bateau chargé de fruits vient à nous et nous accoste sans s'inquiéter si nous avons rempli les formalités d'usage. Les trois hommes qui le montent ont la cocarde piémontaise.
Nous les interrogeons sur l'étrange spectacle que nous avons sous les yeux. Ils nous répondent qu'il y a trêve, mais que, dans deux jours, la trêve expire et que le bombardement recommence.
« Et Garibaldi ?
- Il est maître de la ville.
- Depuis quand ?
- Depuis le jour de la Pentecôte.
- Où est-il ?
- Au palais.
- Pouvez-vous me conduire près de lui ?
- Rien ne s'y oppose.
- Alors partons ! »
Je saute dans la barque ; nous ramons vers le quai.
Deux de mes compagnons de voyage, Edouard Lockroy et Paul Parfait, les plus jeunes et les plus ardents de la troupe, se font descendre le canot de la goélette et me suivent à quelque distance.
Ma foi, il paraît que nous sommes arrivés au bon moment !

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