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Chapitre III
Garibaldi

Palerme, 11 juin.

Je vous écris du palais royal, où Garibaldi nous a logés tous.
Nous occupons les appartements des dignitaires de la couronne.
Quelqu'un qui eût dit au roi de Naples que j'occuperais, un jour, un des principaux appartements du vieux palais des rois normands, l'eût bien étonné.
Mais celui qui eût dit à Sa Majesté Sicilienne que, dans ce palais, j'écrirais la relation de la prise de Palerme par Garibaldi, l'eût étonné bien davantage encore.
Rien de plus vrai, pourtant.
C'est dans la chambre du gouverneur Castelcicala, et sur son bureau même, que je vais vous raconter les fabuleux événements qui viennent de s'accomplir.
D'abord, et s'il vous plaît, reprenons les choses où nous les avons laissées.
Vous n'avez point oublié, n'est-ce pas ? que je rame vers le quai dans la barque d'un marchand de fruits.
Je saute à terre ; je suis près de baiser, comme Brutus, ce sol que je ne croyais Jamais revoir et qui me reçoit parce qu'il s'est fait libre.
O liberté ! grande et sublime déesse, seule reine que l'on proscrit, mais qu'on ne détrône pas ! tous ces hommes avec ces fusils, ce sont tes enfants ; il y a huit jours, ils étaient tristes et avaient la tête courbée ; maintenant, ils sont gais, ils ont la tête haute.
Ils sont libres !
Et ceux-là, avec des blouses rouges, qui courent çà et là à cheval, à pied, qu'on embrasse, dont on serre les mains, à qui l'on sourit ; ceux-là, ce sont les sauveurs, ceux-là, ce sont les héros !
O Palerme ! Palerme ! c'est véritablement aujourd'hui que l'on peut t'appeler Palerme l'heureuse !
Et cependant, au premier aspect, comme te voilà sombre et dévastée, pauvre Palerme !
« Des barricades ferment mes rues, mes maisons croulent, mes monuments sont en feu ; mais je suis libre ! Sois le bienvenu, qui que tu sois ; passe, regarde, et raconte au monde ce que tu as vu en passant. »
Des barricades élevées de cinquante pas en cinquante pas, merveilleusement construites : on voit que les ingénieurs de ces remparts populaires sont les mêmes qui ont fait celles de Milan et de Rome.
Ces barricades sont gardées par toute une population armée. Le pavé de Palerme est admirablement propre aux barricades : ce sont d'énormes pavés d'un demi-mètre cube. On dirait des constructions cyclopéennes.
Quelques-unes ont une étroite ouverture au milieu ; par cette ouverture s'allonge le cou d'un canon.
Attendez, voici une affiche ; laissez-moi lire :

                    Italie et Victor-Emmanuel

« Moi, Giuseppe Garibaldi, commandant en chef les forces nationales en Sicile,
« Sur l'invitation des notables et d'après les délibérations des communes libres de l'île ;
« Considérant qu'en temps de guerre, il est nécessaire que les pouvoirs civils et militaires soient concentrés dans un seul homme,
« Décrète :
« Que je prends au nom du roi Victor-Emmanuel, la dictature en Sicile.

                    « Giuseppe Garibaldi.
« Salemi, 14 mai 1860. »

Eh bien, à la bonne heure, voilà qui est franc, net et sans ambages. S'il y a réaction un jour, on saura contre qui réagir.
Continuons notre route. La vue des barricades me rajeunit de trente ans ; dans cette révolution, je retrouve, trait pour trait, celle de 1830. Rien ne manque à la ressemblance : c'est un autre Bourbon que l'on chasse, et, comme Paris, Palerme a son La Fayette, vainqueur, lui aussi, en Amérique.
J'ai pris ma part de la première, j'ai bien peur d'arriver trop tard pour prendre ma part de celle-ci.
Ah ! je me reconnais, c'est la place des Quatre-Nations ; j'ai logé dans cet hôtel que voilà, il y a vingt-cinq ans, sous le nom de François Guichard.
Merci à l'homme qui me permet aujourd'hui d'y loger sous mon nom.
C'est bien, tournez à gauche, voici le palais.
La porte est gardée par des hommes en blouse rouge ; ce sont les mêmes – quelques-uns, du moins – qui se sont battus, au Salto San-Antonio, un contre huit. Ils viennent de se battre, à Palerme, un contre vingt.
Il y a cinq mois, à Milan, je dis à Garibaldi :
« Dieu sait où je vous reverrai. Donnez-moi un mot à l'aide duquel, quelque part que vous soyez, je puisse arriver près de vous. »
Il prit une feuille de papier et écrivit :

« 4 gennaïo 60.

« Raccomando ai miei amici l'illustro amico mio Alessandro Dumas.

                    « Garibaldi. »

J'avais mon laissez-passer à la main. Je n'en eus pas même besoin ; le factionnaire me laissa passer sans me demander où j'allais.
Le palais du Sénat avait absolument le même aspect que l'Hôtel de Ville de Paris en 1830. Je montai au premier étage et m'adressai à un jeune homme en chemise rouge, blessé à la main.
« Le général Garibaldi ?
- Il vient de sortir pour aller visiter le couvent de la Grancia, qui a été brûlé et pillé par les Napolitains.
- Puis-je parler à son fils ?
- C'est moi.
- Alors embrasse-moi, cher Menotti ; il y a longtemps que je te connais. »
Le jeune homme m'embrassa de confiance ; puis, comme je voulais qu'il sût qui l'avait embrassé, je lui présentai la recommandation paternelle.
« Ah ! dit-il, soyez le bienvenu ! mon père vous attendait.
- Je voudrais le voir le plus tôt possible ; je lui apporte des nouvelles de Gênes, des lettres de Medici et de Bertani.
- Allons au devant de lui, alors. »
Nous descendîmes, puis nous prîmes la rue de Tolède.
Paul et Edouard m'avaient rejoint et ne m'eussent pas quitté pour un empire.
Ils allaient voir Garibaldi !
Nous marchions sur les barricades et, entre les barricades, sur les décombres.
Vingt-cinq ou trente maisons fument encore, écroulées sur leurs habitants ; on tire à tout moment des cadavres de ces ruines.
Nous arrivâmes à la magnifique cathédrale bâtie par Roger ; une des statues, debout sur le mur qui enclôt l'édifice, a eu la tête emportée par un boulet de canon ; les autres sont criblées de balles.
En face de la cathédrale, la maison du consul de Naples à Londres, brûlée par les Napolitains eux-mêmes, qui s'y sont retranchés et défendus et qui l'ont brûlée en se retirant, fume et s'écroule.
« Tenez, justement, voici mon père, me dit Menotti. »
Vous savez qu'à la naissance de son fils, Garibaldi a voulu lui donner, non point un nom de saint, mais un nom de martyr.
En même temps que je tournais les yeux sur le général, il tournait les yeux sur moi. Il poussa un cri de joie qui m'alla droit au coeur.
« Cher Dumas, dit-il, vous me manquiez.
- Aussi, vous le voyez, je vous cherche. Mes compliments, mon cher général.
- Ce n'est point à moi qu'il faut les faire, c'est à ces hommes-là ; quels géants, mon ami ! »
Et il me montrait ceux qui l'entouraient, faisant, comme toujours, ruisseler sa gloire sur ses voisins.
« Et Turr ?
- Vous le verrez ; c'est le brave des braves ! Vous ne sauriez croire ce qu'il a fait. Quelles splendides individualités que ces Hongrois !
- Et pas blessé, cette fois-ci ?
- Des balles partout, excepté dans sa peau.
- Et Nino Bixio ? Vous savez qu'on l'a dit tué ?
- Non, presque rien ; une balle morte dans la poitrine ; un fou qu'on ne peut pas tenir.
- Et Manin ?
- Blessé deux fois ; le pauvre garçon n'a pas de chance : aussitôt qu'il paraît, il attrape quelque chose. Vous revenez avec moi au palais du Sénat, n'est-ce pas ?
- Je crois bien ! »
Il me jeta son bras sur le cou et nous partîmes.
Il était vraiment magnifique, ce dictateur, qui vient de donner deux millions d'hommes à son roi, avec son chapeau de feutre écorné par une balle, sa chemise rouge, son pantalon gris traditionnel et son foulard noué autour de son cou et faisant capuchon en arrière.
Je remarquai dans le bas du pantalon, au-dessus du cou-de-pied, une déchirure très significative.
« Qu'est-ce encore que cela ? lui demandai-je.
- Un maladroit qui, en causant avec moi, a laissé tomber son revolver.
- Et le revolver est parti ?
- Oui, et, en partant, il m'a brûlé mon pantalon et enlevé un morceau de ma botte ; ce n'est rien.
- En vérité, vous êtes prédestiné, lui dis-je.
- Je commence à le croire, fit-il en riant. Allons. »
Nous revînmes au palais du Sénat.
La place sur laquelle donne la façade avait un très grand caractère avec sa fontaine à têtes d'animaux, ses hommes armés groupés sur le bassin et ses quatre canons, pris par Turr à Orbitello, mis en batterie. Garibaldi vit que je regardais ces canons.
« Cela ne sert pas grand-chose, me dit-il ; mais cela rassure ceux qui s'en servent et fait peur à ceux contre qui on s'en sert. »
Dans le cabinet du général, nous trouvâmes Turr ; il savait déjà mon arrivée et m'attendait.
Ce furent des cris de joie ; il ne nous manquait que notre pauvre Téléki.
Edouard Lockroy et Paul Parfait étaient entrés avec moi et ne pouvaient se lasser de regarder Garibaldi, étonnés de le trouver si grand et si simple en même temps.
Je les présentai au général.
« Ah çà ! nous allons déjeuner, n'est-ce pas ? me dit-il.
- Volontiers. »
Effectivement, on dressait la table.
Le déjeuner se composait d'un morceau de veau rôti et d'un plat de choucroute. Nous étions douze à table. Le déjeuner de tout l'état-major du général et de nous trois coûtait bien six francs. On n'accusera pas Garibaldi de ruiner la Sicile.
Et cependant, cette fois, comme dictateur, il s'est fait la large part : il s'est attribué la nourriture, le logement et dix francs par jour.
Quel flibustier !
« Où logez-vous ? me demanda-t-il au dessert.
- Mais, jusqu'à présent, à bord de ma goélette.
- Vous ne comptez pas y rester ; il pourrait bien arriver telle circonstance dans laquelle le séjour n'en serait pas très sain.
- Indiquez-moi un endroit où je puisse placer trois ou quatre tentes, nous y camperons.
- Attendez, mieux que cela. – Cenni !
Cenni est son chef d'état-major.
« Général ? dit celui-ci en s'avançant.
- Tu as des logements vacants au palais royal ?
- Il n'y a encore personne.
- Donne le meilleur à Dumas.
- Celui du gouverneur, si vous voulez, général.
- Comment, si je le veux ! Je crois bien, un homme qui m'apporte des lettres m'annonçant deux mille cinq cents hommes, dix mille fusils et deux bateaux à vapeur ! Le logement du gouverneur à Dumas, et garde-moi le logement à côté du sien.
- C'est convenu, général.
- Organisez-vous là-dedans le mieux que vous pourrez, et logez-y le plus longtemps possible : cela fera plaisir au roi de Naples, s'il sait qu'il vous a pour locataire. A propos, mes carabines ?
- Elles sont à bord. »
A Turin, je lui avais offert, pour la guerre qu'il devait faire à son compte, douze carabines.
Il les réclamait, c'était justice.
« Bon ! dit-il, je les enverrai chercher.
- Quand vous voudrez.
- Maintenant, restez, partez, allez, venez, vous êtes chez vous.
- Avec votre permission, mon cher général, je vais voir le logement de M. le gouverneur.
- Allez. »
En ce moment, trois ou quatre prêtres entrèrent.
« Ah ! bon Dieu ! fis-je au général, qu'est-ce que c'est que cela ?
- N'en faites pas fi, me dit-il ; ils ont été admirables ; chacun d'eux a marché croix en main à la tête de sa paroisse ; quelques-uns ont fait le coup de fusil.
- Seriez-vous converti, par hasard ?
- Tout à fait ; j'ai un chapelain, le père Jean. Je vous l'enverrai, mon cher ; un vrai Pierre l'Ermite ! il a eu un cheval tué sous lui et sa croix brisée entre ses mains ; c'est encore une individualité que je vous recommande.
- Envoyez-le-moi, nous ferons son portrait.
- Est-ce que vous avez un photographe avec vous ?
- Le premier photographe de Paris, tout simplement : Legray.
- Eh bien, faites-lui faire la vue de nos ruines ; il faut que l'Europe sache ces choses-là : deux mille huit cents bombes dans une seule journée !
- Dont pas une, probablement, n'a touché le palais que vous habitez ?
- Oh ! la bonne intention y était ; seulement, ils ne sont pas adroits. »
Et il me montra deux maisons de la place du Palais dont les toits étaient effondrés et les fenêtres brisées.
« Nous prendrons tout cela et vous avec.
-Moi ? que voulez-vous faire de moi ?
- Je ne vous ai vu qu'en général, et, franchement, en général, vous ne vous ressemblez pas ; je vous veux avec votre vrai costume.
- Enfin, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; quand je vous ai aperçu, je me suis bien douté que j'allais être votre victime.
- Sur ce, je vous laisse avec vos prêtres.
- Allez. »
Nous nous embrassâmes encore une fois et je suivis le major Cenni, accompagné par mon ami Turr.
Je retrouvai le reste de nos compagnons sur la place du Palais ; sans savoir que je les convoquais à notre futur logement, je leur avais donné rendez vous près de la fontaine.
La fontaine, depuis 1835, a été remplacée par une statue de Philippe IV ; mais ils avaient compris que c'était la même chose.
Seulement, ils étaient furieux ; je leur avais donné rendez-vous pour neuf heures, il en était onze ; ils mouraient de faim.
Ce fut bien autre chose quand ils surent qu'il fallait retraverser toute la ville pour déjeuner ; c'était une bonne petite lieue à faire.
Il y eut un concert de malédictions.
En ce moment passait une espèce de marmiton portant sur sa tête une longue corbeille, et, dans la corbeille, une carafe de vin, une carafe d'eau, un morceau de veau, un plat de choucroute, des fraises trop mûres et des abricots qui ne l'étaient pas assez. C'était juste le même déjeuner que celui du général que l'on portait chez le chef d'état-major. Il paraît qu'à l'exemple des Spartiates, on fait le même brouet pour tout le monde.
Turr mit la main sur le marmiton.
« Pardon, mon jeune ami, lui dit-il, mais tu vas laisser ce premier déjeuner ici et aller en chercher un second.
- Mais, monsieur, s'écria le marmiton épouvanté, que dirai-je au chef ?
- Tu lui diras que c'est le colonel Turr qui te l'a pris ; d'ailleurs, je vais t'en donner un reçu, de ton déjeuner. »
Et Turr, déchirant une feuille de son carnet, donna au marmiton reçu de son déjeuner, lequel fut immédiatement déposé sur les marches de la statue de Philippe IV.
Les affamés s'assirent sur la marche inférieure et se mirent immédiatement à attaquer le veau et la choucroute.
Je les laissai faire et j'allai rejoindre le major Cenni, qui ne soupçonnait pas pourquoi mes compagnons étaient restés en arrière.
« Permettez, me dit-il, que je vous remette entre les mains de l'inspecteur, qui vous conduira partout ; vous choisirez les chambres qui vous conviendront le mieux ; quant à moi, je meurs de faim, et il faut que je déjeune. »
Le pauvre major ne se doutait guère à quel pillage était livré son déjeuner au moment suprême où il s'apprêtait à le savourer.
L'intendant me fit voir toutes les chambres du palais. Je choisis le salon, la chambre à coucher et la salle à manger du gouverneur.
Le salon était immense, on en pouvait faire un dortoir. Les fenêtres donnaient sur la place. Je m'approchai du balcon, attiré que j'y étais par le bruit d'une discussion.
C'était Turr qui donnait au marmiton du major un second reçu de son second déjeuner.
Le premier avait été insuffisant.

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