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Chapitre IV
Le premier martyr

Palerme, 15 juin.

Maintenant, quels événements s'étaient écoulés depuis que nous avons laissé Garibaldi se rembarquant à Talamone, jusqu'au jour où je débarquai moi- même à Palerme, c'est à dire du 9 mai au 10 juin ? C'est ce que nous allons raconter, après avoir toutefois, pour l'intelligence des faits, Jeté un regard sur ce qui se passait en Sicile.
Dès le commencement de la guerre de 1859, il fut facile de voir qu'une vive agitation pénétrait jusqu'au coeur de la Sicile et, dans un frémissement commun, rapprochait les trois classes bien tranchées de la société, nobles, bourgeois, peuple.
Le directeur de la police était alors Salvator Maniscalco, devenu si tristement célèbre depuis. Il sortait de la gendarmerie, était l'enfant gâté de Del Caretto, dont il faisait la police personnelle. Il vint en Sicile avec le prince de Satriano, fils du célèbre Filangieri, en qualité de prévôt de l'armée ; bientôt, il obtint la surveillance de la ville. Enfin, ne s'arrêtant point dans sa marche, il fut nommé, quelque temps après, directeur général de la police de l'île.
C'était donc à lui qu'incombait, en cette qualité, la compression du mouvement qui menaçait de s'opérer.
Les débuts de Maniscalco à Palerme avaient été tout à son avantage. Instruit, courtois, plein d'égards pour l'aristocratie, les salons les plus sévères sous le rapport de l'étiquette l'avaient accueilli ; seulement, l'heure était venue où il fallait choisir entre les relations de société et les ordres qu'il prétendait avoir reçus du gouvernement. Il opta pour ce dernier.
Tout le monde conspirait à Palerme, sinon activement, du moins d'intention. mais les conspirateurs le plus en vue étaient les nobles.
Maniscalco se décida à rompre avec eux ; au moment où ces symptômes d'agitation, inspirés par les victoires de Montebello et de Magenta, remuaient le plus violemment l'aristocratie, il prit une vingtaine de sbires, et, sous prétexte de disperser une assemblée de factieux, il envahit le Casino, brisa les glaces, souffla les bougies, et, l'ayant fait évacuer, il en ferma les portes.
C'était l'époque des nominations de nos généraux au maréchalat et des titres donnés avec des noms de victoire. Le directeur de la police reçut le sobriquet de comte de Smuccia-Candele, c'est à dire de Mouche-chandelle.
La brutale agression de Maniscalco porta ses fruits.
Soit par l'influence des nobles, soit par la propre force des choses, une insurrection armée éclata à Santa-Flavia, petit bourg à onze milles de Palerme.
La police a le dessus, comprime le mouvement et fait un certain nombre d'arrestations.
Alors, un double sentiment se développe chez les Siciliens : besoin politique d'amélioration dans le sort du pays : haine personnelle contre la police et son chef.
Inutile de dire qu'au-dessus plane, toujours croissant, l'antagonisme entre les Siciliens et les Napolitains.
Nous allons voir se développer et suivre leur cours ces deux sentiments.
Un jour, comme Maniscalco allait entrer dans la cathédrale par la petite porte latérale, un homme, dont le haut du visage était couvert par un chapeau à grands bords, le bas par une barbe rousse, marche droit à Maniscalco, s'arrête devant lui, et, en prononçant ces deux mots seulement : « Meurs, misérable ! » il le frappe d'un coup de couteau.
Maniscalco tombe en poussant un cri ; on le croit mort, comme Rossi : il n'était que grièvement blessé.
Le meurtrier disparaît sans que jamais, quelles qu'aient été les recherches de la police, elle ait pu remettre la main dessus.
Vingt arrestations furent faites, cinq ou six personnes furent mises à la torture, le tout inutilement.
Le roi de Naples paye la blessure de Maniscalco, déjà très riche, par une rente annuelle de deux cents onces d'or.
Alors commence une période de terreur royaliste pendant laquelle Maniscalco cesse de représenter l'idée politique pour devenir un Sut de haine personnelle.
C'est Narcisse sous Néron ; c'est olivier le Daim sous Louis XI.
Il recrute des bandes de malfaiteurs, les enrôle et en fait un appendice à sa police ; cette horde de pillards et d'assassins est répandue par lui sur Palerme et ses environs.
Les sbires de Maniscalco ont ordre d'arrêter le maître du cabaret del Fiano- Catolica : ils ne trouvent chez lui que sa femme et sa fille, sa fille couchée, sa femme encore debout ; ils ne veulent pas croire à ce que leur dit la femme de l'absence de son mari.
« Qui est dans ce lit ? lui demandent-ils.
- Ma fille, répond-elle.
- Tenez la mère, dit en riant un des sbires à ses camarades, et je vais m'assurer du sexe de la personne qui est couchée. »
La mère est maintenue de force, et la fille est violée sous les yeux de sa mère.
Un campagnard, nommé Licata, échappe aux recherches de Maniscalco ; sa femme, enceinte, et ses enfants sont jetés dans un cachot jusqu'à ce que Licata se livre pour rendre la liberté à sa famille.
Alors, un triumvirat secondaire se forme ; il est composé du capitaine d'armes Chinicce, du commissaire Nealato et du colonel de gendarmerie de Simone.
Les triumvirs luttent d'imagination pour inventer de nouveaux supplices.
Ils inventent l'instrument angélique et le bonnet du silence. Le bonnet du silence est une espèce de poire d'angoisse, de bâillon perfectionné. L'instrument angélique est un masque de fer qui emboîte la tête, la comprime à l'aide d'une vis et la brise ligne à ligne en la comprimant.
On m'a donné des menottes en fer, qui, si minces que soient les poignets auxquels on les applique, ne peuvent se joindre qu'en entrant dans les chairs jusqu'à l'os. On renouvelle cette torture employée contre nos soldats par les Espagnols en 1809, qui n'est ni la pendaison par le cou, ni la pendaison par les pieds, mais par le milieu du corps.
Ces cruautés frappèrent surtout l'aristocratie, que Maniscalco croyait l'instigatrice des troubles. Il se trompait : l'aristocratie ne se contentait pas de soulever le peuple, elle conspirait elle-même contre ce gouvernement qui, comme l'a dit un Anglais, est la négation de Dieu.
Et cependant, la Sicile voyait la Lombardie, voyait les duchés, voyait la Toscane, voyait les légations entrer dans une ère de paix et de bien-être en se réunissant au Piémont, tandis qu'elle demeurait, elle, enchaînée à Naples, tandis que, seule, elle restait sous un régime qui ruine la propriété, qui déshonore l'individu, qui engendre la misère et l'avilissement !
C'en était trop, une révolution devenait imminente.
Maniscalco ne tente pas de ramener les esprits, il désarme les bras.
Des perquisitions sont faites dans toutes les maisons pour enlever les fusils, les sabres et les baïonnettes.
Au milieu de ces persécutions, un comité sicilien, dit du Bien public, s'organise ; il est composé des chefs de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple.
De tous côtés, on ouvre des souscriptions qui ont pour but l'achat d'armes et de munitions. On se prépare, on attend.
La police flaire et devine la révolution ; ce n'était pas difficile, la révolution n'était plus là ou là : elle était partout, elle flottait dans l'air.
Alors arrive la nouvelle de la réunion au Piémont de la Toscane, des duchés, des légations. Cette influence qu'exerce Victor-Emmanuel par sa seule loyauté, et parce qu'il est prince progressiste au milieu des rois réactionnaires, pénètre en Sicile.
La réunion de la Sicile au Piémont est décidée entre les nobles, les bourgeois et le peuple.
On est en discussion sur un seul point. Se soulèvera-t-on immédiatement ? attendra-t-on encore ?
Les mandataires de la noblesse et de la bourgeoisie sont pour que l'on attende ; ceux du peuple sont pour qu'on se soulève à l'instant même. Parmi les chefs du peuple poussant à une rébellion immédiate, était un maître fontainier ayant par son travail amassé une certaine fortune. Il se nommait Riso.
Hier, on m'a montré sa maison, déjà devenue un but de pèlerinage pour les patriotes.
Lui, déclare que les autres, nobles et bourgeois, peuvent faire ce qu'ils voudront, mais qu'il n'attendra pas davantage ; il peut compter sur deux cents amis.
« Eh bien donc, commencez, disent nobles et bourgeois, et, si votre mouvement prend de la consistance, nous nous réunissons à vous. »
Riso donne rendez-vous à ses amis au monastère de la Grancia, monastère de frères mineurs, pour la nuit du 3 au 4 avril ; – la maison de Riso attenait à ce monastère.
Tous les patriotes furent prévenus qu'à l'aube du 4 avril, on s'insurgeait.
Maniscalco se donnait au diable ; il se sentait sous le coup d'un événement qu'il devinait sans pouvoir le prévenir. Il réunit tous les commissaires de police dans la nuit du 2 au 3, il leur déclare qu'il ne peut pas empêcher qu'une révolution n'éclate, et qu'il doit se contenter de l'étouffer quand elle aura éclaté.
Cependant la ville était frémissante et anxieuse. Pendant la journée du 3, chacun fit ses provisions pour le cas où l'on serait obligé de rester plusieurs jours chez soi. Le soir, les parents se réunissent et les portes se ferment. Les uns savent ce qui va arriver, les autres devinent qu'il doit arriver quelque chose.
Par malheur, vers huit heures du soir, Maniscalco reçoit avis d'un moine – le nom du traître est resté inconnu – de ce qui doit se passer la nuit même.
Il court en toute hâte chez le général Salsano, commandant de la place, et fait entourer le couvent.
Riso y était déjà avec vingt-sept conjurés ; mais les autres ne peuvent le rejoindre. Sans doute, ils rejoindront pendant la nuit ; Riso connaît ses hommes, ils seront au couvent pour l'heure convenue.
L'aube arrive ; Riso entrouvre une fenêtre et voit la rue fermée par des soldats et de l'artillerie. Ses compagnons sont d'avis de tout abandonner et de laisser à chacun le soin de pourvoir à sa sûreté.
« Ce qui nous manque encore, dit Riso, ce sont les martyrs ; donnons à la Sicile ce qui lui manque. »
Et, par la croisée entrouverte, il fait feu sur les Napolitains. Dès lors, la lutte mortelle est commencée.
Les canons sont mis en batterie devant la porte. Deux boulets la font voler en éclats et vont s'enfoncer dans la face du clocher qui regarde la cour.
Les Napolitains entrent à la baïonnette. Le supérieur du couvent s'élance au- devant d'eux ; il est éventré. Les vingt-sept braves commandés par Riso font des prodiges ; on combat pendant deux heures de corridor en corridor, de cellule en cellule.
Riso réunit alors ses hommes et fait une sortie par la porte même que les canons ont ouverte.
Des Napolitains reculent ; mais, en reculant, font feu. Riso tombe, frappé d'une balle qui lui brise la cuisse au-dessus du genou.
Les autres font une trouée en laissant dix ou douze de leurs prisonniers.
Riso essaye de se relever ; deux hommes s'avancent sur lui et lui déchargent, à bout portant, leurs fusils dans le ventre. Il retombe une seconde fois, mais vivant encore.
Alors il est placé dans une charrette et promené par les rues de la ville comme un trophée sanglant. Dans tous les carrefours, sur toutes les places, on s'arrête ; les sbires, les gendarmes, les hommes de la police montent sur les roues de la charrette et crachent au visage du moribond.
Pendant ce temps, un second moine est tué, quatre autres sont blessés ; un Enfant Jésus, très respecté du peuple, est empalé par une baïonnette et porté à travers les rues. Les vases d'argent de l'église sont volés ; un soldat prend pour de l'or massif les chiffres en fer doré qui surmontent les deux portes : il brise ces deux chiffres et les met dans son sac.
Un ordre de Maniscalco arrive de transporter Riso à l'hôpital et de lui donner les plus grands soins.
Les chirurgiens pansent le malade ; ses blessures sont mortelles, mais il peut vivre encore deux ou trois jours.
C'est tout ce qu'il faut.
Maniscalco a fait arrêter le père de Riso, qui n'a pas pris part à la rébellion de son fils, mais qui, inquiet pour celui-ci, a été vu le matin en robe de chambre à une fenêtre de sa maison donnant sur le couvent.
Son procès est fait, ainsi qu'à treize autres prisonniers.
On les fusille tous les quatorze, le 5 avril.
Le 5 au soir, Maniscalco se présente au lit de Riso, un papier à la main.
« Voici, lui dit-il, la sentence qui condamne votre père à la peine de mort ; faites des révélations, nommez les seigneurs qui vous ont poussé à l'acte de rébellion, et grâce de la vie sera faite à votre père. »
Riso hésite un instant, mais finit par assumer la responsabilité sur lui-même et par dire qu'il n'a pas de complices.
Maniscalco s'informe et apprend des chirurgiens que le blessé peut vivre encore vingt-quatre heures.
« C'est bien, dit-il à Riso, je reviendrai vous voir demain matin ; la nuit porte conseil. »
Mais les patriotes ont appris la tentative de séduction infâme opérée sur Riso ; ils parviennent à lui faire savoir que son père a été fusillé dans la matinée, et que la vie qu'il devait racheter par ses révélations était déjà éteinte depuis six heures quand on la lui offrait.
Riso mourut dans la nuit, les uns disent de l'impression que lui causa la nouvelle de la mort de son père, les autres disent d'avoir arraché l'appareil qui couvrait ses blessures.
Riso mort, son père et ses complices fusillés, Maniscalco se crut maître de la révolution, et l'âge d'or des mouchards commença ; l'argent et les récompenses pleuvaient sur tout ce qui était de la police.
Mais cette sécurité fut bientôt troublée ; l'insurrection palermitaine, si promptement qu'elle eût été comprimée, avait eu son écho dans les campagnes. Les picciotti se réunissaient et essayaient de relever la révolution en lui offrant dans les montagnes un refuge inviolable.
Au tocsin de la Grancia répondirent les cloches de toute la Sicile.
A la Bagheria, les deux compagnies de soldats en garnison étaient attaquées ; Misilmeri chassait sa petite garnison jusqu'au pont de l'Amiraglio ; Altavilla, Castellanza, envoyaient leur contingent de paysans armés, et Carini, allant au-devant de l'appel de Palerme, avait, dès le 3 avril, c'est-à-dire dès la veille de la lutte de la Grancia, arboré le drapeau de l'Italie réunioniste.
Ce fut un signal pour les autres drapeaux de se déployer, et, au cri de « Vive Victor-Emmanuel ! », ils se déployèrent en effet. Malheureusement, le défaut d'armes, de munitions et d'ensemble empêchait l'insurrection de devenir générale. C'étaient des météores, c'étaient des éclairs, ce n'était pas encore une tempête.
Palerme attendait toujours que la campagne vînt à elle ; terrifiée par les exécutions, étouffant sous la main de Maniscalco, elle demeurait écrasée sous le poids de son premier échec, mais ferme et constante dans sa haine, et se tournant vers tous les points de l'horizon pour demander à Dieu et aux hommes un appui quelconque qui la relevât de sa chute.
Cependant une espèce de quartier général avait été établi à Gibilrosa ; on provoquait les troupes pour les attirer sur les hauteurs et rompre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, le cercle de fer étendu autour de la ville.
Maniscalco résolut de porter dans la campagne la terreur enfermée jusqu'alors dans la ville.
On fit des sorties, artillerie en tête ; on pilla les maisons de campagne ; on détruisit les villages ; à défaut des hommes armés, qu'on ne pouvait rejoindre ou qui ripostaient, on tira sur les femmes et sur les enfants fugitifs.
Alors commencèrent à se répandre les noms de certains chefs de bande.
Ces chefs de bande étaient le cavalier Stefano Santa-Anna, le marquis Fimatore Corteggiani, Pietro Pediscalre, Marinuzzo et Louis de la Porta, qui, après dix ans d'exil et de persécutions, ne s'était point lassé de conspirer et de combattre pour son pays.
Des engagements eurent lieu alors à Gibilrosa et à Villabole, et l'on se concentra à Carini pour marcher sur la ville. L'état de rage et d'exaspération des citadins était impossible à décrire ; tous les jours, des luttes particulières s'engageaient entre des insulteurs suscités par Maniscalco et des citoyens qui passaient tranquillement dans une rue ou qui traversaient paisiblement une place.
Ces luttes étaient un prétexte à la police pour intervenir ; les citoyens, naturellement, avaient toujours tort, et tandis qu'on ne demandait pas même aux insulteurs quelle était la cause de leur insulte, les insultés étaient menés en prison les menottes aux mains.
Au bout de quelque temps, les boutiques se fermèrent les unes après les autres, le commerce agonisa, les rues se dépeuplèrent.
Ce fut vers ce temps qu'un rayon d'espérance vint réchauffer les coeurs.
Un journal sarde, introduit à Palerme en dépit de la police, annonça la formation d'un comité à Gênes.
Ce comité avait pour but de venir, par tous les moyens possibles, au secours de la Sicile.
Le journal ajoutait qu'un corps d'expédition s'organisait dans la Haute-Italie pour aller au secours des patriotes siciliens. Alors tous les coeurs palpitèrent.
Un homme se dévoua à répandre cette grande nouvelle par toute la Sicile.
Ce fut Rosolino Pilo. Le I0 avril, il débarqua à Messine ; proscrit depuis dix ans, il rentrait dans son pays natal, apportant cette grande nouvelle que non seulement le corps d'expédition s'organisait, mais encore que Garibaldi se mettait à la tête.
Rosolino Pilo parcourut la Sicile en tous sens. Infatigable dans sa mission, partout il écrivait sur les murailles : « Garibaldi arrive ! Vive Garibaldi ! Vive Victor-Emmanuel ! »
Chaque village eut son avertissement, que tout paysan put lire ou se faire lire.
Un autre patriote, Giovanni Correo, en faisait autant de son côté.
Bientôt, il n'y eut plus qu'un cri par toute l'île : « Vive Garibaldi ! Vive Victor-Emmanuel ! », qu'un voeu, l'annexion.
C'est alors que, pour répondre à tous ces cris par un coup de tonnerre, Maniscalco fit arrêter, garrotter et conduire en prison comme des voleurs, le prince Pignatelli, le prince Niscemi, le prince Giardinelli, le chevalier San- Giovanni, le père Ottavia Lanza, le baron Riso et le fils aîné du duc de Legiaro.
Mais le nom de Garibaldi répondait à tout et consolait de tout.
Les enfants chantaient sur tous les tons, en passant près des sbires : « Viene Garibaldi ! Garibaldi viene ! »
La femme à laquelle on enlevait son mari, la mère à laquelle on enlevait son fils, la soeur à laquelle on enlevait son frère, au lieu de pleurer, menaçaient.
- Garibaldi viene ! criaient-elles aux sbires.
Et les sbires sentaient courir un frisson dans leurs veines à ce nom redouté de toute tyrannie.
Un astre nouveau s'était levé sur la Sicile ; cet astre, c'était l'espérance.
Avec Garibaldi, en effet, on allait avoir un nom populaire pour toute l'Italie, un capitaine de génie, un centre d'opération.
A mesure que la nouvelle se confirmait, on ne s'abordait que par ces mots :
« Eh bien, Garibaldi ?
- Il vient ! il vient ! » répondaient les voix des passants à celle de l'interrogateur.
Un jour, on voulut savoir si l'on pouvait compter sur une solidarité commune. On annonça que, de telle à telle heure, tout le monde devait se promener dans la rue de Maqueda. La rue fut encombrée ; tout le monde était à pied, même les femmes les plus élégantes ; les voitures eussent nui à la circulation, personne n'avait pris sa voiture.
Maniscalco était furieux ; que dire à ces promeneurs inoffensifs, sans armes, qui ne poussaient aucun cri ?
Le démon lui souffla une idée : c'était, puisqu'ils ne criaient pas : « Vive Garibaldi ! Vive Victor-Emmanuel ! », de leur faire crier : « Vive le roi de Naples ! »
Un groupe de soldats et de sbires s'avança dans la rue, criant : « Vive François II ! » Personne ne répondit. Les soldats et les sbires entourèrent un groupe. « Criez : "Vive François II !" » dirent-ils à ceux dont ce groupe était composé. Un profond silence se fit. Au milieu de ce silence, un homme jeta son chapeau en l'air et cria : « Vive Victor-Emmanuel ! »
Il tomba aussitôt percé de coups de baïonnette.
Alors, la fusillade, la baïonnette et le poignard firent leur oeuvre ; deux hommes furent tués ; trente personnes, femmes ou enfants, furent blessées.
Toute la population se retira sans répondre autre chose à ces meurtres, à ce massacre, à ce sang versé, que ces mots, plus terribles dans leur menace que la haine des Napolitains ne l'était dans son effet :
- Viene Garibaldi ! Viene Garibaldi !
Le lendemain, on raconta des horreurs : des pères de famille qui se promenaient avec des enfants avaient été frappés, eux et leurs enfants ; des hommes et des femmes qui avaient fui dans un café avaient été poursuivis et chargés dans ce café par des gendarmes à cheval. Le lendemain, Palerme était effrayante à voir.
Comme la muraille de Balthazar, tous les murs portaient le terrible Mane- Thecel-Pharès :

          Garibaldi viene ! Garibaldi viene !

Le jour, les rues étaient désertes et les fenêtres closes. Le soir, les contrevents s'ouvraient, et, toute la nuit, les regards cherchaient sur cet amphithéâtre de montagnes qui enveloppe Palerme, les feux qui devaient annoncer ce secours depuis si longtemps promis par la campagne à la ville.
Un matin, – c'était le 13 mai, – ce cri éclata par toute la ville : « Garibaldi a débarqué à Marsala ! »
Le vengeur était venu.

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