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Chapitre VI
La bénédiction de l'excommunié

Palerme, 16 juin.

On donna, à Calatafimi, un jour de repos aux hommes, et un jour de travail aux choses les plus urgentes. Pendant la soirée de la veille, frère Jean avait rejoint avec ses cent cinquante volontaires.
Le lendemain, on arriva de bonne heure à Alcamo.
En approchant d'Alcamo, frère Jean, qui marchait à cheval près du général, se pencha à son oreille et lui dit :
« Général, n'oubliez pas que vous êtes excommunié.
-Je ne l'oublie pas, mon frère, répondit le général ; mais que voulez-vous que j'y fasse ?
- Voici ce que je voudrais que vous y fissiez, mon général : nous vivons au milieu d'une population religieuse, plus que religieuse, superstitieuse ; eh bien, je voudrais qu'en passant devant l'église d'Alcamo, vous y entrassiez pour recevoir la bénédiction. »
Garibaldi réfléchit un instant ; puis, faisant un signe affirmatif :
« C'est bien, dit-il, je ferai selon votre désir. »
Tout joyeux de cette concession, qu'il croyait devoir être plus disputée, frère Jean mit son cheval au galop, prit les devants, s'arrêta à l'église, prépara un prie-Dieu avec un coussin pour l'agenouillement du général, revêtit une étole, et attendit.
Mais, soit oubli de la promesse qu'il avait faite, soit désir de s'esquiver, Garibaldi passa devant l'église sans y entrer.
Frère Jean s'aperçut de cette fugue ; ce n'était point son affaire. Tout moine, depuis l'évêque de Reims baptisant Clovis jusqu'au frère Jean bénissant Garibaldi, tient à mettre, non pas Dieu, mais le prêtre, au-dessus du général, du chef ou du roi.
Il courut avec son étole après Garibaldi, le rejoignit et le saisit par le bras, en disant :
« Qu'est-ce que cela ? Est-ce ainsi que vous tenez votre promesse ? »
Garibaldi sourit.
« Vous avez raison, frère Jean, dit-il ; c'est moi qui ai tort, et je suis prêt à faire amende honorable.
- Venez donc, alors.
- Je viens, frère Jean. »
Et l'homme terrible qui, disent les journaux napolitains, a reçu du démon la puissance de jeter le feu par les yeux et par la bouche, non seulement se laissa, comme un enfant, conduire par le prêtre, mais encore, pris, comme un poète qu'il est, par le sentiment religieux, que l'on ne repousse jamais entièrement, en face de tous, en face de la population, en face des paysans, en face de son armée, il se laissa tomber à genoux sur les marches extérieures de l'église.
C'était plus qu'il n'avait promis au frère Jean. Aussi celui-ci, voyant le beau côté que lui faisait Garibaldi, s'élança-t-il dans l'église avec cette vivacité italienne que ne tempère pas même chez le prêtre l'habit sacerdotal qu'il porte ; puis, s'emparant du saint sacrement, il revint en disant :
« Voyez tous ! voici le victorieux qui s'incline devant Celui qui donne la victoire. »
Et, fier de ce nouveau triomphe de la religion sur les armes, il bénit Garibaldi au nom de Dieu, de l'Italie et de la liberté.
On s'arrêta à Alcamo.
Ce fut là qu'arriva à ces légionnaires dont un fut fusillé pour avoir pris, pendant la campagne de Rome, trente sous à une femme – la nouvelle des cruautés commises par les Napolitains en retraite ; à Partanico, ils avaient pillé le bourg tout entier, en avaient brûlé la moitié, avaient tué des femmes, foulé aux pieds et écrasé des enfants.
Au reste, tout ce brigandage produisit un effet contraire à celui qu'en attendaient ceux qui s'y livraient : au lieu d'intimider, il exaspéra la population ; les hommes, qui n'avaient pas encore pris les armes, sautèrent sur leurs fusils.
Poursuivis par les paysans, fusillés de derrière les haies, de derrière les arbres, de derrière les rochers, les royaux sèment de morts la route et abandonnent partout des bagages et des prisonniers.
Lorsque l'armée libératrice arriva à Partanico, ce ne fut plus de la joie, ce ne fut plus de l'enthousiasme, ce fut du délire.
On resta à Partanico le temps de faire reposer un instant les hommes ; pendant que les hommes se reposaient, leur chef, sur lequel la fatigue semblait n'avoir pas de prise, – ce même grand commandant des Italiens, tué par le bulletin du général Landi, – marchait en avant avec Turr, sans autre escorte que deux officiers d'état-major, rencontrait de petits groupes de picciotti, les formait en avant-garde, et leur faisait pousser une reconnaissance vers l'ennemi.
Avec cette avant-garde, le général arriva jusqu'à Renna, où il établit son camp à droite et à gauche de la route, étendant ses avant-postes jusqu'à Picippo, d'où l'on découvre Montreale et une partie de Palerme.
C'était le 18 mai.
Le 19, on reste à Picippo ; le 20, on pousse les avant-postes jusqu'à un mille de Montreale.
San-Martino et ses montagnes sont occupés par les picciotti.
Le 20 au soir, la colonne se porte sur Misero-Canone. Le 21 au matin, tandis que le général et son état-major sont aux extrêmes avant-postes formés par les picciotti, les royaux font une marche offensive ; les picciotti battent en retraite et se replient sur Misero-Canone.
Alors Garibaldi prend position, avec les carabiniers génois et un bataillon de bersaglieri.
Les royaux s'avancent jusqu'à un tir et demi de carabine ; encore hors de portée, ils commencent leur feu ; les bersaglieri et les carabiniers génois refusent de leur répondre ; ce que voyant les royaux, ils se retirent triomphalement.
Un bulletin annonce que l'armée napolitaine a rencontré les rebelles, qui n'ont point osé engager le combat !
Le général fait alors sonner sa diane favorite, au son de laquelle il reprend ses avant-postes sans obstacle aucun.
Dans l'après-midi, le général s'avance, avec le colonel Turr et deux ou trois officiers, sur la route de Montreale ; là, il reconnaît que, s'il s'obstine à pénétrer jusqu'à Palerme par ce chemin, il lui faudra sacrifier deux ou trois cents hommes.
Il arrête alors dans son esprit un plan qui, pour tout autre que lui, eût été insensé : c'est de passer par Parco au lieu de passer par Montreale.
Pour réaliser ce plan, il fallait, sans le secours d'aucune route, gravir et suivre des sommets où chasseur ni montagnard n'avaient jamais mis le pied, faire passer des hommes et des canons dans le domaine des chèvres et des nuages, exécuter enfin une chose bien autrement difficile qu'au Saint- Bernard, puisque le Saint-Bernard est une route et qu'on avait, au Saint Bernard, et le temps et les moyens d'exécuter le passage.
La nuit venue, on se mit en route ; les hommes s'attelèrent aux canons, marchant un à un, quelquefois à quatre pattes, par une nuit noire, pluvieuse, avec des précipices à droite et à gauche.
La victoire de Calatafimi était un prodige, le passage de Parco fut un miracle.
Pour tromper les Napolitains, on avait laissé le feu des bivacs allumé ; les picciotti étaient chargés d'entretenir ces feux.
L'armée avait fait une marche de huit heures et avait traversé la crête de trois montagnes, que les Napolitains croyaient encore l'avoir devant eux.
Le passage s'opéra sans qu'on perdît un homme, un fusil, une cartouche. Vers le jour, l'avant-garde arrivait au village de Parco ; à trois heures du matin, toute l'armée y était réunie.
Le premier soin de Garibaldi fut de penser à ses hommes, de s'occuper de les réchauffer et de les nourrir ; puis il pensa à lui-même.
Le maire du village de Parco lui prêta un pantalon et en donna un autre à Turr ; après quoi, le général et son lieutenant remontèrent à cheval et partirent pour explorer les environs.
Ils prennent la route de Parco à Piano, route tracée en zigzag et qui passe au- dessus du village ; on arrive à un calvaire, qui est transformé à l'instant même en batterie de canon ; deux autres mamelons sont disposés comme points de défense.
Tous ces ouvrages furent achevés dans la journée par des hommes qui avaient marché toute la nuit ; puis les troupes bivaquèrent, partie autour des ouvrages qu'on venait d'exécuter, partie dans les villages.
Cela se passait pendant la journée et la nuit du 22. Le lendemain, au point du jour, le général et Turr gravirent la montagne de Pizzo-del-Fico. Après une ascension très fatigante, ils arrivèrent au sommet. Là, tout à coup, un picciotto paraît et leur crie :
« Qui vive ? »
C'étaient des paysans des environs qui n'avaient jamais vu le général et qui gardaient la position.
Turr et Garibaldi se font reconnaître, à la grande joie des picciotti.
Du haut de la montagne de Pizzo-del-Fico, le général et Turr peuvent voir tout Palerme et distinguer les troupes campées dans les plaines d'alentour et sur la place du château. L'oeil exercé de Garibaldi lui fit porter le chiffre de ces troupes à quinze mille hommes au moins.
Il avait sept cent cinquante hommes sur lesquels il pouvait compter !
En outre, et en reportant ses yeux du côté de Montreale, il pouvait y voir un corps de trois à quatre mille hommes qui commençaient à se mettre en mouvement.
Deux compagnies prenaient le sentier qui monte à Castelluccio ; un bataillon, deux pièces de canon et quelques cavaliers suivaient la route qui mène à Misero-Canone.
Après une marche de deux milles, les Napolitains firent une halte.
Le soir, il y eut une rencontre entre les Napolitains et les picciotti, rencontre dans laquelle ceux-ci défendirent assez bien leurs positions.
La nuit se passa à tirailler entre les Napolitains et les picciotti.
Le lendemain, au point du jour, le général se porta sur le mamelon autour duquel serpente la route de Piano à Parco.
En reportant de nouveau ses yeux sur les Napolitains, il vit que les troupes sorties la veille de Montreale s'avançaient et menaçaient d'envelopper son aile gauche.
En même temps, on voyait se mouvoir vers Parco les troupes de Palerme.
Le général devine leur intention et ordonne à Turr de tirer l'artillerie de ses positions, d'envoyer les carabiniers génois sur l'aile gauche, de les faire soutenir par les picciotti, et de réunir tout le reste des corps.
Puis, sans perdre de temps, et tandis que Turr obéit, Garibaldi se met en marche, avec quelques guides et quelques aides de camp, sur la route de Piano. Alors on commence à entendre des coups de fusil de l'autre côté de la montagne où étaient les carabiniers ; attaqués par un nombre triple du leur, ils se défendirent héroïquement ; mais, abandonnés par les picciotti, que l'on voyait traverser la route en fuyant, les carabiniers furent forcés de se retirer au sommet des montagnes.
Voyant cela et ne recevant pas d'ordre du général, Turr envoie la 8ème et la 9ème compagnie rejoindre les carabiniers ; ne pouvant faire suivre la même route à l'artillerie, il garde deux compagnies pour la défendre et la met en batterie sur la route.
De cette manière, l'artillerie et les deux compagnies forment l'aile droite de la nouvelle position.
A deux heures après-midi, le général arrive à Piano en suivant toujours le sommet des montagnes, laisse reposer ses hommes, et, le soir, appelle pour la première fois en conseil les colonels Turr, Sirtori et Orsini, ainsi que le secrétaire d'Etat Crispi.
Vous voyez, leur dit le général, que notre corps est obligé de marcher par des chemins impossibles, éternellement menacé sur ses flancs par des ennemis dix fois plus nombreux que nous ne le sommes. Il est donc nécessaire d'écarter de nous le plus grand nombre de Napolitains possible. En envoyant les canons à Carleone, peut-être, devenant dupe de ce mouvement, l'ennemi se divisera-t-il et rendra-t-il ainsi plus facile notre marche sur Palerme.
La proposition du général adoptée, Orsini fut envoyé avec l'artillerie, les bagages et cinquante hommes d'escorte, sur la route de Carleone.
Pendant un demi-mille, distance qu'il fallait parcourir avant d'arriver au sentier que le général voulait prendre, toute la petite armée se mit à la suite de l'artillerie.
On arriva au sentier, qui s'enfonce à gauche de la route vers Marineo ; on le prit et l'on se sépara de l'artillerie, laquelle continua son chemin vers Carleone.
La nuit était belle, la lune brillait, le ciel était brodé de diamants ; Turr, comme toujours, marchait près du général, lorsque celui-ci, soulevant son chapeau, et le visage encore plus souriant que de coutume, lui dit :
« Mon cher ami, chacun a ses bizarreries, et je n'en suis pas plus exempt qu'un autre. Dans mon enfance, entendant dire que tout homme avait son étoile, j'ai cherché et cru reconnaître celle qui préside à ma destinée. Regardez ; tenez, voyez-vous la grande ourse ? Eh bien, un peu à gauche de la grande ourse, entre ces trois étoiles, la plus brillante est la mienne ; elle a nom Arthur dans l'alphabet du ciel. »
Et il demeura pensif et les yeux fixés sur elle.
Turr regarda et vit l'étoile ; elle était splendide.
« En ce cas, si cette étoile est la vôtre, général, répondit-il, elle nous sourit ; nous entrerons à Palerme. »
Et cependant rien ne donnait à croire, dans la position de la petite armée, que la prédiction de Turr se réaliserait. Un corps nombreux de Napolitains venait de se mettre en marche vers Piana-dei-Greci, tandis que dix-huit mille hommes et quarante pièces de canon restaient à Palerme pour la défendre.
Vers minuit, on entra dans une forêt où l'on bivaqua.
Le matin, à quatre heures vingt-cinq minutes, on se remit en marche vers Marineo, et l'on arriva vers sept heures.
On demeura à Marineo toute la journée. Le soir, on prit la route de Misilmeri, où l'on arriva à dix heures.
Turr et le colonel Carini avaient pris les devants pour faire préparer le logement de la troupe.
La nuit s'écoula sans incident.
On avait trouvé à Misilmeri quelques membres du comité de la liberté sicilienne de Palerme, et La Masa avec deux ou trois mille picciotti.
Le général informa alors les membres du comité de Palerme que son intention était d'attaquer la ville le 27 au matin, de très bonne heure, par la porte de Termini.
Turr, sachant que son compatriote, le colonel Eber, correspondant du Times, se trouvait à Palerme, pria ces messieurs de l'avertir de son approche, afin qu'il vînt à Misilmeri et fût de la fête de l'entrée ; de cette façon, il pourrait rendre au Times un compte exact de la prise de Palerme.
La nuit se passa sans que l'on fermât l'oeil. Le matin, à quatre heures, le général monta à cheval, et, suivi de Turr, de Bixio, de Misori et de quelques aides de camp, alla visiter le camp de La Masa, qui était situé à Gibilrosa.
Là, le général passa en revue les picciotti, puis gravit la montagne pour voir Palerme.
Le même jour, on campa entre Gibilrosa et Misilmeri. Vers le soir, on se rassembla sur le plateau de Gibilrosa dans l'ordre suivant :
Les guides, conduits par le capitaine Misori, et trois hommes par compagnie des chasseurs des Alpes, en tout trente-deux hommes, formaient l'avant garde sous le commandement du brave colonel Tuckery.
Derrière eux venaient les picciotti.
Puis le bataillon Bixio.
Puis le général avec son état-major, suivi du bataillon de Carini.
Enfin un second corps de picciotti et le commissariat devaient fermer la marche.
En tout, sept cent cinquante hommes de chasseurs des Alpes et deux ou trois mille picciotti contre dix-huit mille Napolitains.

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