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Chapitre C


Le duc d'Orléans est nommé Altesse royale. – Sacre de Charles X. – Relation de la cérémonie par madame la duchesse d'Orléans. – Mort de Ferdinand de Naples. – De Laville de Miremont. – Le Cid d'Andalousie. – M. Pierre Lebrun. – Une lecture au camp de Compiègne. – M. Taylor est nommé commissaire royal près le Théâtre-Français. – Le curé Bergeron. – M. Viennet. – Deux lettres de lui. – Pichat et son Léonidas.

Ma mère n'avait rien su de toute cette histoire de duel, qui l'eût fait mourir de chagrin, si elle l'eût seulement soupçonnée.
Comme nous ne fûmes de retour au bureau que vers une heure, il fallut tout dire à Oudard, qui, du reste, parut assez satisfait du rapport de Betz et de Tallancourt sur la façon dont son employé s'était conduit.
D'ailleurs, depuis l'avènement au trône de Sa Majesté Charles X, tout était en fête au Palais-Royal. Le duc d'Orléans venait d'obtenir du nouveau roi ce qu'il avait inutilement sollicité de Louis XVIII : il venait d'être nommé Altesse royale.
Louis XVIII, comme nous l'avons déjà dit, avait constamment refusé tous ceux qui sollicitaient de lui cette faveur pour M. le duc d'Orléans.
- Il sera toujours assez près du trône, répondait-il.
Au reste, Charles X se présentait sous les aspects les plus populaires. Pour faire pendant à son mot : « Il n'y a rien de changé en France, il n'y a qu'un Français de plus », il avait dit celui-ci, beaucoup plus simple, mais non moins apprécié : « Mes amis, plus de censure ! » et, au milieu de l'allégresse générale, son sacre se préparait avec une pompe merveilleuse.
Les derniers sacres avaient porté malheur.
On sait que Louis XVI, à Reims, ayant vivement ôté la couronne de dessus sa tête,
- Qu'avez-vous, sire ? lui demanda l'archevêque.
- Cette couronne me blesse, répondit Louis XVI.
Et, vingt ans plus tard, il était mort sur l'échafaud !
Napoléon avait voulu, pour le sacrer, plus qu'un archevêque : il avait voulu un pape, et avait fait venir Pie VII de Rome à Paris, du Vatican à Notre Dame.

          Il fallut presqu'un dieu pour consacrer cet homme !
          Le prêtre, monarque de Rome,
          Vint sacrer son front menaçant ;
          Car sans doute, en secret effrayé de lui-même,
          Il voulut recevoir son sanglant diadème.
          Des mains d'où le pardon descend !

Quinze ans plus tard, Napoléon mourut à Sainte-Hélène ! Enfin, c'était le tour de Charles X.
Tous les souverains de la chrétienté, informés de cette cérémonie solennelle, devaient y être représentés par des ambassadeurs extraordinaires. Ces ambassadeurs extraordinaires étaient :
Pour l'Autriche, le prince d'Esterhazy ; pour l'Espagne, le duc de Villa- Hermosa ; pour la Grande-Bretagne, le duc de Northumberland ; pour la Prusse, le général de ­astrow, et, pour la Russie, le prince de Volkonsky.
Le 24 mai, à onze heures et demie du matin, le roi et le dauphin partirent des Tuileries, et se rendirent à Compiègne.
Tout alla bien jusqu'à Fismes. Mais il fallait qu'un accident vînt apporter son mauvais présage à ce règne de six ans, qui devait, lui aussi, aller se perdre dans l'exil.
A la descente de Fismes, les batteries de la garde royale, placées dans un vallon à gauche de la route, firent feu pour saluer le roi.
La détonation, répétée par l'écho, fut terrible !
Au bruit de cette détonation, les chevaux de la voiture où étaient les ducs d'Aumont et de Damas, et les comtes de Cossé et Curial, s'emportèrent ; la voiture versa et se brisa sur le pavé.
Sur les quatre personnes qu'elle contenait, deux furent grièvement blessées.
Ce furent MM. le duc de Damas et le comte Curial.
Le comte Curial surtout : il eut la clavicule brisée.
Le roi lui-même n'échappa à un accident pareil que par la force et la présence d'esprit de son cocher. Ses chevaux s'emportèrent ; mais le cocher eut la présence d'esprit de ne point essayer de les arrêter, et la force de les maintenir sur le milieu du pavé.
Au bout de dix minutes d'une course effrénée, ils se calmèrent d'eux-mêmes.
Puis, arrivé au village de Tinqueux, le roi trouva le duc d'Orléans et le duc de Bourbon qui l'attendaient. La pluie, qui n'avait pas discontinué de tomber depuis le matin, cessa ; le soleil, qui n'avait point paru encore, se montra radieux. Le roi monta dans la voiture du sacre avec M. le dauphin, M. le duc d'Orléans et M. le duc de Bourbon ; « et la route jusqu'à Reims, dit la Relation du sacre, ne fut plus qu'un arc de triomphe ».
En sortant des vêpres du sacre, Charles X signa l'amnistie accordée aux déserteurs de la marine et aux condamnés politiques.
Ce fut cette amnistie qui ramena Carrel en France.
Treize ans après, Charles X mourait à Gritz.
Madame la duchesse d'Orléans avait assisté au sacre, et en avait fait, sur son album particulier, une relation en italien. De retour à Paris, elle voulut avoir une traduction française de cette relation, et chargea Oudard de la lui faire. Oudard, fort embarrassé, me donna l'album, deux jours de congé, et mission de traduire la relation en son lieu et place.
Cet album était celui où madame la duchesse d'Orléans écrivait ses plus secrètes pensées, et relatait ses plus secrètes actions. On ne m'avait aucunement recommandé de ne pas lire, et je lus.
Au reste, sur cet album, qui renfermait les actions et les pensées de la duchesse d'Orléans depuis dix ans ; sur cet album, qui était destiné à ne pas sortir de ses mains, à ne pas même passer dans celles du duc d'Orléans, puisque c'était pour le duc d'Orléans que la traduction était faite, il n'y avait pas un mot que pût désavouer la chasteté d'un ange.
Au milieu de tout ce que je lus, une chose me frappa : c'était la profonde reconnaissance de madame la duchesse d'Orléans pour les faveurs que prodiguait au prince son mari le nouveau roi Charles X, et pour les bontés dont faisait, chaque jour, preuve pour elle et pour sa famille madame la duchesse de Berry.
Hélas ! hélas ! en voyant le roi Charles X à Gratz, et madame la duchesse de Berry à Blaye, combien de fois le souvenir de cet album ne se présenta-t-il pas à mon esprit, et ne me fit-il pas frissonner à l'idée de ce qu'avait dû souffrir le coeur profondément religieux de Marie-Amélie, quand ce que les princes appellent des nécessités politiques brisa entre les mains de son époux la couronne de l'un et l'honneur de l'autre !
Puis une autre page arrêta encore mes regards, et fixa longtemps mes yeux.
C'était celle où madame la duchesse d'Orléans racontait comment son mari, entre deux caresses, lui avait, avec tous les ménagements possibles, appris la mort de son père, Ferdinand Ier.
En effet, Ferdinand Ier, celui-là même qui avait retenu dix-huit mois mon père dans les prisons de Naples ; celui qui avait permis qu'on tentât trois fois de l'empoisonner, une fois de l'assassiner, celui-là venait d'être appelé à rendre compte – pasteur qui avait égorgé son troupeau – des terribles années 1798 et 1799.
N'était-ce pas étrange que moi, fils d'une des victimes de ce roi, je tinsse entre mes mains cet album, où, le coeur plein de larmes, une fille déplorait la mort de ce roi ?
Bizarre rapprochement des fortunes et des destinées !
Au reste, il était mort comme aurait pu mourir un juste, cet homme qui avait vu pendre devant ses yeux, brûler sous ses fenêtres, éventrer et mettre en morceaux en sa présence ceux qu'il avait appelés ses amis ; ceux qu'une capitulation trahie lui avait livrés ; ceux qui, sous un autre règne, eussent été l'honneur du roi et la gloire du pays !...
Le 3 janvier 1825, il s'était endormi tranquillement à deux heures du matin. On l'avait entendu tousser plusieurs fois ; puis, enfin, à huit heures, comme il n'avait point appelé selon sa coutume, les officiers de la chambre, suivis des médecins, étaient entrés dans son appartement, et l'avaient trouvé mort d'une attaque d'apoplexie.
Ferdinand Ier venait de régner soixante-cinq ans.
Il était mort à l'âge de soixante-quatorze ans.
Oudard eut sa traduction, qu'il recopia de sa main, et qu'il donna à la duchesse d'Orléans comme de lui. Il est vrai qu'il me rapporta fidèlement les compliments qu'il avait reçus à ce sujet, et qu'il ajouta – chose dont je lui fus bien autrement reconnaissant – deux billets du Théâtre-Français pour la première représentation du Roman, comédie estimable, en cinq actes, en vers, de Laville de Miremont, déjà connu, je dirai, non pas par sa bonne pièce, mais par sa bonne action du Folliculaire.
J'ai beaucoup connu de Laville ; une accusation de Lemercier l'avait fort tourmenté : Lemercier reprochait à de Laville, qui avait été censeur, d'avoir arrêté sa pièce de Charles VI, à lui, Lemercier, et d'en avoir fait une ensuite sur le même sujet et avec les mêmes idées.
Mais, d'abord, de Laville avait prouvé, par Le Folliculaire et par Le Roman, qu'il n'avait pas besoin des pièces des autres pour faire les siennes ; et, en outre, il était parfaitement incapable d'une pareille action.
Il y avait dans Le Roman une création charmante : celle d'un père ami et presque compagnon des folies d'un fils qu'il a eu à l'âge de vingt ans. Rien n'était plus vrai que cette situation que de Laville appliqua le premier au théâtre.
Grâce à Talma, j'avais vu, quelque temps auparavant, la représentation du Cid d'Andalousie. L'exemple de Casimir Delavigne avait été contagieux : Talma jouant un rôle dans la comédie, mademoiselle Mars s'était demandé pourquoi elle n'en jouerait pas un dans la tragédie. De là cette nouvelle réunion des deux artistes dans Le Cid d'Andalousie.
Mais M. Pierre Lebrun, auteur d'un Ulysse qui n'avait pas été joué, ou qui avait été joué une ou deux fois, ce qui était bien tant pis, M. Lebrun n'était point Casimir Delavigne. N'ayant plus là, comme il avait eu, en 1820, pour le soutenir dans Marie Stuart, la robuste ossature de Schiller ; réduit aux romanceros espagnols, c'est-à-dire à de simples indications de scène, tout lui manqua : force, originalité, style, et, malgré cet appui inusité de Talma et de mademoiselle Mars qui avaient doublé la force de l'homme fort, et qui ne purent dissimuler la faiblesse de l'homme médiocre, Le Cid d'Andalousie tomba à la première représentation, se releva à la seconde à force de claqueurs, pour se traîner agonisant pendant six ou sept représentations, puis disparut enfin de l'affiche.
Cette chute fut le commencement de la fortune de M. Pierre Lebrun, académicien, pair de France, et directeur de l'Imprimerie royale.
O Médiocrité ! vénérable déesse ! toi qui possèdes le secret de cette précieuse essence que Vénus donna à Phaon pour assurer la réussite dans le monde ! toi qui as si longtemps repoussé Hugo, Lamartine et Charles Nodier ! toi qui as laissé mourir Soulié et Balzac, sans faire pour eux le tiers de ce que tu as fait pour M. Pierre Lebrun ! toi qui détournes tes regards d'Alfred de Musset, et qui fais bien, car toute originalité, toute puissance, toute verve, fait cligner à sa lumière ton oeil de hibou ! toi dont la statue, haute de cent coudées, devrait être fondue en zinc, afin qu'elle couvrît de son ombre le pont des Arts et le respectable monument auquel il conduit ! ô Médiocrité ! seule divinité qui n'ait, en France, ni 21 janvier, ni 29 juillet, ni 24 février ! toi, la chose que je méprise par-dessus toute chose, sans te haïr, car je ne hais rien au monde ! sois toujours rebelle à moi et douce à mes ennemis, c'est la seule grâce que je te demande, et, à cette condition, demeure la maîtresse de l'avenir, comme tu l'as été du passé ! Or, remarquez-le bien, cette chute du Cid d'Andalousie avait lieu en 1825. On pouvait donc espérer que, treize ans après, c'est-à-dire en 1838, ce malheureux Cid serait oublié de tout le monde, même de son auteur.
Point.
C'était à Compiègne – au camp. M. le duc d'Orléans faisait, pendant la journée, les honneurs de la forêt aux chasseurs ; le soir, les honneurs des salons aux joueurs, aux causeurs et aux danseurs.
Au milieu d'une de ces soirées, il passe une idée fatale dans l'esprit du malheureux prince. Il se tourne vers quelques poètes qui l'entouraient :
- Messieurs, dit-il, voyons, lequel d'entre vous a quelques vers à nous lire ?
Chacun se tait, comme on comprend bien, et fait un pas en arrière.
M. Pierre Lebrun, lui, fait un pas en avant :
- Moi, monseigneur, dit-il.
Et il s'assied, et il tire de sa poche un manuscrit – un manuscrit, entendez vous bien ! –, et, au milieu du silence général, il lit le titre :
- Messieurs, Le Cid d'Andalousie.
Chacun se regarda ; mais il n'y avait plus à y revenir, on était pris, et M. le duc d'Orléans tout le premier.
La chose eut, par ma foi, un grand succès.
La lecture terminée, les compliments faits :
- Dumas, me dit le duc d'Orléans, expliquez-moi donc quel est ce bruit que j'ai entendu du côté de la fenêtre, et qui a interrompu M. Lebrun, vers le commencement du troisième acte.
- Monseigneur, répondis-je, c'est A***, qui s'était tapi derrière les rideaux pour dormir plus à son aise ; mais il paraît qu'en dormant, il a eu le cauchemar ; il a donné un coup de poing sur un guéridon, et il a cassé un cabaret de porcelaine de Sèvres, ce qui le rend fort triste.
- S'il est triste, il a tort, me dit le duc d'Orléans ; dites-lui qu'il était dans son droit, et que je prends le cabaret sur mon compte.
C'était un prince sage comme Salomon, et juste comme saint Louis, que ce pauvre duc !...
Le Théâtre-Français, au reste, n'était pas en veine. Après avoir joué Le Cid d'Andalousie de M. Lebrun, il joua la Judith de M. de Comberousse, et le Bélisaire de M. de Jouy.
Un important changement venait de se faire au théâtre de la rue de Richelieu. Sur la recommandation de MM. Lemercier, Viennet et Alexandre Duval, M. le baron Taylor avait été nommé commissaire royal, en remplacement de M. Choron.
Au moment où Charles X rentrait à Paris, après le sacre, et comme monseigneur l'évêque d'Orléans avait ordonné des prières en actions de grâces de la cérémonie qui venait de s'accomplir, M. Bergeron, curé de la commune de Saint-Sulpice, canton de Blois, après avoir donné en chaire lecture du mandement de son évêque, ajouta ces simples paroles :
- Mes très chers frères, comme Charles X n'est point chrétien ; qu'il veut maintenir la Charte, qui est un acte contre la religion, nous ne devons pas prier pour lui, pas plus que pour Louis XVIII, qui a été le fondateur de cette Charte : ils sont damnés tous deux ; que ceux qui sont de mon avis se lèvent.
Et trois cents auditeurs, sur quatre cents, se levèrent, manifestant, par cet acte d'adhésion, qu'ils étaient absolument du même avis que leur curé.
Hélas ! si l'Académie eût su quel homme c'était, que ce baron Taylor, que l'ordonnance de Charles X introduisait dans le sanctuaire de la Comédie- Française ; si elle eût pu deviner qu'il en ouvrirait les portes à MM. Alexandre Dumas, Victor Hugo et de Vigny, comme elle eût, à l'exemple du curé Bergeron, excommunié le roi Charles X !
Mais elle n'en savait rien.
Le premier mauvais tour que fit le nouveau commissaire du roi à ses protecteurs fut de faire jouer le Sigismond de Bourgogne, de M. Viennet, et le Camille, de M. Lemercier.
Il va sans dire que ces deux pièces tombèrent à plat.
Cela ne découragea point M. Lemercier. Il résolut de changer de genre, et commença un mélodrame intitulé Le Masque de poix.
Cela exalta M. Viennet, qui, au lieu de changer de genre, comme son honorable confrère, et résolu, au contraire, à faire triompher le sien, se mit à lire, dans les salons, un Achille fait depuis vingt ans, et reçu depuis dix.
- N'est-ce pas que mon Achille est bien colère ? disait-il à M. Arnault après une de ces lectures.
- Oui, colère comme un dindon ! répondit M. Arnault.
Au reste, peu d'hommes faisaient plus beau jeu à la riposte que M. Viennet. C'était une véritable quintaine, à l'exception qu'il ne rendait pas le coup quand on le manquait. Il est vrai qu'il offrait une belle surface, et qu'on le manquait rarement.
Un jour, chez Nodier, il s'approche de Michaud.
- Dites donc, Michaud, fit-il avec cet air qui n'appartient qu'à lui, je viens de finir un poème de trente mille vers. Que dites-vous de cela ?
- Je dis qu'il faudra quinze mille hommes pour le lire, répondit Michaud.
Un autre jour, dans un dîner, M. Viennet attaquait Lamartine.
- Un fat, disait-il, qui se croit le premier homme politique de son époque, et qui n'en est pas même le premier poète !
- En tout cas, répondit madame Gay de l'autre bout de la table il n'en est pas non plus le dernier, la place est prise.
M. Viennet, outre tout ce qu'il a écrit en vers – fables, comédies, tragédies, épîtres, poèmes épiques –, a écrit en prose deux lettres qui sont deux modèles.
Nous les citons entières et textuellement ; l'analyse n'en donnerait pas une idée.
L'une se rapporte à la nomination d'Hugo comme officier de la Légion d'honneur ; l'autre, à la propre nomination de M. Viennet à la pairie.
Car M. Viennet fut député et pair de France ; car M. Viennet est encore commandeur de la Légion d'honneur et académicien.
Voici la première lettre de M. Viennet.

« Monsieur,
Je n'ai pas dit que je ne voulais plus porter la croix d'officier de la Légion d'honneur, depuis qu'on l'avait donnée au chef de l'école romantique.
En ôtant mon ruban de la boutonnière où l'empereur l'avait placé j'ai suivi seulement l'exemple de la plupart des généraux de la vieille armée, qui trouvent plus facile de se faire remarquer en paraissant dans les rues sans décoration. Il ne s'agit ici ni de romantiques ni de classiques.
Il est tout naturel qu'un ministre romantique décore ses amis ; il serait cependant plus juste de donner la croix de chevalier à ceux qui auraient eu le courage de lire jusqu'au bout les vers ou la prose de ces messieurs, et la croix d'officier à ceux qui les auraient compris. Je désire, en outre, qu'on n'en donne que douze par an aux écrivains qui font des libelles contre les grands pouvoirs de l'Etat, les ministres et les députés : il faut de la mesure dans les encouragements.
Agréez, etc. »
                    Viennet.

Voici maintenant la lettre de M. Viennet, à propos de sa nomination comme pair de France.

« Monsieur,
Sur la foi d'un journal judiciaire que je ne connais pas, vous publiez, que, dès vendredi dernier, je me suis empressé d'écrire à M. Védel, pour mettre opposition à la représentation des Serments, et vous accompagnez cette annonce d'une fort jolie épigramme contre cette comédie. L'épigramme me touche fort peu, elle sort peut-être de la même plume qui avait loué l'ouvrage quand l'auteur avait cessé d'être un homme politique. Je ne prétends pas l'empêcher de continuer, mais le fait n'est pas vrai et je me récrie. Il n'y a eu de ma part ni possibilité ni volonté de faire ce qu'on m'impute. Je suis parti vendredi de la campagne, et je suis arrivé chez moi, à Paris, vers les sept heures, sans me douter de ce que Le Moniteur avait publié, le matin, d'honorable pour moi. C'est mon portier qui m'a salué du titre de pair, attendu qu'il avait expédié, le matin même, pour mon village, une lettre officielle qui portait ce titre, et comme cette lettre ne m'est pas encore revenue, j'ignore à quel ministre je suis redevable de ce premier avis. Quant à ma volonté, elle n'existe point, elle n'existera jamais ! c'est m'insulter que de me croire capable d'abjurer les travaux et les honneurs littéraires, pour un honneur politique. La Charte n'a pas établi d'incompatibilité entre le poète dramatique et le pair de France ; si elle l'eût fait, j'aurais refusé la pairie. Les lettres et les succès de théâtre honorent ceux qui cultivent les unes et qui obtiennent les autres sans intrigue et sans bassesse. Au lieu d'y renoncer, je sollicite, au contraire, avec plus d'instance la représentation des Serments, la mise en scène d'une de mes tragédies et la lecture d'une comédie en cinq actes. Si vous avez quelque crédit auprès de M. le directeur du Théâtre-Français, veuillez l'employer en ma faveur. Les épigrammes dont on m'a poursuivi comme député sont bien usées ; vous devez désirer qu'on en renouvelle la matière, et une nouvelle comédie, une nouvelle tragédie de moi, seraient de merveilleux aliments pour la verve satirique de mes adversaires. Rendons-nous mutuellement ce service ; je vous en serai très reconnaissant pour mon compte, et je vous prie d'agréer d'avance les remerciements de votre très humble serviteur. »
                    Viennet.

Revenons au baron Taylor et au changement que sa présence allait apporter dans la direction du Théâtre-Français.
Taylor avait fait, au Panorama-Dramatique, Ismal et Maryam, tout seul ; Bertram, en collaboration avec Nodier, et Ali-Pacha, en collaboration avec Pichat.
Pichat, jeune homme de vingt-huit ans, à cette époque, avait, depuis deux ou trois ans, un Léonidas reçu au Théâtre-Français.
Taylor tira Léonidas du pandémonium où il se trouvait, et le mit en répétition.
Talma devait jouer le rôle de Léonidas ; – non point que Talma, cette suprême intelligence, se trompât sur la portée du rôle qui, dramatiquement parlant, était nulle ; mais, du côté plastique, il y avait quelque chose de nouveau à faire, et le pauvre Talma fut, jusqu'à sa mort, à la recherche de ce monde perdu que, moins heureux que Vasco de Gama, il ne parvint pas à retrouver.
D'ailleurs, pour jouer Léonidas, le moment était bien choisi ; l'Europe tout entière avait les yeux fixés sur les successeurs des trois cents Spartiates.
Puis, disait-on d'avance, la pièce nouvelle allait être montée avec un luxe inaccoutumé et une mise en scène inouïe.
Je me rappelle la première représentation de cette tragédie de Léonidas, dans laquelle on sentait poindre des lueurs d'idées nouvelles, dans laquelle tous les mots historiques qui célébraient cette fameuse défense des Thermopyles étaient heureusement encadrés, et admirablement dits par Talma, et où un hémistiche du jeune Agis remplaçait le récit obligé.
Agis, blessé, venait tomber en scène en disant :
          Ils sont tous morts... je meurs !...
L'ouvrage eut un grand succès d'enthousiasme, à cause des circonstances dans lesquelles il était joué – succès d'admiration pour Talma, qui semblait une statue antique descendue de sa base.
Après la représentation, la toile tombée, je vis passer, à travers le corridor et le foyer, un groupe bruyant plein de joyeuses clameurs et de fraternelles félicitations. Un beau jeune homme, au visage radieux comme celui d'Apollon vainqueur, faisait le centre et était le héros de ce groupe.
C'était l'auteur de Léonidas.
Hélas ! deux ans après, il était mort.
Mort ! ayant touché à peine du bout des lèvres la coupe enivrante du succès.
Mais, au moins, cette boisson qui adoucit ses derniers moments, ce fut Taylor qui eut le bonheur de la lui présenter. Sans Taylor, Pichat mourait obscur – et, tout météore éphémère qu'il ait été, quelques-uns, et je suis de ceux-là, se rappellent la lumière éclatante qu'il jeta pendant sa courte durée !

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