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Chapitre CIII


Alexandre quitte Saint-Pétersbourg. – Ses pressentiments funèbres. Les deux étoiles de Taganrog. – Maladie de l'empereur. – Ses derniers moments. – Comment on apprit sa mort à Saint-Pétersbourg. – Le grand-duc Constantin. – Son portrait et ses goûts. – Quelle fut la cause de sa renonciation à l'empire. – Jeannette Groudzenska.

Ce départ avait naturellement amené un surcroît de travail, de sorte que ce ne fut que le 12 septembre, à quatre heures de l'après-midi, qu'Alexandre put écrire à l'impératrice, sa mère, pour prendre congé. Il était quatre heures de l'après-midi. Tout à coup, le jour s'obscurcit, voilé par un immense nuage.
L'empereur appelle son valet de chambre.
- Foedor, lui dit-il, des lumières.
Le valet de chambre apporta quatre bougies.
Pendant que l'empereur écrivait, le nuage se dissipa, et le jour reparut.
Le valet de chambre rentra aussitôt.
- Sire, demanda-t-il, dois-je emporter les lumières ?
- Pourquoi cela ? demanda l'empereur.
- Parce que, chez nous, sire, on regarde comme chose de mauvais présage d'écrire à la lumière tandis qu'il fait jour.
- Que conclus-tu de cela ?
- Moi ?... Je ne conclus pas, sire.
- Oui ; mais, moi, je comprends : tu penses que les passants, en voyant ici de la lumière, croiront qu'il y a un mort.
- Justement, sire.
- Eh bien, emporte les bougies.
L'empereur ne parut pas faire attention à la remarque de son valet de chambre, mais elle lui resta dans l'esprit.
Le 13, il partit, comme nous avons dit, de Pétersbourg à quatre heures du matin. Il sortait de la ville juste au moment où le soleil se levait.
Alors, il fit arrêter sa voiture, s'y tint debout, regardant cette ville du tsar Pierre avec une profonde tristesse, et comme s'il eût été averti par une voix intérieure qu'il la voyait pour la dernière fois.
La nuit précédente, l'empereur l'avait passée en prière, tant dans le couvent de Saint-Alexandre Nevsky que dans la cathédrale de Kasan. Dans le monastère, il s'était entretenu près d'une heure avec les religieux, et entre autres avec le métropolitain Séraphin. Celui-ci raconta à l'empereur qu'un religieux de son couvent venait volontairement de se soumettre à un genre de vie de la plus scrupuleuse austérité en s'enfermant dans un caveau pratiqué dans l'épaisseur du mur du couvent, caveau où ce religieux comptait passer le reste de ses jours. Malgré l'heure avancée, l'empereur s'était fait conduire à la cellule de ce religieux, et avait causé près de vingt minutes avec lui.
En quittant Pétersbourg, Alexandre voulut revoir une fois encore son cher Tsarkosjelo. Il monta à cheval à la porte du palais, et en parcourut tous les alentours comme pour prendre congé d'eux. Foedor lui ayant demandé à quelle époque il reviendrait au palais impérial, Alexandre étendit un doigt vers l'image du Sauveur, et dit :
- Celui-là seul le sait !
L'empereur arriva à Taganrog vers la fin de septembre. Le 5 octobre, l'impératrice, qui, à cause de sa santé, voyageait à petites journées, y arriva à son tour. L'empereur alla au-devant d'elle, et fit alors seulement avec elle son entrée solennelle dans la ville.
Pourquoi cette prédilection de l'empereur pour Taganrog ? Nul ne pourrait l'expliquer que par cette fatalité qui pousse les hommes vers le lieu où il est écrit d'avance qu'ils doivent mourir.
Taganrog est situé dans le climat le plus doux de la Crimée ; son territoire est fertile, et dans une heureuse situation à l'entrée de la mer d'Azov, et près de l'embouchure du Don et de la Volga ; mais la ville ne se compose guère que d'un millier de mauvaises maisons dont un sixième tout au plus est bâti en brique ou en pierre, tandis que toutes les autres ne sont, en réalité, que des cages de bois recouvertes d'un torchis de boue. Quant aux rues, qui sont larges, il est vrai, mais qui ne sont point pavées, le sol est tellement friable, qu'à la moindre pluie on y enfonce jusqu'aux genoux ; en revanche, quand la chaleur du soleil a desséché ce marais humide, le bétail et les chevaux qui passent soulèvent de tels torrents de poussière, qu'il est impossible en plein jour, et à dix pas, de distinguer un homme d'une bête de somme. Cette poussière obstinée s'introduit d'ailleurs partout : elle traverse jalousies closes, volets fermés, rideaux tirés hermétiquement. pénètre à travers les habits, si épais qu'ils soient, et charge l'eau d'une espèce de croûte qu'on ne peut précipiter qu'en la faisant bouillir avec du sel de tartre.
L'empereur était descendu dans la maison du gouverneur ; mais il en sortait dès le matin, et n'y rentrait qu'à l'heure du dîner, c'est-à-dire à deux heures. A quatre heures, il se remettait en course, ne rentrant qu'à la nuit, négligeant toutes les précautions que les habitants du pays prennent eux-mêmes contre les fièvres d'automne, si pernicieuses et si communes sur toutes ces côtes ; la nuit, il dormait sur un lit de camp, la tête appuyée à un oreiller de cuir.
Les pressentiments de sa fin prochaine le poursuivaient toujours. Le soir même de son arrivée à Taganrog, au moment où son valet de chambre allait sortir de l'appartement :
- Foedor, lui dit-il, les bougies que je t'ordonnai d'enlever de mon cabinet, à Pétersbourg, me reviennent sans cesse à l'esprit ; avant qu'il soit longtemps, elles brûleront pour moi.
Pendant une nuit du mois d'octobre, plusieurs habitants de Taganrog virent, à deux heures du matin, au-dessus de la maison qu'habitait l'empereur, deux étoiles qui, étant d'abord à une assez grande distance l'une de l'autre, se rapprochèrent, puis se séparèrent de nouveau. Par trois fois le phénomène se répéta. Alors, l'un de ces astres devint un globe lumineux qui, ayant peu à peu atteint un diamètre considérable, absorba l'autre, et, bientôt après, s'abattit sous l'horizon.
Dans sa chute, la première étoile grandissante avait laissé l'autre plus petite à sa place ; mais celle-ci, pâlissant par degrés, disparut à son tour.
Les esprits superstitieux virent, dans l'étoile la plus grosse et la plus brillante, l'étoile de l'empereur Alexandre, et, dans l'autre, celle de l'impératrice.
Ils en augurèrent, alors, que l'empereur mourrait bientôt, et que l'impératrice ne survivrait à son époux que de quelques mois. Outre ses courses journalières, l'empereur en entreprenait d'autres qui duraient plusieurs jours, soit dans le pays du Don, soit à Tcherkask, soit à Donetz. Il s'apprêtait à partir pour Astrakan, lorsque arriva le comte Voronzov, gouverneur d'Odessa. Il venait annoncer que le mécontentement grandissait par toute la Crimée, et causerait des troubles considérables, si l'empereur hésitait à calmer ce mécontentement, et à prévenir ces troubles par sa présence.
C'étaient trois cents lieues à parcourir ; mais qu'est-ce que trois cents lieues en Russie ? Alexandre promit à l'impératrice d'être de retour avant un mois, et donna les ordres du départ.
La route trouva l'empereur impatient et mal disposé. Ce malaise moral était tellement en contradiction avec la tristesse douce de son caractère, qu'il surprit tout le monde : les chevaux ne marchaient pas ; les chemins étaient mauvais ; il faisait froid le matin, chaud à midi, glacé le soir. Le docteur Wylie recommandait au voyageur des précautions contre ces changements de température dont il se plaignait, lui ; mais c'est alors que l'humeur chagrine de l'empereur se faisait jour : il rejetait manteaux et pelisses, semblait appeler les dangers que ses amis lui recommandaient de fuir. Enfin, un soir, l'empereur fut pris d'une toux obstinée, et, le lendemain, en arrivant à Oridov, d'une fièvre intermittente qui, fortifiée par l'obstination du malade, se changea bientôt en une fièvre rémittente, que le docteur reconnut, alors, pour être la même qui avait régné tout l'automne de Taganrog à Sébastopol. On reprit aussitôt la route de Taganrog.
Ce fut l'empereur lui-même qui donna l'ordre de rebrousser chemin.
Tout en revenant, le docteur, qui ne se faisait pas illusion sur la gravité de l'état du malade, insistait pour commencer un traitement énergique.
Mais l'empereur s'y opposait.
- Laissez-moi, dit-il. Eh ! mon Dieu, je sais moi-même ce qu'il me faut : c'est du repos, de la solitude et de la tranquillité... Soignez mes nerfs, docteur, ce sont mes nerfs qui sont dans un épouvantable désordre.
- Sire, répondit Wylie, c'est un mal dont les rois sont plus souvent atteints que les particuliers.
- Oui, dit Alexandre, surtout dans les temps actuels... Ah ! docteur, docteur ! continua-t-il en secouant la tête, j'ai bien sujet d'être malade !
Malgré les observations du docteur, Alexandre voulut faire à cheval une partie du chemin. Enfin, force lui fut de remonter dans sa voiture, et il arriva à Taganrog, si faible, qu'en remettant le pied dans la maison du gouverneur, il s'évanouit.
L'impératrice, mourante elle-même d'une maladie de coeur, oublia ce qu'elle souffrait, et reprit ses forces à cette vue.
En revenant à lui, Alexandre écrivit à l'impératrice mère.
Il lui disait qu'il était souffrant, mais qu'elle se tranquillisât ; qu'il se ménageait, et qu'il n'y avait rien de sérieux à craindre.
Cela se passait le 18 novembre.
Le 24, la fièvre redoubla, et l'érésipèle de la jambe disparut.
- Allons ! s'écria l'empereur en s'apercevant de cet accident ; c'est fini... Je mourrai comme ma soeur !
Cependant il refusa de prendre aucun médicament.
Le soir, comme le docteur Wylie était près de lui :
- Oh ! mon ami, s'écria-t-il tout à coup en se retournant de son côté, quelle action ! quelle épouvantable action !...
A quel souvenir se rattachait ce cri de douleur ? A un seul, sans doute, à la mort de Paul, étouffé au-dessus de sa tête, et dont il entendit les derniers gémissements, sans oser lui porter secours.
Le 27, enfin, l'empereur s'abandonna aux soins du docteur, qui lui appliqua des sangsues. Il résulta de cette application un peu de calme ; mais la fièvre revint bientôt plus ardente et plus acharnée.
Des sinapismes furent appliqués, mais ne purent prendre le dessus.
Le malade songea, alors, qu'il était temps de se préparer à mourir.
A cinq heures du matin, le confesseur fut introduit près de lui.
- Mon père, lui dit Alexandre en lui tendant la main, venez et traitez-moi en homme, et non en empereur.
Le prêtre s'approcha du lit, reçut la confession impériale, donna les sacrements à l'auguste malade.
Vers deux heures, l'empereur éprouva un redoublement de douleur.
- Oh ! s'écria-t-il vaincu par l'angoisse, serait-il vrai, mon Dieu ! que les rois souffrent plus pour mourir que les autres hommes ?...
Pendant la nuit, l'empereur perdit connaissance.
Toute la journée du 28, l'empereur demeura dans un état de léthargie complète.
Le 29, il revint à lui, et un instant on conçut quelque espoir.
L'impératrice veillait auprès de son lit ; elle avait vu l'empereur s'endormir un peu avant le crépuscule.
Vers neuf heures du matin seulement, il se réveilla.
Un moment auparavant, le soleil était sorti des nuages, et brillait comme aux plus beaux jours d'été.
Alexandre, en ouvrant les yeux, se trouva tout inondé par ses rayons.
- Comme il fait beau ! s'écria-t-il avec cette joie qu'éprouvent toujours les mourants à revoir le soleil.
Puis, se retournant vers l'impératrice :
- Vous devez être bien fatiguée, madame, dit-il en lui baisant la main.
Et il retomba dans le même affaissement dont il était momentanément sorti.
Le 30, tout espoir s'évanouit.
Cependant, vers deux heures du matin, le général Diébitch parla d'un vieillard, nommé Alexandrovitch, qui avait, disait-il, sauvé plusieurs Tatars de cette même fièvre dont était atteint l'empereur.
Le docteur Wylie exigea qu'on allât chercher ce vieillard à l'instant même.
Vers les huit heures, le vieillard entra.
Il regarda l'empereur, secoua la tête, et dit :
- Il est trop tard ; d'ailleurs, ceux que j'ai guéris n'étaient pas malades de cette maladie-là.
Et il sortit, emportant la dernière espérance de l'impératrice.
Cependant, à dix heures et demie du matin, l'empereur rouvrit les yeux. On attendait avec anxiété pour savoir s'il parlerait, mais aucune parole ne sortit de sa bouche.
Seulement, il prit la main de l'impératrice, la baisa et la posa sur son coeur.
L'impératrice demeura penchée sur lui, et dans la position qu'il lui avait fait prendre.
A dix heures cinquante minutes, l'empereur expira.
L'impératrice avait le visage si rapproché du sien, qu'elle sentit passer le dernier soupir.
Elle jeta un cri terrible, tomba à genoux, et pria ; puis, comme, sur un signe d'elle, personne, pas même le médecin, n'avait osé s'approcher du corps, quelques minutes après elle se releva plus calme, ferma les yeux de l'empereur, qui étaient restés ouverts, lui serra la tête avec un mouchoir pour empêcher les mâchoires de s'écarter, baisa ses mains déjà glacées, et, retombant à genoux, elle demeura en prière auprès du lit jusqu'à ce que les médecins eussent obtenu d'elle qu'elle se retirât dans une autre chambre, afin qu'ils pussent procéder à l'autopsie.
Pendant cette triste opération, l'impératrice veuve écrivait à l'impératrice mère :

« Notre ange est au ciel, et, moi, je végète encore sur la terre... Hélas ! qui aurait pensé que, moi, faible et malade, je pourrais jamais lui survivre ?... Maman, ne m'abandonnez pas, car je suis absolument seule dans ce monde de douleur !
« Notre cher défunt a repris son air de bienveillance. Son sourire me prouve qu'il est heureux, et qu'il voit des choses plus belles qu'ici-bas... Ma seule consolation dans cette perte irréparable est que je ne lui survivrai pas !... »
Et, en effet, six mois après, l'impératrice était morte.

La lettre écrite, un courrier fut expédié à Pétersbourg.
Pétersbourg savait la maladie.
Le 17 novembre, l'empereur avait écrit lui-même qu'il rentrait souffrant à Taganrog. Le 24, l'impératrice Elisabeth avait écrit à la grande-duchesse Hélène en la priant de prévenir l'impératrice Marie que l'empereur allait mieux. Le 27, le générai Diébitch, à son tour, avait donné des nouvelles de l'empereur, en le disant atteint de la fièvre jaune ; enfin, le 29 novembre, l'impératrice Elisabeth avait encore écrit pour faire part à l'impératrice mère du mieux momentané que venait d'éprouver l'empereur.
Si faible que fût cette amélioration, l'impératrice mère, les grands-ducs Nicolas et Michel avaient ordonné, pour le 9 décembre, un Te Deum à la grande église métropolitaine de Kasan. Le peuple s'y était porté tout joyeux, car vis-à-vis de lui on avait exagéré la bonne nouvelle.
Vers la fin de la cérémonie, on vint prévenir le grand-duc Nicolas qu'un messager arrivant de Taganrog attendait dans la sacristie, porteur d'une dépêche qu'il ne voulait remettre qu'à lui-même.
Le grand-duc se leva et passa dans la sacristie, où il trouva le courrier, qui lui remit la lettre que nous avons lue tout à l'heure.
Mais lui n'eut pas besoin de lire la lettre, le cachet noir lui avait tout dit.
Le grand-duc Nicolas fit appeler le métropolitain, et, lui annonçant la triste nouvelle, il le chargea de l'apprendre de la façon la moins douloureuse possible à l'impératrice mère, près de laquelle il ne se sentait pas le courage de remplir cette cruelle mission.
Puis il vint reprendre sa place près de celle qui, dans son ignorance, continuait de prier pour la vie d'un fils dont les jours étaient finis.
A peine le grand-duc Nicolas avait-il repris sa place, que le métropolitain rentra dans le choeur. C'était un beau vieillard, à grande barbe blanche, et aux longs cheveux tombant jusqu'au milieu du dos. Sur un signe de lui, toutes ces voix qui chantaient grâces au Seigneur se turent, et un silence de mort lui succéda. Alors, au milieu de l'attention générale, il marcha d'un pas lent et grave devant l'autel, prit le crucifix d'argent massif qu'il couvrit d'un voile noir, et, s'approchant de l'impératrice mère, il lui donna le crucifix en deuil :
L'impératrice jeta un grand cri :
- Mon fils est mort ! dit-elle.
Et elle tomba à genoux, comme était tombée, dix-huit siècles auparavant, au pied de la croix de son Fils, cette autre Mère couronnée dont elle portait le nom.
Ce fut ainsi que la Russie apprit qu'elle venait de perdre son empereur.
Nous avons dit que nous raconterions l'histoire de cette singulière abnégation d'un homme pour un empire, histoire d'autant plus curieuse que cet empire était un empire absolu ; qu'il réunissait, à cette époque, cinquante-trois millions d'habitants, et couvrait déjà la septième partie du monde, et, cela, sans compter les espérances qu'il donnait pour l'avenir.
Cette histoire, la voici :
Vous connaissez Constantin, cet ours de l'Ukraine, toujours grognant, grondant, rugissant, qui n'avait rien d'un homme, pas même le visage car un visage de Kalmouk n'est pas un visage d'homme ; aussi rude que son frère Alexandre était courtois, aussi hideux que son frère Nicolas était beau, véritable fils de Paul dans un moment de mauvaise humeur.
Nous avons vu comment Constantin, enfant, répondait à son gouverneur particulier, qui voulait le forcer à apprendre à lire :
- Je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours, et que vous êtes toujours plus bête. On comprend qu'un esprit tourné de cette façon ne prît pas son vol vers les sphères scientifiques.
Mais, d'un autre côté, autant la haine des études collégiales était innée dans le jeune prince, autant aussi était inné en lui l'amour des exercices militaires.
Il tenait encore cela de son père Paul, qui, la première nuit de ses noces, s'était levé à cinq heures du matin pour faire manoeuvrer un peloton de soldats de garde auprès de lui.
En conséquence de cette disposition, Constantin passait tout son temps à faire des armes, à monter à cheval, à s'exercer à la lance, à commander des manoeuvres, toutes sciences qui lui paraissaient bien autrement utiles que la géométrie, l'astronomie ou la botanique.
Quant au français, on ne parvint à le lui faire étudier qu'en lui disant que c'était en français qu'étaient écrits les meilleurs livres de tactique militaire.
Aussi, sa joie fut grande lorsque Paul se brouilla avec la France, et lorsque Souvarov fut envoyé en Italie.
Le grand-duc fut mis sous les ordres du vieux maréchal.
C'était bien là le chef qui convenait à Constantin – un vieux Russe, plus emporté, plus brutal, plus sauvage encore, s'il était possible, que son jeune élève.
Constantin assista à ses victoires sur le Mincio, et à ses défaites dans les Alpes ; il lui vit creuser cette fosse où il voulait être enterré tout vivant. Il en résulta qu'à l'aspect de ces singularités, celles du jeune prince s'augmentèrent d'une telle façon, que plus d'une fois on se demanda si Paul, en laissant forcément l'empire à Alexandre, n'avait point particulièrement légué sa folie à Constantin.
Après la campagne de France et les traités de Vienne, Constantin avait été nommé vice-roi de Pologne.
Placé à la tête d'un peuple guerrier dont toute l'histoire n'est qu'un long combat, ses goûts militaires redoublèrent d'énergie ; malheureusement, il fallut substituer des simulacres de bataille aux sanglantes mêlées auxquelles il venait d'assister. Hiver ou été – soit qu'il habitât le palais de Bruhl, soit qu'il résidât au palais du Belvédère –, à trois heures du matin, il était debout et sanglé dans un habit de général, sans que jamais aucun valet de chambre l'eût aidé dans sa toilette. Alors, il s'asseyait devant une table couverte de cadres de régiments et d'ordres militaires, dans un cabinet où, sur chaque panneau, était peint le costume d'un des régiments de l'armée ; il lisait les rapports rédigés la veille, soit par le colonel Axamilovisky, soit par le préfet de police Subovidsky, les approuvait ou les désapprouvait, consignant par une apostille son approbation ou sa désapprobation. C'étaient les seules circonstances – avec celles où il écrivait à quelque membre de sa famille – où on lui vît tenir une plume. Ce travail l'occupait d'ordinaire jusqu'à neuf heures du matin, heure à laquelle il prenait à la hâte un déjeuner de soldat. Puis il descendait sur la place d'armes, où l'attendaient deux régiments d'infanterie et un escadron de cavalerie. En l'apercevant, la musique saluait sa présence, et aussitôt la revue commençait. Les pelotons défilaient à distance devant le vice-roi avec une précision mathématique, et lui, aussi joyeux que l'eût été un enfant, aussi ému que si tous ces hommes eussent marché à un combat véritable, lui les regardait passer, à pied, vêtu de l'uniforme vert des chasseurs, coiffé d'un chapeau surchargé de plumes de coq, et posé sur sa tête de telle façon qu'une des cornes touchait son épaulette gauche, tandis que l'autre, par une menaçante diagonale, se dressait vers le ciel. Alors, brillaient, pareils à deux escarbouches, sous un front étroit, coupé de lignes profondes qui indiquaient de continuelles et soucieuses préoccupations, sous deux longs et épais sourcils que le froncement habituel de sa peau dessinait irrégulièrement, deux yeux qui ressemblaient plutôt à des yeux de chacal qu'à des yeux d'homme. Dans ses moments de joie suprême, la. singulière vivacité des regards du tsarévitch donnait, avec son nez camus comme celui de la Mort, et sa lèvre inférieure proéminente, quelque chose d'étrangement sauvage à sa tête, dont le cou, s'allongeant et se retirant à volonté, sortait du col de son habit et y rentrait, comme fait le cou d'une tortue dans sa carapace. Au son de cette musique, à la vue de ces hommes qu'il avait formés, au retentissement mesuré de leurs pas, tout s'épanouissait en lui ; la fièvre le prenait ; une flamme lui montait au visage ; ses bras contractés s'appuyaient, jusqu'au coude, avec raideur contre son corps, dont ses poignets immobiles et violemment serrés s'écartaient nerveusement, tandis que ses pieds, dans une continuelle agitation, marquaient la mesure, et que sa voix gutturale jetait, de temps en temps, entre ses commandements âcrement accentués, des cris rauques et saccadés qui n'avaient rien d'humain, et qui exprimaient alternativement, ou sa satisfaction, si tout se passait à son gré, ou sa colère, s'il arrivait quelque chose de contraire à la discipline. Au reste, sa bonne humeur était sauvage et sa colère terrible. – Dans sa bonne humeur, il se courbait en éclats de rire, se frottait bruyamment et joyeusement les mains frappait alternativement la terre de ses deux pieds ; puis, s'il apercevait un enfant, il courait à lui, le tournait, le retournait de tous côtés, comme ferait un singe d'une poupée ; il se faisait embrasser par cet enfant, lui pinçait les joues, lui pinçait le nez, et, ensuite, le renvoyait en lui mettant dans la main la première pièce d'or ou d'argent qu'il tirait de sa poche. Dans sa colère, il rugissait, frappait le soldat qui avait manqué à la manoeuvre, le poussait lui-même du côté de la prison, criant ou plutôt hurlant encore après que l'objet de sa fureur avait disparu. Au reste, cette sévérité s'étendait à tous, aux animaux comme aux hommes. Un jour, il fit prendre un singe qui faisait trop de bruit. Un cheval qui avait fait un faux pas, tandis que, dans un moment de confiance il lui avait abandonné la bride, reçut mille coups de bâton ; enfin, un chien qui, la nuit, l'avait réveillé en hurlant, fut fusillé le lendemain matin.
Puis, entre ses moments de colère et ses moments de joie, il avait ses heures d'abattement. Alors, il tombait dans une mélancolie profonde ; puis, dans une prostration complète. Faible comme une femme, en proie à des spasmes nerveux, il se couchait sur ses divans ou se roulait sur ses tapis ; à ces heures-là, personne, même parmi ses favoris, n'osait plus l'approcher. Seulement, le dernier valet qui sortait de sa chambre ouvrait toutes grandes les fenêtres et la porte, et une femme blonde et pâle, vêtue presque toujours d'une robe blanche et d'une ceinture bleue, paraissait sur le seuil, triste comme une apparition, et, comme une apparition, souriant au milieu de sa tristesse. A cette vue, qui avait sur lui une influence magique, la sensibilité de Constantin s'exaltait ; il poussait des soupirs, puis des sanglots, puis des cris ; enfin, les larmes venaient abondantes et consolatrices ; il allait poser sa tête sur les genoux de cette femme, s'endormait et se réveillait guéri.
Cette femme, c'était Jeannette Groudzenska, l'ange gardien de la Pologne.
Un jour que, tout enfant, elle priait dans l'église métropolitaine de Varsovie, devant l'image de la Vierge, une couronne d'immortelles placée sous le tableau était tombée sur sa tête, et y était restée jusqu'à ce qu'elle-même l'ôtât et la remit au clou qui la soutenait. En rentrant chez elle, Jeannette raconta cette aventure à son père, qui, à son tour, consulta sur cet événement un vieux Cosaque de l'Ukraine qui passait pour prophète.
Le vieux Cosaque avait répondu que cette couronne sainte tombée sur la tête de la jeune fille était le présage de la couronne terrestre que Dieu lui eût donnée, si elle-même n'eût point renoncé à cette couronne en la rendant à la Vierge, qui, par reconnaissance, la lui garderait certainement au ciel.
Et le père et la fille avaient oublié tous deux cette prédiction, ou, s'ils ne l'avaient point oubliée, ils ne s'en souvenaient plus que comme d'un songe, lorsque le hasard, je me trompe, lorsque la Providence, qui veillait sur cinquante-trois millions d'hommes, mit Constantin et Jeannette face à face.
Alors, ce sauvage aux passions ardentes, cet ours toujours rugissant, devint timide comme une jeune fille ; lui qui brisait toute résistance, lui qui disposait de la vie des pères et de l'honneur de leurs enfants, il vint timidement demander au vieillard la main de Jeannette, le suppliant de ne pas lui refuser un bien sans lequel il n'y avait pas de bonheur pour lui en ce monde. Le vieillard se rappela la prédiction du Cosaque. Il vit dans la demande du vice-roi l'accomplissement des desseins de la Providence : le vice-roi reçut son consentement et celui de sa fille.
Restait celui de l'empereur.
Alexandre s'était souvent effrayé de laisser son immense empire aux mains de Constantin. Nul, mieux que lui, ne comprenait cette charge d'âme que reçoit du ciel un souverain. Il essaya donc, sans espérer y réussir, d'utiliser cet amour au profit du bonheur public. Il mit son consentement au prix de l'abdication de Constantin, et attendit la réponse de son frère avec autant d'anxiété que son frère attendait la sienne.
Constantin reçut la dépêche impériale, l'ouvrit, la lut, jeta un cri de joie, et abdiqua. Oui, il abdiqua, cet homme étrange, cet homme indevinable, ce Jupiter olympien qui faisait trembler tout un peuple en fronçant le sourcil. Il donna, pour le coeur d'une jeune fille, sa double couronne d'orient et d'occident. Il donna, avec ses deux capitales, son empire, qui commence à la Baltique et qui finit aux montagnes Rocheuses, et dont sept mers baignent les rivages.
En échange, Jeannette Groudzenska reçut de l'empereur Alexandre le titre de princesse de Lovics. Or, quand la nouvelle de la mort de l'empereur Alexandre arriva à Pétersbourg, le grand-duc Nicolas regarda cette renonciation comme non avenue ; il prêta serment de fidélité au grand-duc Constantin, et lui envoya un courrier pour l'inviter à venir prendre possession du trône.
Mais, en même temps que le messager partait de Pétersbourg pour Varsovie, le grand-duc Michel, envoyé par Constantin de Varsovie à Pétersbourg, apportait cette lettre à son frère :

« Mon très cher frère,
C'est avec la plus profonde tristesse que j'ai appris, hier au soir, la nouvelle de la mort de notre adoré souverain, mon bienfaiteur l'empereur Alexandre. En m'empressant de vous témoigner les sentiments que me fait éprouver ce cruel malheur, je me fais un devoir de vous annoncer que j'adresse, par le présent courrier, à Sa Majesté impériale, notre auguste mère, une lettre par laquelle je déclare que par suite du rescrit que j'avais obtenu, en date du 2 février 1822, à l'effet de sanctionner ma renonciation au trône, c'est encore aujourd'hui ma résolution inébranlable de vous céder tous mes droits de succession au trône des empereurs de toutes les Russies. Je prie, en même temps, notre bien-aimée mère et ceux que tout cela peut concerner de faire connaître ma volonté invariable à cet égard, afin que l'exécution en soit complète.
Après cette déclaration, je regarde comme un devoir sacré de prier très humblement Votre Majesté impériale de recevoir la première mon serment de fidélité et de soumission, et de me permettre de lui déclarer que, mes voeux n'étant dirigés vers aucune dignité nouvelle, ni vers aucun titre nouveau, je désire uniquement et simplement conserver celui de tsarévitch, dont mon auguste père a daigné m'honorer pour mes services. Mon unique bonheur sera désormais de faire accueillir par Votre Majesté impériale les sentiments de mon profond respect et de mon dévouement sans bornes. J'ai donné pour gages plus de trente années d'un service fidèle, et le zèle constant que j'ai fait éclater envers les empereurs mon père et mon frère. C'est dans les mêmes sentiments que, jusqu'à mon dernier soupir, je ne cesserai de servir Votre Majesté impériale et ses successeurs, dans mes fonctions présentes et dans la situation actuelle.
Je suis avec le plus profond respect, »
                    Constantin.

Le lendemain du jour où le grand-duc Nicolas avait envoyé un courrier au tsarévitch, le conseil d'Etat l'avait fait prévenir qu'il était dépositaire d'un écrit commis à sa garde le 15 octobre 1823, et revêtu du sceau de l'empereur Alexandre, avec une lettre autographe de Sa Majesté, qui lui recommandait de conserver ce dépôt jusqu'à nouvel ordre, et lui ordonnait, en cas de mort, de l'ouvrir en séance extraordinaire.
Or, l'empereur étant mort, le conseil d'Etat avait ouvert le dépôt, et, sous double enveloppe, il avait trouvé la renonciation du grand-duc Constantin à l'empire de toutes les Russies. La renonciation était conçue en ces termes :

« Sire,
Enhardi par les preuves multipliées de la bienveillance de Sa Majesté impériale envers moi, j'ose la réclamer encore une fois, et mettre à ses pieds mes humbles prières. Ne me croyant ni l'esprit, ni les capacités, ni la force nécessaires, si jamais j'étais revêtu de la haute dignité à laquelle je suis appelé par ma naissance, je supplie instamment Sa Majesté impériale de transférer ce droit à celui qui me suit immédiatement, et d'établir à jamais la stabilité de l'empire. Quant à ce qui me concerne, je donnerai, par cette renonciation, une nouvelle garantie et une nouvelle force à ce que j'ai solennellement consenti à l'époque de mon divorce avec ma première femme. Toutes les circonstances présentes me déterminent de plus en plus à prendre une mesure qui prouvera à l'empire et au monde entier la sincérité de mes sentiments.
Puisse Votre Majesté impériale accueillir mes voeux avec bonté ! Puisse-t- elle déterminer notre auguste mère à les accueillir elle-même, et à les sanctionner par son consentement impérial !
Dans le cercle de la vie privée, je m'efforcerai toujours de servir de modèle à vos fidèles sujets et à tous ceux qu'anime l'amour de notre chère patrie.
Je suis avec le plus profond respect, »
                    Constantin.

A cette lettre, l'empereur avait fait la réponse suivante :

« Très cher frère,
Je viens de lire votre lettre avec toute l'attention qu'elle mérite ; je n'y ai rien trouvé qui m'ait pu surprendre, ayant toujours su apprécier les sentiments élevés de votre coeur. Elle m'a fourni une nouvelle preuve de votre sincère attachement à l'Etat et de vos soins prévoyants pour la conservation de la tranquillité. Suivant vos désirs, j'ai communiqué votre lettre à notre très chère mère ; elle l'a lue, pénétrée des mêmes sentiments que moi, et reconnaît avec gratitude les nobles motifs qui vous ont dirigé. Dans ces motifs allégués par vous, il ne nous reste à tous deux qu'à vous laisser toute liberté de suivre vos résolutions inaltérables, et à prier le Tout-Puissant de faire produire à des sentiments aussi purs les résultats les plus satisfaisants.
Je suis, pour toujours, votre très affectionné frère, »
                    Alexandre.

Nicolas n'en attendit pas moins la réponse du tsarévitch, et ce ne fut que le 25 décembre qu'il déclara dans un manifeste, accepter le trône qui lui était dévolu par la renonciation de son frère aîné. En conséquence, il fixait au lendemain, 26, la prestation de serment à faire à lui, et à son fils aîné le grand-duc Alexandre.
Voilà comment, après avoir présenté le spectacle étrange de deux frères refusant une des plus belles couronnes du monde, Constantin demeura simple tsarévitch, et Nicolas devint empereur de toutes les Russies.

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