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Chapitre CVIII


Soulié à la scierie mécanique. – Son amour platonique pour l'or. – Je veux faire un drame avec lui. – Je traduis « Fiesque ». – Mort d'Auguste Lafarge. – Mon traitement est augmenté, et ma position diminuée. – Félix Deviolaine, condamné par la médecine, est sauvé par la maladie. – Louis XI à Péronne. – La garde-robe dramatique de Talma. – La loi de justice et d'amour. – Licenciement de la garde nationale.

Ce fut à partir de ce moment que je pris résolument ma détermination. Comme Fernand Cortez, j'avais brûlé mes vaisseaux : il me fallait triompher ou tendre la gorge.
Malheureusement, je ne jouais pas pour moi seul ; ma pauvre mère était de moitié dans mon enjeu.
Quoique Soulié, plus malheureux que nous, n'eût encore rien eu de joué, j'avais deviné tout ce qu'il y avait de force dans cette imagination en travail, et j'étais résolu à faire, en collaboration avec lui, une oeuvre de quelque importance.
Je partageais un peu, au fond, l'avis de M. Oudard touchant mes deux dernières productions, et, la preuve, c'est que je n'avais voulu mettre mon nom ni à l'une ni à l'autre, tandis que, par un instinct qui ne me trompait pas, je l'avais mis à l'Ode sur la mort du général Foy, aux Nouvelles contemporaines et au Pâtre romain.
Mais, au théâtre, j'étais bien décidé à ne signer qu'une oeuvre appelée à un grand retentissement.
Soulié avait déménagé : il occupait un logement à la gare d'Ivry ; je ne sais quelle société l'avait mis à la tête d'une scierie mécanique dans laquelle il employait une centaine d'ouvriers.
Relativement à nous, Soulié se trouvait riche. Il avait la petite pension que lui faisait son père, plus ses appointements comme directeur d'un établissement industriel ; il en résultait qu'il pouvait remuer un peu d'or dans ses poches, ce qui nous était défendu, à nous.
Soulié avait pour l'or une véritable passion : il aimait à voir de l'or, il aimait à manier de l'or. Vers la fin de sa vie, quand il gagnait quarante ou cinquante mille francs par an, il avait de son côté des engagements pris pour la fin du mois. Souvent, dès le 15 ou dès le 20, les deux ou trois mille francs qu'il avait à payer étaient dans son tiroir. Alors, pour se procurer cette jouissance que lui donnait la vue de l'or, il changeait ses pièces de cinq francs ou ses billets de banque contre des napoléons recommandant qu'on lui prît les plus neufs et les plus brillants, ce qui constituait d'abord une première dépense de quatre ou cinq sous par napoléon – car Soulié n'a pas eu le bonheur de vivre dans cette bienheureuse époque de la dépréciation de l'or ; puis, quand arrivait la fin du mois, c'était, pour se séparer de son or, un tel déchirement, que quoiqu'il eût là, dans son tiroir, la somme due, rarement il soldait son billet à échéance, préférant payer vingt, trente, cinquante, cent francs de frais, et récréer quelques jours de plus ses yeux de la vue du riche métal.
Et, cependant, rien de plus généreux, rien de plus large, rien de plus prodigue même que Soulié. Il aimait l'or, mais entendons-nous bien, non pas à la façon des avares ; il aimait l'or comme la représentation du luxe, comme le moyen le plus sûr de se procurer toutes les jouissances de la vie ; il aimait l'or pour la puissance que donne l'or.
Aussi avait-il une prédilection toute particulière pour le roman de Monte Cristo.
Qu'on me pardonne, quand je parle de Soulié, de m'étendre largement sur lui : c'est une des plus vigoureuses organisations que j'aie connues, et je dirai de lui ce que Michelet disait un jour de moi : c'était une des forces de la nature.
J'aurais compris Soulié braconnier dans les forêts de l'Amérique, pirate dans les mers de l'Inde ou dans l'océan Boréal, voyageur sur les bords du lac Tchad ou du Sénégal, bien mieux que romancier ou auteur dramatique.
Aussi, il était superbe à cette scierie mécanique, au milieu de ces cent ouvriers qu'il dirigeait d'un signe de tête, d'un geste de la main, et qu'il commandait d'une voix à la fois douce et ferme, affectueuse et puissante.
Il venait d'achever son imitation du Roméo et Juliette de Shakespeare. Il y avait, dans cette oeuvre, quelques beaux vers chaudement forgés, quelques grandes idées vigoureusement tordues ; mais, en somme, c'était une oeuvre médiocre.
Il l'avait commencée deux ans plus tôt, et n'avait rien osé de neuf, à une époque où le neuf était une des conditions du succès.
J'avais dit franchement à Soulié que je venais pour faire un drame avec lui, mais, comme ni l'un ni l'autre de nous, sans doute, ne se sentait assez fort pour aborder une création, nous résolûmes de prendre un sujet dans Walter Scott.
Walter Scott était à la mode ; on venait de jouer avec grand succès un Château de Kenilworth, à la Porte-Saint-Martin, et on allait jouer un Quentin Durward, au Théâtre-Français.
Le rôle de Louis XI avait été fait pour Talma, et Talma comptait le jouer après Tibère.
Quel pas eût fait faire au mouvement dramatique un sujet de Walter Scott, joué par Talma !
Nous nous arrêtâmes aux Puritains d'Ecosse.
Il y avait, dans Les Puritains d'Ecosse, deux caractères qui séduisaient invinciblement Soulié, c'étaient John Balfour de Burley et Bothwell.
Le sujet choisi, nous nous mîmes avec ardeur à l'oeuvre ; mais nous avions beau nous réunir, le plan n'avançait pas.
Nos deux organisations, en relief toutes deux, si l'on peut s'exprimer ainsi, ne trouvaient ni l'une ni l'autre où emboîter leurs aspérités.
Au bout de deux ou trois mois d'un travail infructueux, après nous être réunis inutilement cinq ou six fois, nous n'avions réussi à rien, et nous n'étions guère plus avancés que le premier jour.
Mais j'avais énormément gagné à ma lutte avec ce rude jouteur ; je sentais naître en moi des forces inconnues, et, comme un aveugle auquel on rend la lumière, il me semblait que, peu à peu, de jour en jour, mon regard embrassait un horizon plus étendu.
En attendant, je m'habituais à manier la poésie dramatique, en traduisant en vers le Fiesque de Schiller.
Je m'étais mis à ce travail comme à une étude, et non comme à une espérance, et, quoiqu'il ne dût rien me rapporter, quoique nous eussions le plus grand besoin d'un travail qui rapportât, j'eus le courage de l'accomplir d'un bout à l'autre.
Vers cette époque, ma pauvre mère, qui tremblait toujours pour ma place, et qui, il faut le dire, ne tremblait pas tout à fait à tort, ma pauvre mère eut un nouvel exemple d'espoir trompé à me mettre sous les yeux.
Auguste Lafarge, mon compatriote, cet élégant clerc de notaire qui, un instant, avait révolutionné tout Villers-Cotterêts, qui avait été forcé de vendre son étude, faute d'une femme et d'une dot pour faire honneur à ses engagements ; Auguste Lafarge, qui, en désespoir de cause, avait voulu se lancer dans la littérature, venait de mourir, après deux ou trois années de lutte avec une horrible misère.
J'eus beau dire à ma mère qu'il n'y avait jamais eu dans Lafarge l'étoffe d'un poète dramatique ; j'eus beau lui dire qu'il n'avait pas lutté, mais qu'il s'était, au contraire, laissé vaincre sans combat ; j'eus beau lui dire qu'il y avait en moi une énergie et une volonté dont Lafarge n'avait jamais eu l'ombre ; le fait matériel était qu'il y avait eu faim et misère, qu'il y avait mort et cadavre.
Un autre fait qui eût dû la tranquilliser lui donnait encore de nouvelles craintes.
Betz avait eu de l'avancement – on se rappelle Betz, cet excellent garçon qui m'avait servi de témoin dans mon duel avec M. B*** – il était passé commis principal à deux mille quatre cents francs, et avait laissé vacante une place de commis d'ordre à deux mille francs ; cette place de commis d'ordre à deux mille francs, on la donna à Ernest, qui, de son côté, laissa vacante une place de dix-huit cents francs.
Comme je faisais mon service au bureau avec une régularité à laquelle la malveillance elle-même n'eût rien trouvé à reprendre, et qu'en somme on était injuste peut-être, mais non malveillant pour moi, il n'y eut pas moyen de me refuser la place d'Ernest, que j'allai demander à Oudard comme une chose qui m'était due.
Ma demande me fut accordée. Seulement, on me fit passer du bureau du secrétariat au bureau des secours.
Le bureau des secours était bien une succursale du secrétariat ; mais il faut le dire, cette succursale était placée sur une échelle secondaire.
Ce que j'eusse regretté au secrétariat, c'était Lassagne ; mais un changement s'était fait, depuis quelque temps, dans la topographie des bureaux, et, en sa qualité de sous-chef, il avait obtenu un cabinet pour lui seul.
Il en résultait que j'étais tout aussi près de lui, au bureau des secours, que je l'eusse été dans le nouvel aménagement du secrétariat.
Je gagnais deux choses à ce changement.
D'abord, une augmentation d'appointements ; ensuite, une liberté plus grande, puisque, chargé de prendre des renseignements sur les malheureux qui demandaient des secours, je passais parfois mes journées entières à courir Paris d'un bout à l'autre.
J'aurais bien voulu, comme compensation à ces deux choses que je gagnais, perdre mon portefeuille, mais il n'y eut pas moyen.
Malgré cette augmentation d'appointements qui m'était accordée, et malgré cette liberté qui m'était acquise, ma mère vit une disgrâce à ce changement opéré dans ma position.
Ma mère ne se trompait pas, et, d'ailleurs, se fût-elle abusée, on eût eu soin, chez M. Deviolaine, de redresser ses idées à cet égard.
Au reste, un véritable malheur menaçait de frapper cette famille, qui était la nôtre. Depuis quelque temps, Félix Deviolaine, très vigoureusement constitué en apparence, toussait et s'affaiblissait. Inquiet de cette langueur à laquelle il se sentait aller malgré lui, il vint me trouver un jour, et me pria de le conduire chez Thibaut, dont il m'avait plus d'une fois entendu vanter la science médicale.
Je m'empressai de lui rendre ce service. Je le conduisis chez Thibaut, que je priai de l'examiner avec attention.
Thibaut le fit déshabiller jusqu'à la ceinture, percuta sa poitrine, écouta la respiration à l'oreille nue, puis, avec le stéthoscope. et, après dix minutes d'examen, tout en lui disant tout haut, à lui, que c'était une affection de poitrine grave, mais cependant sans danger, il me dit tout bas à moi :
- C'est un garçon perdu.
On n'a pas idée de l'impression douloureuse que me fit cette déclaration, si nettement articulée. Félix n'avait jamais été d'une grande amabilité pour moi ; son caractère, un peu jaloux, m'avait plutôt éloigné que rapproché des plaisirs que, grâce à la position de son père, il pouvait me procurer, et surtout du plaisir de la chasse, le premier de tous pour moi. Mais il n'en était pas moins une des tendres amitiés de ma jeunesse et, si cette prédiction se réalisait, c'était la première feuille que la mort arrachait au rameau d'or de mes souvenirs d'enfance.
Je ne me souciais pas d'annoncer cette triste nouvelle à M. Deviolaine. J'allai trouver Oudard et lui racontai ce qui venait de se passer. Oudard n'en voulait rien croire, tant Félix avait paru, jusque-là, peu disposé à mourir d'une phtisie pulmonaire ; mais j'envoyai chercher Thibaut lui-même, et Thibaut lui réitéra la prédiction qu'il m'avait faite.
Sans dire toute la vérité à M. Deviolaine, Oudard lui fit entendre que Félix avait besoin de grands soins, et, comme Félix ne voulait pas d'autre médecin que Thibaut, il fut convenu que celui-ci le visiterait tous les jours.
Ce fut à cette époque surtout que je fis cette étude presque spéciale de la phtisie pulmonaire que j'ai développée dans mon roman d'Amaury.
J'ai déjà dit ailleurs comment, au moment où la prédiction de Thibaut allait se réaliser, quand tout espoir était déjà perdu – même au coeur de sa mère, ce dernier sanctuaire de l'espérance –, Félix Deviolaine fut miraculeusement sauvé par un rhumatisme articulaire, qui, déplaçant l'inflammation, fit ce qu'aucun remède n'avait eu l'énergie de faire.
Sur ces entrefaites, eut lieu, au Théâtre-Français, la représentation de ce drame de Louis XI à Péronne que Talma devait jouer. C'était un grand événement, pour nous autres jeunes gens aspirant à fonder quelque chose de nouveau, que cette représentation ; c'était encore Taylor qui l'avait pressée, qui avait veillé à l'exactitude des costumes, et à la richesse de la mise en scène.
La pièce eut un succès dû moitié à la surprise, moitié à sa valeur réelle. Je ne la vis pas à la première représentation ; je n'avais pas pu me procurer un billet, et je n'étais pas assez riche pour en prendre un à la porte ; mais Soulié vint nous rejoindre au café des Variétés, et nous donner des nouvelles.
Il était dans l'enthousiasme.
Cela nous rendit du courage, et nous essayâmes de nous remettre à nos Puritains d'Ecosse. On s'était partagé au Français la succession dramatique de Talma : Michelot avait pris Tibère et Louis XI ; Firmin avait pris le Tasse ; Joanny s'apprêtait à débuter dans tout le répertoire de l'illustre défunt, Lafond était devenu à la fois l'un et l'autre ; chacun regardait Talma comme un obstacle, et, cet obstacle supprimé, croyait arriver, pour son compte, à la réputation de cet homme qui avait absorbé toutes les réputations.
Afin que rien ne manquât aux chances de succès, on se partagea les costumes, comme on s'était partagé les rôles. Une vente publique de la garde-robe de Talma fut indiquée pour le 27 avril.
Voici les prix auxquels s'élevèrent les différents costumes.
Les gens qui espéraient acheter le talent avec les habits ne les payaient pas cher.

Charles VI et sa perruque            205 fr.
Ladislas            230
Le Cid            62
Mithridate            100
Richard III            120
Les deux Néron            412
La couronne de Néron            132
Othello, une fois joué à l'opéra            131
Léonidas            200
Clovis            97
Joad            120
Nicomède            60
Le Maire du Palais            115
Philoctète            40
Tippo-Sab            96
Leicester            321
Meynau            45
Fakland            42
Danville            130
Le Misanthrope            400
Bayard            51
Le grand maître des templiers            40
Jean de Bourgogne            79
Manlius            80
Sylla, avec la perruque            160
Hamlet, avec le poignard            236
L'Oreste, d'Andromaque            100
L'Oreste, de Clytemnestre            80
Total          3 884 fr.

On a remarqué, dans cette nomenclature, un article intitulé Les Deux Néron, et l'autre, Othello, une fois joué à l'Opéra.
Ces deux désignations sont une preuve de la conscience que Talma mettait à la recherche de ses costumes.
Un jour, il trouva, dans Suétone, que Néron était entré au sénat avec un manteau bleu brodé d'étoiles d'or ; à l'instant même, il se fit faire un costume en harmonie avec ce manteau, et il entra en scène, comme Néron était entré au sénat, avec un manteau bleu brodé d'étoiles d'or.
Mais, le lendemain, je ne sais plus quel critique qui ne s'était pas donné la peine de lire Suétone, et qui prenait ce costume pour une fantaisie de l'acteur, dit dans son feuilleton que Talma avait l'air de la Nuit dans le prologue d'Amphitryon.
Cela suffit pour empêcher Talma de remettre le manteau étoilé.
Une autre fois, devant jouer Othello à l'opéra pour un bénéfice, il réfléchit que le More, devenu général de Venise, avait dû nécessairement renoncer à son costume oriental, et prendre le costume vénitien. Il se fit donc faire, avec la plus grande exactitude, un costume vénitien du XVe siècle.
Mais, avec le turban, avec la ceinture, avec les larges pantalons brodés, une partie du pittoresque était partie ; ce pittoresque, tout le talent de Talma n'avait pu le remplacer, et, mécontent de lui-même, pensant que le changement de costume avait influé d'une façon fâcheuse sur son jeu, il reprit, aux représentations suivantes, le costume traditionnel, et abandonna l'autre à tout jamais.
Le costume du Misanthrope trouvé dans la garde-robe de Talma prouve le désir qu'il eut toute sa vie, sans oser le satisfaire, de jouer le rôle d'Alceste.
Celui qui l'acheta n'eut point la même modestie.
Pendant que se passaient tous ces événements – fort secondaires pour la France, mais fort importants pour nous –, le gouvernement faisait sournoisement une tentative pour rétablir cette censure qu'il avait abolie.
Dans son discours à la Chambre, le roi avait dit :
« J'aurais désiré qu'il fût possible de ne pas s'occuper de la presse ; mais, à mesure que la faculté de publier les écrits s'est développée, elle a produit de nouveaux abus qui exigent des moyens de répression plus étendus et plus efficaces. Il était temps de faire cesser d'affligeants scandales, et de préserver la liberté de la presse elle-même du danger de ses propres excès : un projet vous sera soumis pour atteindre ce but. »
Ce paragraphe n'était rien de moins qu'une menace.
Cette menace se traduisit en un projet de loi présenté à la Chambre sous le titre de Projet de loi sur la police de la presse.
La lecture de ce projet fut vingt fois interrompue par l'opposition, et se termina au milieu d'une agitation terrible.
Casimir Périer quitta son banc en s'écriant :
- Autant vaut proposer une loi en un seul article qui dirait : « L'imprimerie est supprimée en France au profit de la Belgique ! »
M. de Chateaubriand appela cette loi une loi vandale. Et, au cri poussé par la capitale, toute la France répondit, envoyant des pétitions particulières et collectives, qui toutes avaient pour but de supplier la Chambre de rejeter ce projet comme destructif de toutes les libertés publiques, comme désastreux pour le commerce et comme attentatoire aux droits sacrés de la propriété. Au milieu de cette terrible manifestation, qui, en 1827, présageait déjà l'opposition armée de 1830, Le Moniteur eut l'adresse ou la perfidie – on ne connaît jamais bien le fond des sentiments du Moniteur –, enfin, Le Moniteur eut l'adresse ou la perfidie, dans un article apologétique qu'il fit de cette loi, de la qualifier de loi de justice et d'amour. Oh ! alors, le sarcasme, cette arme si puissante en France, eut un côté où se reprendre ; il se cramponna à ce titre, et en fit un poignard qu'il retourna de toute façon dans le coeur de M. de Peyronnet.
Tout se prononça contre cette loi, l'Académie elle-même.
Ce fut M. de Lacretelle qui attacha ce grelot, si difficile à attacher, et qui devait réveiller les quarante immortels sur leurs fauteuils.
Le 4 janvier, il lut un discours plein d'énergie sur les inconvénients du projet de loi, sur les entraves qu'il osait mettre à la pensée. Il répudiait cette nouvelle censure qui faisait les imprimeurs juges des auteurs, et demandait que l'Académie, usant de son droit, suppliât le roi de se rendre aux voeux des Quarante en retirant ce projet de loi.
Après une discussion d'une heure, il fut résolu, à la presque unanimité, que cette supplique serait présentée au roi, et l'on nomma, pour la rédiger, MM. de Chateaubriand, de Lacretelle et Villemain.
Le 21 janvier, on lisait au Moniteur l'ordonnance suivante :

« Art. 1er, – La nomination du sieur Villemain, maître des requêtes au conseil d'Etat, est révoquée... »

Puis, plus bas :

« Par décision du roi, M. Michaud, de l'Académie française, ne fait plus partie des lecteurs de Sa Majesté.
« Par arrêté de Son Excellence le ministre de l'intérieur, en date de ce jour, M. de Lacretelle a été révoqué de ses fonctions de censeur dramatique. »

Cette persécution fut accueillie par un cri de réprobation contre le gouvernement, et par un élan de sympathie vers les victimes de la brutalité ministérielle.
Enfin, ce concert d'opposition monta tellement haut qu'il atteignit les proportions de la menace, et que le gouvernement, effrayé, retira, le 18 avril, le projet de loi qu'il avait proposé le 29 novembre.
Alors, une joie bruyante éclata dans Paris ; les maisons semblèrent rejeter elles-mêmes leurs habitants dans la rue ; chacun s'aborda le visage joyeux et la main étendue ; les ouvriers imprimeurs parcoururent les boulevards aux cris de « Vive le roi ! » en faisant flotter les plis d'un drapeau blanc, et, le soir, une illumination générale enflamma Paris.
Mais, dans sa mauvaise humeur, le gouvernement fit intervenir la force armée ; il y eut des coups donnés, des blessures reçues, et l'on fit honneur, non pas à l'intelligence, mais à la crainte du roi, du retrait de la fameuse loi de justice et d'amour.
Aussi, lorsque Charles X, pauvre monarque aveugle et sourd, croyant que l'enthousiasme produit par son avènement au trône durait toujours, indiqua pour le 29 avril une revue de la garde nationale au Champ de Mars, à son grand étonnement, entendit-il se mêler à ces cris de « Vive le roi ! » avec lesquels on grise les souverains à les faire chanceler sur leur trône, entendit- il se mêler, perçants et acharnés, les cris de : « A bas les ministres ! - A bas les jésuites ! » Ces cris s'élevaient particulièrement des rangs des deuxième, troisième, cinquième, septième et huitième légions, c'est-à-dire des rangs de l'aristocratie financière et de la petite bourgeoisie.
Etourdi de cet accueil, Charles X s'arrêta un instant ; puis, poussant son cheval jusque sur le front de la légion qui faisait entendre les cris les plus acharnés :
- Messieurs, dit-il, je suis venu ici pour recevoir des hommages et non des leçons.
Hélas ! les rois de 1827, comme ceux de 1848, auraient cependant bien dû savoir que ce sont les hommages qui aveuglent et les leçons qui éclairent.
Le lendemain, à six heures du matin, tous les postes de la garde nationale étaient relevés par la troupe de ligne, et, à sept heures, paraissait dans Le Moniteur, à la place de l'article qui devait rendre compte de la revue, l'ordonnance du licenciement.
Dès ce moment, il y eut rupture entre la branche aînée et la bourgeoisie.
Celle-là, d'ailleurs, avait son roi élu d'avance dans les desseins de Dieu, roi qui devait régner sur elle et passer avec elle.
A partir de cette heure, les yeux un peu clairvoyants purent voir, s'approchant peu à peu, le nuage qui portait dans ses flancs la tempête de 1830.

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