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Chapitre CXX


Le lendemain de la victoire. – Interdiction d'Henri III. – J'obtiens une audience de M. de Martignac. – Il lève l'interdiction. – Les hommes- obstacles. – Le duc d'Orléans me fait appeler dans sa loge. – Mot de lui à Charles X au sujet de mon drame. – Encore un folliculaire. – Visite à Carrel. – Le tir Gosset et les pistolets n° 5. – Un duel impossible.

Peu d'hommes ont vu s'opérer dans leur vie un changement aussi rapide que celui qui s'était opéré dans la mienne, pendant les quatre heures que dura la représentation d'Henri III.
Complètement inconnu le soir, le lendemain, en bien ou en mal, je faisais l'occupation de tout Paris.
Il y a contre moi des haines de gens que je n'ai jamais vus, haines qui datent du bruit importun que fit mon nom à cette époque.
J'ai des amitiés aussi qui datent de là.
Que de gens m'envièrent cette soirée, qui ne se doutaient guère que je passais la nuit à terre sur un matelas, près du lit de ma mère mourante !
Le lendemain, cette chambre était encombrée de bouquets : j'en avais couvert le lit de ma mère, qui les touchait de la main dont elle pouvait se servir, les approchant ou les écartant d'elle, sans savoir ce que voulaient dire toutes ces fleurs, et même, peut-être, sans savoir que c'étaient des fleurs.
A deux heures de l'après-midi, le lendemain de la représentation, le manuscrit était vendu six mille francs.
Je touchai les six mille francs en six billets de banque ; je montai chez M. Deviolaine, et les lui montrai.
- Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda-t-il.
- C'est le prix du manuscrit, lui répondis-je. Vous voyez que les trois mille francs de M. Laffitte y sont, et trois autres mille francs avec.
- Comment ! s'écria M. Deviolaine, il y a des imbéciles qui t'ont acheté cela ?
- Vous le voyez bien.
- Faut-il que ces b...- là soient bêtes !
Puis, me rendant les billets en haussant les épaules :
- Tu ne me demandes pas seulement comment je me porte ?
- Je n'osais pas... Eh bien ?
- C'est un peu passé, heureusement.
- Avez-vous pu retourner au théâtre ?
- Oui, j'y ai été pour la fin.
- Y étiez-vous quand on m'a nommé ?
- Parbleu !
- Et cela ne vous a pas fait un peu plaisir ?
- Un peu ! c'est-à-dire, animal, que je pleurais comme un veau...
- Allons donc ! on a bien de la peine à vous faire avouer cela... Voyons, embrassez-moi.
- Ah ! dit M. Deviolaine, si ton pauvre père était là !
- Ma mère aurait pu y être, si on ne l'avait pas rendue si malheureuse.
- Allons, bon ! ne vas-tu pas dire que c'est ma faute si ta mère est dans son lit, à présent ? Mille tonnerres ! cela m'a assez tourmenté pendant ta représentation ; je ne pensais qu'à cela ; je crois que c'est cette idée-là qui m'avait flanqué la colique... A propos, que vont-ils dire dans la maison ?
Je lui montrai la lettre de M. de Broval.
Il la relut deux fois.
- Enfin !... dit-il en me la rendant.
Et, en me la rendant, il haussait les épaules.
- Rentreras-tu dans les bureaux ?
- Oh ! pour cela, non, par exemple !
- Et tu auras bien raison. Veux-tu voir M. Fossier ?
- Ma foi, non.
- Il t'aime pourtant bien.
- Pourquoi ne m'écrit-il pas, lui aussi, une lettre de félicitations ?
- Non, mais il pourra bien te demander des billets pour ses filles.
- A propos de billets, je vous garderai une loge pour la seconde, n'est-ce pas ? Vous étiez mal placé à la première... Vous étiez près de la porte...
- Farceur ! J'en ai été bien heureux, d'être près de la porte... Et crois-tu, outre ce que tu viens de me montrer, que cela te rapportera quelque chose, cette bêtise que tu viens de faire ?
- Mais oui.
- Combien à peu près ?
- Une quinzaine de mille francs.
- Tu dis ?
- Je dis une quinzaine de mille francs.
- Et combien as-tu mis à faire cela ?
- Mais deux mois, à peu près.
- Ainsi, en deux mois, tu auras gagné les appointements de trois chefs de bureau pendant un an, gratifications comprises ?
- Réunissez vos trois chefs de bureau, et dites-leur d'en faire autant.
- Tiens, va-t'en ! J'ai peur qu'en t'entendant dire de pareilles choses, les plafonds ne te tombent sur la tête !
- A demain soir, alors ?
- Oui, à demain soir, si je n'ai rien de mieux à faire.
J'étais bien tranquille, M. Deviolaine n'aurait rien de mieux à faire, et on lui eut donné une année de ses appointements, à la condition de ne pas venir, qu'il n'eût point consenti au marché.
De chez M. Deviolaine, je courus chez M. Laffitte ; j'étais fier de pouvoir si promptement m'acquitter envers lui.
Je lui rendis ses mille écus, et il me rendit ma lettre de change et mon manuscrit.
Mais, ce que je conservai, c'est le souvenir du service rendu, service qui en présence de la maladie de ma mère, n'avait pas de prix.
Cependant, je n'étais point au bout de mes tracasseries. En rentrant dans mon chez moi provisoire, je trouvai une lettre du Théâtre Français, qui m'invitait à passer à l'instant même à l'administration.
J'y courus. Je trouvai le comité consterné, Taylor en tête. Une lettre était arrivée du ministère de l'intérieur qui suspendait Henri III. C'était une suspension bien autrement inquiétante que celle de mes appointements.
Heureusement, Taylor avait trouvé un moyen, c'était de me faire demander d'urgence une audience à M. de Martignac. Il se chargeait de porter et de faire parvenir la lettre.
J'écrivis séance tenante : je demandai audience pour le lendemain.
Deux heures après, j'avais la réponse. M. de Martignac m'attendait à sept heures du matin.
A sept heures du matin, j'étais chez M. de Martignac. Oh ! l'admirable chose qu'un ministre à la fois poli et spirituel, ainsi que l'était M. de Martignac ! Rara avis, comme dit Juvénal, rare oiseau, et, qui pis est, oiseau de passage !
Nous restâmes une heure, non pas à causer de la pièce, mais à causer de toutes choses ; en dix minutes, nous nous étions entendus sur la pièce, et je rapportais mon manuscrit sauvé, cette fois non plus du néant, mais des limbes.
Oh ! pauvre M. de Martignac ! Comme celui-là comprenait l'art ! Comme il appréciait à leur valeur ces hommes-obstacles que tous les progrès trouvent sur le chemin, non pas pour avancer eux-mêmes, mais pour empêcher les autres d'avancer !
Ce n'est pas sous le ministère de M. de Martignac que l'art eût lu, à chaque pas qu'il eût essayé de faire : « Rue barrée par ordre de l'autorité. »
Et quand on pense que voilà vingt ans que les mêmes hommes barrent les mêmes rues ; que, tandis que de vieux ils deviennent décrépits, nous, de jeunes nous devenons vieux ; qu'ils ont, à force de mauvais vouloirs et de persécutions, poussé Lamartine et Hugo dans la politique, Soulié et Balzac dans la tombe ; que je suis resté, à peu près seul, debout et luttant contre eux ; qu'ils ont inventé le timbre, comme ce cachet de Salomon qui enfermait les génies des Mille et une Nuits dans des vases de terre, et que toute cette compression politique et littéraire éclatera un jour à leur face, tuant et renversant tout autour d'eux sans les atteindre, nains accroupis qui tourmentent éternellement la cendre chaude des révolutions ?
Oh ! c'est qu'ils comprennent une chose ; c'est que, depuis vingt ans, leur politique est petite, mesquine, misérable ; qu'elle ne laissera de leurs noms chez les Allemands, chez les Hongrois, chez les Italiens, au bord du Nil comme sur les rives du Bosphore, à Mogador comme à Montevideo, dans le vieux monde comme dans le nouveau, qu'un triste et honteux souvenir ; c'est que, dans toute cette période écoulée entre le jour où M. Sébastiani est venu dire à la tribune : « L'ordre règne à Varsovie », et M. Barrot au Moniteur : « Les Français sont entrés dans Rome », ils ont menti, non seulement à toutes les promesses faites par les hommes – que ces promesses vinssent de M. de La Fayette ou de M. de Lamartine – mais encore à toutes les espérances données par Dieu, par Dieu qui a fait de la France l'étoile polaire des nations, qui a dit aux peuples : « Vous voulez naviguer vers ce monde inconnu, vers cette terre promise qu'on appelle la liberté ; voilà votre boussole. Ouvrez toutes vos voiles, et voguez hardiment ! » Dites, au lieu de tenir cette parole des hommes, au lieu d'accomplir cette promesse de Dieu, qu'avez-vous fait, pauvres esclaves de la colère, pauvres ministres de l'aveuglement ? Vous avez fait la mer mauvaise et le vent contraire à tous ces nobles bâtiments qui s'avançaient sous le souffle de Dieu. Oh ! vous savez cela, je ne vous dis rien de nouveau ; vous savez que tout ce qui est jeune, tout ce qui est noble, tout ce qui est pur, tout ce qui n'a pas traîné dans la fange du passé, que tout ce qui s'élance dans les espaces éthérés de l'avenir est contre vous ; vous savez que ceux que vous avez laissé meurtrir sous le bâton autrichien, que ceux que vous avez laissé enterrer dans les prisons pontificales, que ceux que vous avez laissé foudroyer par le canon napolitain, sont des martyrs ; vous savez que, lorsqu'ils vous saluaient, tyrans, en allant aux cirques, nous acclamions, nous, à leur dévouement ; vous savez, enfin, qu'ils nous aiment, nous porte-lumière, tandis qu'ils vous haïssent, vous porte-ténèbres ; vous savez que, si un jour ils vous pardonnent ce que vous avez fait, ce sera en faveur de ce que nous aurons écrit ; et de là viennent vos persécutions – impuissantes, Dieu merci ! comme tout ce qui vient d'en bas, et qui essaye d'atteindre à ce qui est haut... Oui, ce qui est haut, car il est au-dessus de vous celui qui peut dire : « Je viens d'écrire cette page, et vous ne l'écririez pas » !
Revenons à Henri III, qui n'avait rien à faire dans tout cela, et qui, d'un coup d'aile, se trouve, il ne sait pourquoi, élevé au-dessus des nuages. On attendait mon retour avec impatience ; on n'osait afficher sans la permission du ministre.
J'avais cette permission : on afficha.
M. le duc d'Orléans avait annoncé qu'il assisterait à la seconde représentation.
Le soir, lorsque je me présentai au théâtre, on me dit qu'il était déjà arrivé, et qu'il me faisait prier de passer dans sa loge.
Je me rendis à l'invitation entre le premier et le second acte. La salle regorgeant de spectateurs fait foi de la véhémence avec laquelle se déclarait le succès.
Le duc d'Orléans me reçut d'une façon charmante.
- Eh bien, me dit-il, monsieur Dumas, vous voilà content : vous avez gagné votre procès contre tout le monde, contre le public et contre moi. Il n'y a pas jusqu'à Broval, Deviolaine et Oudard qui ne soient enchantés.
Je m'inclinai.
- Mais savez-vous qu'avec tout cela continua-t-il en riant, vous avez failli me faire une très mauvaise affaire à moi ?
- A vous, monseigneur ?
- Oui, à moi.
- Comment cela ?
- Le roi m'a envoyé chercher hier.
- Le roi ?
- Oui bien.
- Et à quel propos, monseigneur ?
- Mais à propos de votre drame.
- A propos d'Henri III ?
- « Savez-vous ce qu'on m'assure, mon cousin, m'a-t-il dit en appuyant sur le titre ; on m'assure qu'il y a dans vos bureaux un jeune homme qui a fait une pièce où nous jouons un rôle tous les deux, moi celui d'Henri III, et vous celui du duc de Guise. »
- Monseigneur pouvait répondre que le roi se trompait, et que ce jeune homme n'était plus dans ses bureaux.
- Non, j'ai mieux aimé répondre autre chose pour ne pas mentir, car je vous garde.
- Alors, Votre Altesse a répondu ?...
- J'ai répondu : « Sire, on vous a trompé, pour trois raisons : la première, c'est que je ne bats pas ma femme ; la seconde, c'est que madame la duchesse d'Orléans ne me fait pas cocu ; la troisième, c'est que Votre Majesté n'a pas de plus fidèle sujet que moi. » Trouvez-vous que cette réponse vaille celle que vous me conseilliez de faire ?
- Oui, monseigneur, car elle est infiniment plus spirituelle.
- Et plus vraie, monsieur... Ah ! voici la toile qui se lève : allez à vos affaires ; la mienne est de vous écouter.
Je saluai.
- A propos, me dit le duc, madame la duchesse d'Orléans désire vous voir, demain matin, pour vous demander des nouvelles de votre mère.
Je m'inclinai et sortis. Oh ! puissance du succès, bruits et rumeurs qui se font autour d'un nom, calme et sereine vengeance de l'intelligence sur la matière !
M. de Broval, M. Deviolaine, M. Oudard étaient enchantés ; le duc d'Orléans me faisait appeler dans sa loge pour me répéter un joli mot qu'il avait dit au roi ; enfin, madame la duchesse d'Orléans m'attendait le lendemain, pour me demander des nouvelles de ma mère !
Décidément, la naissance ne donne que les principautés, c'est le talent qui donne les principats.
Le lendemain, je fis ma visite à la duchesse d'Orléans ; elle fut pour moi aussi bonne que possible ; mais, hélas ! pourquoi toute cette bonté arrivait elle si tard ?
En rentrant, je trouvai sous enveloppe un journal dont j'ai oublié le nom ; il m'était envoyé par quelque ami chatouilleux de mon honneur.
Il annonçait le succès d'Henri III, et ajoutait :

« Ce succès, tout grand qu'il est, n'a rien d'étonnant pour ceux qui savent de quelle façon se font les tripotages littéraires et politiques dans la maison d'Orléans. L'auteur est un petit employé aux gages de Son Altesse royale. »

L'article était à la fois mensonger et blessant ; mensonger, en ce que, comme on sait, la maison d'Orléans n'avait rien tripoté en ma faveur ; blessant, en ce que, par le mot gages, l'auteur avait eu l'intention évidente d'assimiler un employé à un domestique.
Je regardai ma pauvre mère malade ; ne sachant pas ce que je lisais, elle essayait de traduire, en me souriant, les premières impressions de tendresse qui, en même temps que l'intelligence, rentraient dans son cerveau.
Et c'était juste à ce moment-là qu'on me forçait – qui cela ? un homme que je n'avais jamais vu, que je ne connaissais pas, qui n'avait aucun motif de me haïr – que cet homme me forçait de la quitter pour lui demander raison d'une injure aussi grossière que gratuite !
J'allai trouver de La Ponce, je le priai de passer au journal, et d'arrêter, séance tenante et pour le lendemain matin, les conditions du combat avec l'auteur de l'article.
Il s'est écoulé un si long temps depuis cette époque, et j'ai si peu la mémoire des blessures, que j'ai complètement oublié et le titre du journal, et le nom de l'écrivain auquel j'avais affaire.
Je le regrette pour ce dernier, car il se montra si bien, dans toute cette affaire, que je demeurai convaincu qu'il avait pris la responsabilité d'un article qui n'était pas de lui.
Dans l'impossibilité où je suis de me rappeler son nom, qu'on me permette de l'appeler M. X***.
De La Ponce revint au bout d'une heure. La rencontre était acceptée pour le surlendemain, M. X***, qui s'était reconnu l'auteur de l'article, se battant le lendemain avec Carrel.
J'allai faire une visite à Carrel, que je connaissais de longue date pour l'avoir vu chez M. de Leuven, et avec Méry. Comme moi, il avait été insulté gratuitement. comme moi, il avait demandé raison ; et, en effet, il se battait au pistolet avec mon futur adversaire, le lendemain, à huit heures du matin.
Carrel me complimenta sur mon succès, et me promit de faire tout ce qu'il pourrait pour que M. X*** ne se battît pas avec moi le surlendemain.
Triste chose ! J'entrais à peine dans la carrière dramatique, et, en moins de huit jours, j'étais déjà forcé de demander raison à deux hommes, non pas de critiques faites sur mon talent, mais d'injures faites à ma personne.
Quelques mots de La Ponce m'avaient fait croire que l'arme choisie serait le pistolet, et ce que m'avait dit Carrel me confirma dans cette opinion ; il en résulta qu'ayant rencontré Adolphe, je lui racontai ce qui m'arrivait, le priant de venir, le lendemain, faire une partie de tir avec moi.
Quoique je n'eusse pas grand argent à dépenser, il m'en était toujours resté assez pour qu'une fois par mois, je pusse aller faire une séance chez Gosset.
J'y étais donc connu presque à titre d'habitué.
Nous arrivâmes vers les dix heures. Le garçon s'appelait Philippe.
- Philippe ! lui criai-je en passant, les pistolets n° 5, et vingt-cinq balles.
Philippe arriva.
- Les vingt-cinq balles, soit, dit-il ; mais les pistolets n° 5, non... à moins que vous ne vouliez tirer avec un seul.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'ils ont été loués ce matin à un monsieur qui avait un duel, et que vous voyez l'état dans lequel on vient de les rapporter.
En effet, le second pistolet n° 5 avait la sous-garde brisée et la crosse emportée.
- Et qui a fait cela ?
- Tiens ! une balle, dit Philippe.
- Eh bien, mais le monsieur qui le tenait ?...
- Il a eu les deux doigts coupés.
- Coupés ?
- Oh ! coupés !
- Il en est pour ses deux doigts, alors ?
- Et pour le raccommodage du pistolet.
- Et comment s'appelle-t-il, ce monsieur ?
- Je ne me souviens pas de son nom ; tout ce que je sais, c'est qu'il se battait avec M. Carrel.
- Bah ?
- Oui.
- Vous êtes sûr ?
- Parbleu ! ce sont les témoins de M. Carrel qui ont rapporté les pistolets.
- Tiens, dis-je à Adolphe, voilà qui pourrait bien ajourner mon affaire de demain.
Je lui racontai, alors, que mon adversaire devait se battre le même jour avec Carrel, et que c'était probablement lui qui avait eu deux doigts coupés.
- C'est bien facile à savoir, dit Adolphe, allons prendre de ses nouvelles.
Nous nous rendîmes chez M. X*** ; c'était lui effectivement qui s'était battu ; c'était lui qui avait eu deux doigts emportés, l'annulaire et le petit doigt.
Je remis ma carte à son domestique, et nous sortîmes.
Nous n'avions pas descendu deux étages, que nous entendîmes le domestique courant après nous.
M. X*** me faisait prier d'entrer.
Je trouvai un homme tout souriant malgré sa blessure, tout courtois malgré son attaque.
- Pardon, monsieur, me dit-il, du sans façon dont j'use vis-à-vis de vous, en vous priant de remonter et d'entrer chez moi, mais j'abuse de mon privilège de blessé.
- Et cette blessure est-elle grave, monsieur ? lui demandai-je.
- Non, j'en serai quitte pour deux doigts de la main droite ; et, puisqu'il m'en reste trois pour vous écrire que je suis fâché de vous avoir été désagréable, c'est tout ce qu'il me faut.
- Mais il vous reste aussi la main gauche pour me la donner, monsieur, lui dis-je, et ce sera mieux que de fatiguer la droite à quelque chose que ce soit.
Nous nous donnâmes la main ; nous causâmes de choses indifférentes ; puis, dix minutes après, nous prîmes congé l'un de l'autre.
Nous ne nous sommes jamais revus depuis, et, comme je l'ai dit, j'ai complètement oublié son nom.
C'est une grande faute de ma mémoire, car je m'en fusse toujours souvenu avec plaisir.
Et, singulière fantaisie du hasard, si cet homme n'avait pas eu une querelle avec Carrel, et si Carrel ne lui avait pas coupé deux doigts, c'était avec moi qu'il se battait, et il pouvait me tuer ou être tué par moi.
A quel propos, je vous le demande ?

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