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Chapitre CXXIV


Nouveaux procès de presse. – Le Mouton enragé. – Fontan. – Mot d'Harel sur lui. – Le Fils de l'Homme en police correctionnelle. – L'auteur plaide sa cause en vers. – Embarras du duc d'Orléans à propos d'un portrait historique. – Les deux usurpations.

Nous avons laissé, vers la fin de l'année 1828, le gouvernement envoyant Béranger en prison pendant neuf mois. Nous le retrouvons, au mois de juillet 1829, poursuivant Le Corsaire en police correctionnelle, et faisant condamner M. Viennot, son gérant, à quinze jours de prison et trois cents francs d'amende, pour un article intitulé Sottise des deux parts.
Le même mois, il poursuit Fontan et Barthélemy : l'un pour un article de L'Album, intitulé Le Mouton enragé ; l'autre, pour son poème du Fils de l'Homme.
Ces deux procès ont fait grand bruit ; comme ils ont été de ceux qui, dans l'opinion publique, ont préparé la chute du gouvernement en le dépopularisant, nous nous y arrêterons plus longtemps.
Le 20 juin 1829, Fontan, qui avait fait représenter, un an ou deux auparavant, une tragédie de Perkin Waerbek, à l'Odéon, fit paraître dans l'ancien Album, réédité par Magallon, son article du Mouton enragé.
Le ministère public crut voir, dans cet article, une offense à la personne du roi, et le déféra à la justice.
Voici les passages que signalait particulièrement l'acte d'accusation :
« Figurez-vous un joli mouton blanc, peigné, frisé, lavé chaque matin ; les yeux à fleur de tête, les oreilles longues, les jambes en forme de fuseaux, la ganache – autrement dit la lèvre inférieure – lourde et pendante ; enfin, un vrai mouton de Berry. Il marche à la tête du troupeau. Il en est presque le monarque. Un pré immense lui sert de pâture, à lui et aux siens ; sur le nombre d'arpents que le pré contient, une certaine quantité lui est dévolue de plein droit. C'est là que pousse l'herbe la plus tendre ; aussi devient-il gras, c'est un plaisir ! Ce que c'est pourtant, que d'avoir un apanage !
« Notre mouton a nom Robin. Il répond par des salutations gracieuses aux compliments qu'on lui fait ; il montre les dents en signe de joie.
« Malgré son air de douceur, il est méchant quand il s'y met ; il donne dans l'occasion un coup de dent tout comme un autre. On m'a raconté qu'une brebis de ses parentes le mord chaque fois qu'elle le rencontre, parce qu'elle trouve qu'il ne gouverne pas assez despotiquement son troupeau, et – je vous le confie sous le sceau du secret – le pauvre Robin-Mouton est enragé !
« Ce n'est pas que sa rage soit apparente, au contraire, il cherche autant que possible à la dissimuler. Eprouve-t-il un accès, a-t-il besoin de satisfaire une mauvaise pensée, il a bien soin de regarder auparavant si personne ne l'observe ; car Mouton-Robin sait quel sort on destine aux animaux qui sont atteints de cette maladie ; il a peur des boulettes, Robin-Mouton !
« Et puis il sent sa faiblesse. Si encore il était un bélier, ah ! qu'il userait largement de ses deux cornes ! Comme il nous ferait valoir ses prérogatives sur la gent moutonnière ! Qui sait ? Peut-être même serait-il capable de déclarer la guerre au troupeau voisin. Mais, hélas ! il est d'une famille qui n'aime pas beaucoup à se battre ; et, quelles que soient les velléités de conquête qui le chatouillent, il se ressouvient avec amertume que c'est du sang de mouton qui coule dans ses veines.
« Cette idée fatale le désespère. – Console-toi, Robin, tu n'as pas à te plaindre ; ne dépend-il pas de toi de mener une vie paresseuse et commode ? Qu'as-tu à faire du matin au soir ? Rien. Tu bois, tu manges et tu dors ; tes moutons exécutent fidèlement tes ordres, contentent tes moindres caprices ; ils sautent à ta volonté – que demandes-tu donc ?
« Crois-moi, ne cherche pas à sortir de ta quiétude animale ; repousse ces vastes idées de gloire qui sont trop grandes pour ton étroit cerveau ; végète ainsi qu'ont végété tes pères ; le ciel t'a créé mouton, meurs mouton ! Je te le déclare avec franchise, tu ne laisserais pas que d'être un charmant quadrupède, si, in petto, tu n'étais pas enragé ! »
Fontan fut condamné à deux ans d'emprisonnement et à dix mille francs d'amende.
La condamnation était un peu bien dure ; aussi fit-elle grand bruit. L'article, on en conviendra, n'était point assez bon pour mériter cette sévérité. – Il en résulta que Fontan fut érigé en martyr.
Au reste, devant les juges, Fontan, qui était un caractère entier et énergique, n'avait aucunement cherché à se justifier.
- Messieurs, avait-il dit simplement, que j'aie ou non eu l'intention que l'on vît dans mon article une allusion quelconque, j'ai le droit de ne point m'expliquer à ce sujet ; je ne permets à personne de descendre au fond de ma conscience. J'ai voulu faire un article sur un mouton enragé, je l'ai fait ; voilà les seuls éclaircissements que je doive et que je veuille vous donner.
J'avais beaucoup connu Fontan chez M. Villenave ; il était grand ami de Théodore. C'était un esprit rude, et qui, dans sa rudesse, ne manquait pas d'une certaine poésie. Il était sale jusqu'au cynisme, moins aristocrate que Schaunard de La Vie de bohème ; au lieu d'avoir une pipe pour toujours fumer, et une pipe plus belle pour aller dans le monde, il n'avait qu'un brûle- gueule qu'il ne quittait jamais, qui sentait mauvais allumé et à sa bouche, mais qui, éteint et dans sa poche, sentait plus mauvais encore.
Cette condamnation fit du bruit autour du nom de Fontan. La révolution de juillet l'alla chercher à Poissy, je crois : il reparut avec une certaine popularité, la popularité passagère de la persécution.
Harel, qui était, alors, directeur de l'Odéon, eut aussitôt l'idée d'exploiter cette popularité en lui demandant une pièce.
Fontan la lui fit ; cette pièce, qui s'appelait Jeanne la Folle, tomba ou n'eut qu'un succès médiocre.
- Décidément, me dit Harel en m'abordant après la représentation, décidément, je m'étais trompé, et Fontan avait plus de prison que de talent !
C'était malheureusement vrai.
Le pauvre Fontan mourut jeune encore, sans rien laisser de remarquable ; il avait fait imprimer un volume de poésies, et représenter deux ou trois pièces, tragédies ou drames.
Quant à Barthélemy, sa condamnation était moins dure : elle consistait en trois mois de prison et mille francs d'amende.
Voici les causes du procès :
Nous avons déjà entretenu nos lecteurs des débuts de Barthélemy et Méry. Il sait comment les deux poètes se réunirent, et comment furent faites La Villéliade, La Peyronnéide, La Corbiéréide et une foule d'autres pièces, qui, pendant deux ans, tinrent éveillée l'attention publique.
Un de ces poèmes, le plus important même de ces poèmes, fut le Napoléon en Egypte.
L'ouvrage avait obtenu un grand succès, et avait eu dix éditions en moins de six mois.
Méry, malade de l'absence du soleil, était allé chercher la chaleur et les brises maritimes, ces deux éléments opposés et qui, cependant, s'allient si bien, à Marseille. Barthélemy, resté seul, avait eu l'idée de partir pour Vienne, et d'offrir au jeune duc de Reichstadt un exemplaire du poème dont son père était le héros.
De même qu'on avait laissé mourir le père d'un cancer politique, comme disait Benjamin Constant, on était en train de laisser mourir le fils d'une maladie de poitrine. Une charmante danseuse et une belle archiduchesse étaient les deux étranges docteurs que l'Autriche avait chargés de suivre, sur le prince, les progrès d'une maladie qui, trois ans plus tard devait en faire un souvenir historique.
Il va sans dire que Barthélemy fit un voyage inutile, qu'on ne lui permit point de pénétrer jusqu'au prince, et qu'il rapporta son poème sans avoir pu le lui offrir.
Cette odyssée avait fourni à Barthélemy le sujet d'un nouveau poème intitulé Le Fils de l'Homme.
C'était ce poème qui était déféré à la justice.
Barthélemy avait annoncé d'avance qu'il se défendrait en vers. On comprend qu'une pareille annonce avait amené, dès huit heures du matin, l'encombrement de la salle de la police correctionnelle, où se jugeait le poétique procès.
Barthélemy tint parole.
Voici quelques vers de ce singulier plaidoyer, qui n'a pas de précédent dans les archives de la justice.
Messieurs, dit-il :

          Voilà donc mon délit ! Sur un faible poème
          La critique en simarre appelle l'anathème ;
          Et ces vers, ennemis de la France et du roi,
          Témoins accusateurs, se dressent contre moi !
          Hélas ! durant les nuits dont la paix me conseille,
          Quand je forçais mes yeux à soutenir la veille,
          Et que seul, aux lueurs de deux mourants flambeaux,
          De ce pénible écrit j'assemblais les lambeaux,
          Qui m'eût dit que cette oeuvre, en naissant étouffée,
          D'un greffe criminel déplorable trophée,
          Appellerait un jour sur ces bancs ennemis
          Ma muse, vierge encor des arrêts de Thémis ?
          Peut-être ai-je failli ; mais, crédule victime,
          Moi-même, j'ai bien pu m'aveugler sur mon crime,
          Puisque des magistrats, vieux au métier des lois,
          M'ont jugé non coupable une première fois.
          Aussi, je l'avouerai, la foudre inattendue,
          Du haut du firmament à mes pieds descendue,
          D'une moindre stupeur eût frappé mon esprit,
          Que le soir si funeste à mon livre proscrit
          Où d'un pouvoir jaloux les sombres émissaires
          Se montraient en écharpe à mes pales libraires,
          Et, craignant d'ajourner leur gloire au lendemain,
          Cherchaient Le Fils de l'Homme, un mandat à la main.
          Toutefois, je rends grâce au hasard tutélaire
          Qui, sauvant un ami, de mes torts solidaire,
          Sur moi seul de la loi suspend l'arrêt fatal.
          Triste plus que moi-même, au rivage natal
          Il attend aujourd'hui l'heure de la justice.
          S'il eût été présent, il serait mon complice.
          Eternels compagnons dans les mêmes travaux,
          Forts de notre union, frères et non rivaux,
          Jusqu'ici, dans l'arène à nos forces permise,
          Nos deux noms enlacés n'eurent qu'une devise,
          Et jamais l'un de nous, reniant son appui,
          N'eût voulu d'un laurier qui n'eût été qu'à lui.
          Trois ans, on entendit notre voix populaire
          Harceler les géants assis au ministère ;
          Trois ans, sur les élus du conseil souverain
          Nos bras ont agité le fouet alexandrin ;
          Et jamais l'ennemi, froissé de nos victoires,
          N'arrêta nos élans par des réquisitoires.
          Mais, dès le jour vengeur où, captive longtemps,
          La foudre du château gronda sur les titans,
          Suspendant tout à coup ses longues philippiques,
          Notre muse plus fière, osant des chants épiques,
          Evoqua du milieu des sables africains
          Les soldats hasardeux des temps républicains,
          Et montra, réunis en faisceau militaire,
          Les drapeaux lumineux du Thabor et du Caire ;
          De nos coeurs citoyens là fut le dernier cri ;
          Notre muse se tut, et, tandis que Méry
          Allait, sous le soleil de la vieille Phocée,
          Ressusciter un corps usé par la pensée,
          « J'osai, vers le Danube égarant mon essor,
          A la cour de Pyrrhus chercher le fils d'Hector. »
          Je portais avec soin, dans mes humbles tablettes,
          Ces dons qu'aux pieds des rois déposent les poètes,
          Et, poète, j'allais pour redire à son fils
          L'histoire d'un soldat, aux plaines de Memphis.
          Voilà tout le complot d'un long pèlerinage.
          Un pouvoir soupçonneux repoussa mon hommage,
          Et, moi, loin d'un argus que rien n'avait fléchi,
          Je repassai le Rhin, imprudemment franchi.

Voilà pour la défense du fait. – Après avoir défendu le fond, Barthélemy passait à la forme ; il se plaignait de cette science d'interprétation poussée si loin par les juges de tous les temps, il disait :

          Pourtant, voilà mon crime ! Un songe, une élégie
          Me condamne moi-même à mon apologie !
          Partout, sur ce vélin, je frissonne de voir
          Des vers séditieux soulignés d'un trait noir ;
          Le doigt accusateur laisse partout sa trace,
          Et je suis criminel jusque dans ma préface ;
          Ah ! du moins, il fallait, moins prompt à me juger
          Pour me juger, tout lire et tout interroger ;
          Il fallait, surmontant les ennuis de l'ouvrage,
          Jusqu'au dernier feuillet forcer votre courage,
          Et, traversant mon livre un scalpel à la main,
          Avancer hardiment jusqu'au bout du chemin.
          Certes, si comme vous on dépeçait un livre,
          Combien peu d'écrivains seraient dignes de vivre !
          Qu'on pourrait aisément trouver de noirs desseins
          Jusque dans l'Evangile et les ouvrages saints !
          Ma prose est toujours prête à disculper ma muse ;
          La note me défend quand le texte m'accuse ;
          D'un tissu régulier pourquoi rompre le fil ?
          De quel droit venez-vous, annotateur subtil,
          Dédaignant mon histoire, attaquer mon poème,
          Prendre comme mon tout la moitié de moi-même,
          Et fort de ma pensée arrêtée au milieu,
          Diviser contre moi l'indivisible aveu ?
          Mais j'ose plus encor, fort de mon innocence,
          Armé du texte seul, j'accepte la défense ;
          Seulement, n'allez pas, envenimant mes vers,
          D'un sens clair et précis extraire un sens pervers !
          Gardez-vous de chercher, trop savant interprète,
          Sous ma lucide phrase une énigme secrète !
          Ainsi, quand vous lirez : « Qu'à mes yeux éblouis,
          La gloire a dérobé les fils de saint Louis ;
          Qu'aveuglément soumis aux droits de la puissance,
          Je ne me doutais pas, dans mon adolescence,
          Que l'héritier des lis, exilé de Mittau,
          Régnait chez les Anglais dans un humble château,
          Et que, depuis vingt ans, sa bonté paternelle !
          Rédigeait pour son peuple une charte éternelle ! »
          Lisez de bonne foi comme chacun me lit.
          Pourquoi vous tourmenter à flairer un délit,
          A tourner ma franchise en coupable ironie,
          A voir un seul côté de mon double génie ?
          Voulez-vous donc me lire aux lueurs du fanal
          Dont la sainte Gazette escorte son journal,
          Et, serrant vos deux mains à nuire intéressées,
          Exprimer du poison en tordant mes pensées ?

Ce sont certes là des vers bien faits et d'un bien habile versificateur, si ce n'est d'un grand poète. A Athènes, devant cet aréopage où plaidait Eschyle, vous eussiez été acquitté, monsieur Barthélemy ! Mais, que voulez-vous ! Nous ne sommes pas des Athéniens, et nos juges ne sont point des archontes !
Le poète n'en continua pas moins, quoiqu'il fût facile de lire, sur le visage renfrogné des juges, le peu de sympathie qu'ils éprouvaient pour la défense de l'accusé.
C'est toujours Barthélemy qui parle :

          Jusqu'ici, l'on m'a vu, d'un tranquille visage,
          Conquérir pour ma cause un facile avantage.
          J'ai vengé sans effort, dans mon livre semés,
          Quelques vers, quelques mots par Thémis décimés.
          Redoublons de courage : un grand effort nous reste,
          Abordons sans pâlir ce passage funeste,
          De l'un à l'autre bout chargé de sombres croix !
          Là, sapant par mes voeux le palais de nos rois,
          Ebranlant de l'Etat la base légitime,
          D'un sang usurpateur j'appelle le régime,
          J'invoque la Discorde aux bras ensanglantés !
          Est-il vrai ? Suis-je donc si coupable ?...
          Ecoutez ! « Il sait donc désormais, il n'a plus à connaître
          Ce qu'il est, ce qu'il fut et ce qu'il pouvait être.
          Oh ! que tu dois souvent te dire et repasser
          Dans quel large avenir tu devais te lancer !
          Combien dans ton berceau fut court ton premier rêve
          Doublement protégé par le droit et le glaive,
          Des peuples rassurés espoir consolateur,
          Petit-fils d'un César, et fils d'un empereur,
          Légataire du monde, en naissant roi de Rome,
          Tu n'es plus aujourd'hui rien que le fils de l'homme !
          Pourtant, quel fils de roi contre ce nom obscur
          N'échangerait son titre et son sceptre futur ?
          Mais quoi ! content d'un nom qui vaut un diadème,
          Ne veux-tu rien, un jour, conquérir par toi-même ?
          La nuit, quand douze fois ta pendule a frémi,
          Qu'aucun bruit ne sort plus du palais endormi,
          Et que, seul au milieu d'un appartement vide,
          Tu veilles, obsédé par ta pensée avide,
          Sans doute que parfois sur ton sort à venir
          Un démon familier te vient entretenir.
          Oui, tant que ton aïeul, sur ton adolescence,
          De sa noble tutelle étendra la puissance,
          Les jaloux archiducs, comprimant leur orgueil,
          Du vieillard tout-puissant imiteront l'accueil.
          Mais qui peut garantir cette paix fraternelle ?
          Peut-être en ce moment la mort lève son aile ;
          Tôt ou tard, au milieu de ses gardes hongrois,
          Elle mettra la faux sur le doyen des rois.
          Alors, il sera temps d'expliquer ce problème
          D'un sort mystérieux ignoré de toi-même.
          Fils de Napoléon, petit-fils de François,
          Entre deux avenirs il faudra faire un choix.
          Puisses-tu, dominé par le sang de ta mère,
          Bannir de ta pensée une vaine chimère,
          Et de l'ambition éteindre le flambeau !
          Le destin qui te reste est encore assez beau ;
          Les rois ont grandement consolé ton jeune âge ;
          Le duché de Reichstadt est un riche apanage,
          Et tu pourras, un jour, colonel allemand,
          Conduire à la parade un noble régiment !
          Qu'à ce but désormais ton jeune coeur aspire ;
          Borne là tes désirs, ta gloire et ton empire.
          Des règnes imprévus ne gardons plus l'espoir,
          Ce qu'on vit une fois ne doit plus se revoir ! »

Non, poète, ce que nous avions vu ne devait plus se revoir, non, l'enfant fantôme que vous évoquiez de sa tombe anticipée ne devait être, pour l'histoire, qu'un de ces pâles spectres qu'elle montre dans ses poétiques lointains, comme Astyanax et comme Britannicus ; non, nous ne devions plus revoir ce que nous avions vu ; mais l'avenir nous gardait un spectacle non moins extraordinaire, et qui confirme ce que me disait, en 1838, le docteur Schlegel :
- L'histoire a été inventée pour nous prouver l'inutilité des exemples qu'elle donne.
Barthélemy, malgré son plaidoyer, et peut-être même à cause de son plaidoyer, fut donc condamné à trois mois de prison et à mille francs d'amende.
C'est ainsi que le gouvernement, qui successivement s'était aliéné le peuple par les procès scandaleux de Carbonneau, Pleignies et Tolleron ; l'armée, par les exécutions de Bories, Raoul, Goubin et Pommier ; la haute aristocratie militaire, par les assassinats de Brune, de Ramel, de Ney et de Mouton-Duvernet ; la bourgeoisie, par la dissolution de la garde nationale, s'aliénait la race bien autrement dangereuse des poètes, des journalistes et des hommes de lettres, par les jugements qui frappaient successivement Paul-Louis Courier, Cauchois-Lemaire, Magallon, Béranger, Fontan et Barthélemy. Or, un gouvernement qui a contre lui le peuple, l'armée, la bourgeoisie et la littérature est bien malade. Le gouvernement était donc déjà bien malade le 31 juillet 1829, jour où fut prononcée la condamnation de Barthélemy, puisque, un an après, jour pour jour, il était mort.
Au reste, l'anecdote que je vais raconter prouvera que je n'étais pas sans avoir prévu les événements qui allaient s'accomplir.
Ma nouvelle place à la bibliothèque de M. le duc d'Orléans – place, comme j'ai déjà eu l'honneur de le faire remarquer, plus honorifique que lucrative – avait pour moi ce grand avantage de me donner un immense cabinet, où je pouvais faire à peu près, et beaucoup plus commodément qu'à la bibliothèque royale, mes recherches littéraires et historiques.
J'y allais donc beaucoup plus régulièrement que mes deux confrères Vatout et Casimir Delavigne.
Il en résulta qu'un jour, le duc d'Orléans entra, chantonnant un air de messe, selon son habitude quand il était de belle humeur, et, il faut le dire, il l'était presque toujours.
- Oh ! oh ! remarqua-t-il, vous êtes seul, monsieur Dumas ?
- Oui, monseigneur.
Le duc d'Orléans fit deux ou trois tours dans la bibliothèque en continuant de chanter.
- Alors, dit-il au bout d'un instant, ni Vatout, ni Casimir, ni Tallencourt ?...
- MM. Vatout et Casimir ne sont pas venus, monseigneur, et Tallencourt est sorti.
Il refit deux autres tours en chantonnant toujours.
Il était évident qu'il avait envie de causer.
Je me hasardai à le questionner.
- Monseigneur désire-t-il quelque chose que je puisse faire, en l'absence de l'un ou l'autre de ces messieurs ?
- Non, je voulais montrer à Vatout un portrait historique, et lui demander son avis.
- Malheureusement, en supposant que monseigneur ait besoin d'un avis, mon avis, à moi, ne peut remplacer celui de M. Vatout.
- Venez toujours, me dit le duc.
Je m'inclinai et suivis le prince, de la bibliothèque dans la galerie de tableaux.
Un portrait qu'on venait de rapporter de chez l'encadreur était sur un chevalet : ce portrait historique attendait que le nom de l'original fût écrit sur le cadre.
C'était un portrait de l'empereur, peint par Mauzaisse.
En 1829, un portrait de l'empereur chez le premier prince du sang royal, c'était une espèce de nouveauté hardie qui ne laissa point que de m'étonner.
- Que dites-vous de ce portrait ? me demanda le duc d'Orléans.
- Je n'aime pas beaucoup la peinture de M. Mauzaisse, monseigneur.
- Ah ! c'est vrai, j'oubliais que vous êtes romantique en peinture et en littérature ; vous aimez la peinture de M. Delacroix, vous ?
- Oui, monseigneur... ; celle de M. Delacroix, celle de M. Scheffer, celle de M. Granet, celle de M. Decamps, celle de M. Boulanger, celle de M. Eugène Devéria ; oh ! nous avons de la marge !
- Bon ! je sais que vous vous tenez tous par la main ; mais il n'est pas question de cela. Voici un portrait que je viens de faire faire pour ma galerie ; il ne reste plus, comme vous le voyez, que le nom à y mettre. Dois- je mettre Bonaparte ? on y verra une affectation à ne reconnaître que le premier consul. Dois-je mettre Napoléon ? on y verra une affectation à désigner l'empereur ; voilà le point sur lequel je désirais demander l'avis de Vatout.
- Mais, répondis-je, il me semble que la chose est bien simple ; que monseigneur mette Napoléon Bonaparte.
- Oui ; mais c'est toujours désigner l'empereur... Napoléon, autant que je puis m'en souvenir, a fait du mal à votre famille, et vous ne l'aimez pas, je crois.
- Monseigneur, j'avoue qu'à l'endroit du grand homme, je n'en suis encore qu'où en était madame de Turenne, à l'admiration.
- C'était un grand homme ; mais il a deux taches terribles dans sa vie ; l'une est un crime, l'autre est une faute : son assassinat du duc d'Enghien, son mariage avec Marie-Louise.
- Monseigneur lui pardonne son usurpation ?
- Je n'ai pas dit cela.
- Monseigneur connaît Le Médecin malgré lui.
- Oui, je l'admire fort.
- Eh bien, dans Le Médecin malgré lui, Sganarelle dit qu'il y a fagot et fagot.
- Et vous voulez dire, vous ?
- Qu'il y a usurpation et usurpation.
- Bah !
- Oui, monseigneur.
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
- Je veux dire – et monseigneur, qui a l'esprit si juste, comprendra facilement cela – qu'il y a l'usurpation qui substitue violemment une dynastie à une autre dynastie, qui brise toutes les racines que cette dynastie avait dans le pays, tous les intérêts qui se rattachaient à elle, qui laisse, soit dans l'aristocratie, soit dans la bourgeoisie, soit dans le peuple, une large plaie longtemps saignante, lente à se cicatriser, et l'usurpation qui substitue purement et simplement un homme à un homme, une branche verte à une branche desséchée, une popularité à une impopularité ; – voilà ce que j'entends, monseigneur, par mes deux usurpations.
Le duc d'Orléans étendit la main en souriant vers moi, comme pour m'arrêter ; mais néanmoins, me laissant finir :
- Monsieur Dumas, me dit-il, c'est là une question un peu bien subtile, et, si vous voulez y avoir une réponse, il faut la poser à un concile, et non à un prince du sang... – Au reste, vous avez raison pour le portrait ; je mettrai Napoléon Bonaparte.
Je saluai et me retirai dans la bibliothèque.
Le duc resta pensif dans la galerie.

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