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Chapitre CXXXIV


Le citoyen général Barras. – Le docteur Cabarrus me présente chez lui. – Les deux seuls remords de Barras. – Ses dîners. – Le chasseur de la princesse de Chimay. – Fauche-Borel. – Le gâchis du duc de Bordeaux. – Leçon d'histoire donnée à un ambassadeur. – Walter Scott et Barras. – Dernière joie de l'ancien directeur. – Sa mort.

J'ai raconté de quelle façon mon succès d'Henri III m'avait lancé dans le monde, et quelle curiosité il avait excitée pour son auteur. Au nombre des personnes qui avaient désiré que je leur fusse présenté était Barras.
J'avais pour lui, homme de la Convention et du Directoire, du 9 thermidor et du 13 vendémiaire, un nom doublement historique – le nom de mon père et le mien. On connaît Barras par coeur. Fils d'une vieille famille de Provence, il était entré de bonne heure au service ; envoyé dans l'Ile de France et dans l'Inde où il avait vaillamment concouru à la défense de Pondichéry il était sorti du service avec le grade de capitaine, et était venu à Paris, où il avait mené une vie fort dissipée. Pris au milieu de cette existence de plaisirs par ses concitoyens du Var, qui l'avaient fait député en 1792, il avait siégé à la Convention parmi les montagnards ; chargé, l'année suivante, d'une mission ayant pour but de réprimer le double mouvement fédéraliste et royaliste qui agitait le Midi, il avait assisté à la reprise de Toulon sur les Anglais ; là, il avait connu le chef de bataillon Bonaparte, et avait été ainsi à même d'apprécier l'avantage qu'un parti pouvait tirer d'un pareil homme.
Nommé, au 9 thermidor, commandant de la force armée de Paris, ce fut lui qui s'empara de Robespierre et qui le livra à l'échafaud. Quelques jours après, attaqué lui-même par les sections – à défaut de mon père, appelé par la Convention, et qui, comme on l'a vu, ne pouvait répondre à cet appel à cause de son absence – il poussa en avant Bonaparte, qui fit pour lui le 13 vendémiaire, et contre lui le 18 brumaire. A cette époque, disait-on – mais cela me paraît une de ces calomnies que les vainqueurs, pour se faire absoudre de leur victoire, quand elle n'est pas tout à fait légale, jettent volontiers sur les vaincus – ; à cette époque, disait-on, Barras était en train de négocier le retour des Bourbons, et douze millions étaient promis au nouveau Monk pour prix de cette restauration.
L'événement du 18 brumaire ayant tué la contre-révolution bourbonienne, Barras, proscrit par son ancien protégé, se retira à Bruxelles, puis à Rome. En 1816 seulement, il revint en France, et se fixa à Chaillot, qu'il habitait depuis cette époque, et où il tenait, grâce à deux cent mille livres de rente viagère qu'il avait sauvées des différents naufrages de sa vie politique, une charmante maison fort luxueuse, en domestiques surtout. Je dis en domestiques surtout, parce que le grand luxe de table de Barras était d'avoir autant de domestiques que de convives, et j'ai dîné deux ou trois fois chez Barras, moi vingt ou vingt-cinquième.
Je fus présenté à l'ancien directeur par un de mes plus anciens et de mes meilleurs amis, par un homme que j'ai grand plaisir à voir quand je me porte bien, et plus grand plaisir encore quand je suis malade ; par le docteur Cabarrus, fils de la belle madame Tallien.
Cabarrus était, alors, ce qu'il est, au reste, encore aujourd'hui, une grande et forte organisation, sympathique de visage, sympathique de caractère. Doué d'un esprit charmant, d'une science réelle, d'une observation incessante, Cabarrus, par sa position sociale moins que par sa valeur personnelle, avait été jeté au milieu de toutes les aristocraties : aristocratie de naissance, aristocratie de talent, aristocratie de science. Personne ne raconte, et, chose plus rare, n'écoute mieux que lui : il a la bouche fine, spirituelle, rieuse, et il rit avec de belles dents, ce qui met la lumière dans le rire. – Barras l'aimait beaucoup, et il n'y a là rien d'étonnant, tous ceux qui connaissent Cabarrus l'aiment.
Ce fut donc Cabarrus qui, un mercredi matin, me conduisit chez Barras. J'étais prévenu qu'on appelait toujours l'ancien directeur citoyen général ; on n'y était pas forcé, bien entendu, mais c'était le titre qui lui faisait le plus de plaisir.
Barras nous reçut dans son grand fauteuil, qu'il ne quittait guère plus que, vers les dernières années de sa vie, Louis XVIII ne quittait le sien. Il se rappelait parfaitement mon père, l'accident qui l'avait éloigné du commandement de la force armée au 13 vendémiaire, et je me souviens qu'il me répéta plusieurs fois, ce jour-là, ces paroles, que je reproduis textuellement :
- Jeune homme, n'oubliez pas ce que vous dit un vieux républicain ; je n'ai que deux regrets, je devrais dire deux remords, et ce sont les seuls qui seront assis à mon chevet le jour où je mourrai : j'ai le double remords d'avoir renversé Robespierre par le 9 thermidor, et élevé Bonaparte par le 13 vendémiaire.
On voit que je n'ai pas oublié ce que m'avait dit Barras, quoique, sur l'un de ces deux points – et je laisse au lecteur à deviner lequel – je ne partage pas tout à fait son opinion.
C'était le mercredi que Barras recevait. Cabarrus avait choisi ce jour-là, espérant que le « citoyen général » me retiendrait à dîner, et qu'ainsi je me trouverais avec quelques illustrations de la fin de l'autre siècle et du commencement de celui-ci ; illustrations qui, au reste, quelles qu'elles fussent, une fois chez Barras, subissaient le niveau républicain, et n'étaient plus que des citoyens ou des citoyennes.
L'attente de Cabarrus ne fut pas trompée : l'ancien directeur nous invita à dîner, nous offrant, si nous ne voulions pas retourner à Paris, une voiture pour nous promener au bois en attendant l'heure de se mettre à table.
Cabarrus avait ses affaires ; j'avais les miennes : nous acceptâmes le dîner, refusâmes la voiture, et prîmes congé de Barras.
Barras était, en 1829, un très beau vieillard de soixante-quatorze ans. Je le vois encore dans son fauteuil à roulettes, où les mains et la tête semblaient être restées seules vivantes, mais aussi paraissaient avoir concentré en elles la vie de tout le corps, coiffé d'une casquette qui ne le quittait jamais, et qu'il ne quittait pour personne.
De temps en temps, cette vie morale, si l'on peut parler ainsi, vie factice, vie toute de volonté, l'abandonnait, et il avait, alors, l'air d'un mourant.
Nous revînmes à l'heure du dîner. J'ai dîné trois fois chez Barras, et, à chaque dîner, j'ai été témoin d'un incident assez curieux.
Le premier jour – celui dont je parle – nous étions à peu près vingt ou vingt cinq à table.
Au nombre des convives était madame Tallien, devenue princesse de Chimay.
Elle était arrivée accompagnée d'un chasseur dont les plumes merveilleuses avaient fait l'admiration de tout le monde. On nous avait introduits au salon, où les premiers venus faisaient les honneurs aux convives, au fur et à mesure qu'ils se présentaient. On ne voyait Barras qu'à table.
L'heure du repas arrivée, on ouvrait à deux battants les portes de la salle à manger, chacun cherchait la place qui lui était indiquée ; la porte de la chambre à coucher s'ouvrait : on roulait Barras au centre de la table ; les convives s'asseyaient et attaquaient d'habitude avec grand appétit un fastueux repas.
Quant à Barras, son dîner était étrange : on apportait devant lui un énorme gigot que l'on coupait de façon à en faire sortir tout le jus. On emportait ensuite le gigot à la cuisine, et on en laissait le jus dans l'assiette creuse de Barras ; Barras émiettait du pain dans ce jus, et mangeait cette espèce de pâtée.
Je ne lui vis jamais manger autre chose, les trois fois que je dînai chez lui.
Ce jour-là, au milieu du dîner, on entendit un grand bruit dans la cuisine. C'était comme une lutte, les cris étaient mêlés d'éclats de rire.
Barras avait l'habitude d'être admirablement servi, et dans un silence remarquable. Aucun des vingt ou vingt-cinq domestiques qui se tenaient derrière les convives ne soufflait le mot, ne choquait une assiette, ne froissait un couvert d'argent. A part le luxe de viandes qui chargeait la table, on se serait cru dans une école pythagoricienne.
Un seul avait son franc parler : c'était le valet de chambre, l'intendant, disons mieux, l'ami de Barras.
Il s'appelait Courtaud.
- Courtaud ! demanda Barras en fronçant le sourcil, quel est donc ce bruit ?
- Je ne sais, citoyen général, répondit Courtaud, fort étonné lui-même d'une infraction pareille aux règles de la maison ; je vais voir.
Courtaud sortit, et, cinq secondes après, rentra. Tous les visages, au reste, étaient tournés du côté de la porte.
- Eh bien ? demanda Barras.
- Oh ! ce n'est rien, citoyen général, répondit Courtaud en riant.
- Mais, enfin, qu'est-ce ?
- Ce sont les domestiques des citoyens – et Courtaud montrait les convives, appartenant, du reste, pour la plupart, à l'opinion républicaine – qui sont en train de plumer le chasseur de la citoyenne Tallien et il crie, le pauvre diable, parce que, en lui tirant les plumes, on lui pince un peu la peau.
- Et qu'a-t-il fait pour mériter d'être plumé tout vif par les autres domestiques ? reprit Barras.
- Il a appelé sa maîtresse madame la princesse de Chimay !
- Alors, le supplice est juste : sa maîtresse ne s'appelle pas la princesse de Chimay, elle s'appelle la citoyenne Tallien.
Un autre jour – c'était à table encore – un couvert était resté vacant. Le convive en retard était le fameux Fauche-Borel, l'agent royaliste que vous savez, qui devait, six mois plus tard, réduit à la lumière, par l'ingratitude des Bourbons, se tuer à Neuchâtel en se jetant par une fenêtre. Il avait de grandes familiarités chez Barras, et l'on disait que c'était par son intermédiaire qu'avaient été liées les négociations échouées en 1798 entre les Bourbons et l'ancien directeur.
Fauche-Borel était donc en retard. Au rôti, il arrive attendri, les yeux humides, un mouchoir à la main.
- Enfin, vous voilà, mon cher Fauche-Borel, dit Barras ; pourquoi donc ce retard ?
- Ah ! citoyen général, demandez-moi plutôt d'où vient mon émotion.
- Eh bien, mon cher Fauche-Borel, je vous demande d'où vient votre émotion.
- Oh ! général, le spectacle le plus touchant, le plus attendrissant, le plus exemplaire... Imaginez-vous que j'arrive des Tuileries...
- Ah ! ah !... Et c'est là que vous avez vu ce spectacle touchant, attendrissant, exemplaire ?... Vous avez eu du bonheur, mon ami, et vous êtes tombé au bon moment ! - Voyons, racontez-nous ce que vous avez vu, que nous soyons à notre tour touchés, attendris, édifiés.
- Figurez-vous, citoyen général, que M. le duc de Bordeaux avait, dans le grand salon où il jouait, répandu de l'eau sur le parquet...
- Vraiment !
- Et que le duc de Damas lui a dit : « Monseigneur, vous avez fait du gâchis sur le parquet ; j'en suis désespéré, mais vous le balayerez. - Comment, je le balayerai ! a répondu le jeune prince ; est-ce qu'il n'y a pas des balayeurs ici ? - Il y en a ; mais, cette fois, comme le gâchis a été fait par Votre Altesse, c'est Votre Altesse qui le balayera... Allez chercher un balai ! » a dit le duc à un laquais ; et, comme celui-ci hésitait : « Je vous l'ordonne ! » a-t-il ajouté. Cinq minutes après, le domestique est arrivé avec un balai. Son Altesse a versé beaucoup de larmes ; mais M. de Damas a tenu bon, et monseigneur a été obligé de balayer lui-même le gâchis qu'il avait fait ! - Que dites-vous de cela, citoyen général ?
- Je dis, répondit Barras avec ce ton railleur qui lui était habituel, que le gouverneur de M. le duc de Bordeaux fait bien d'apprendre un état à son élève ; au train dont y vont ses nobles parents, il en aura bientôt besoin !
Une autre fois – c'était toujours à table – un illustre général, homme de guerre éminent, homme d'esprit remarquable, et qui était, alors, ambassadeur à Constantinople, racontait avec amertume une scène de la Révolution.
Par hasard, il avait derrière lui Courtaud, ce valet de chambre, cet intendant cet ami de Barras ; l'homme au franc parler.
Celui-ci étend la main, et touche le général à l'épaule juste au beau milieu de son récit.
- Général, dit-il, je vous arrête... Ce que vous racontez ne s'est point passé comme vous le dites : vous calomniez la Révolution !
Le général, indigné, se tourne vers Barras, comme pour en appeler à lui de la familiarité d'un laquais.
Mais Barras :
- Messieurs, Courtaud a raison ! - Raconte l'aventure comme elle s'est passée, Courtaud ; rétablis les faits, et donne une leçon d'histoire à M. l'ambassadeur.
Et Courtaud, à la grande satisfaction de Barras, et au grand ébahissement de la société, raconta les faits comme ils s'étaient passés.
A l'époque où Walter Scott était venu à Paris pour y chercher des documents sur le règne de Napoléon, dont il se proposait d'écrire l'histoire, Barras, qui avait des documents précieux à lui communiquer, désira le voir, et pria Cabarrus – qui sait sa Révolution comme Courtaud, mais qui la raconte mieux que celui-ci, n'en déplaise à la mémoire du citoyen général Barras – d'inviter le célèbre romancier à venir dîner chez lui. Cabarrus commença par avoir une longue conversation avec Walter Scott, lequel, sachant qu'il avait affaire au fils de madame Tallien, causa beaucoup de tous les événements dans lesquels la mère de Cabarrus avait joué un rôle ; enfin, le messager aborda le véritable objet de sa visite, et transmit au poète écossais l'invitation de Barras.
Mais Walter Scott secoua la tête.
- Je ne puis dîner avec cet homme, répondit-il ; j'écrirai du mal de lui, et l'on dirait, dans notre Ecosse, que je lui ai jeté à la tête les plats de sa table !
Un jour, Cabarrus m'invita à passer chez lui vers une heure de l'après-midi. Je me rendis exactement à l'invitation.
- Barras mourra aujourd'hui, me dit-il ; voulez-vous le voir une dernière fois avant qu'il meure ?
- Certainement, répondis-je ; je suis curieux de pouvoir dire plus tard aux gens qui ne le connaîtront que de nom : « J'ai vu Barras le jour de sa mort. »
- Eh bien, venez avec moi ; je vais littéralement lui dire adieu.
Nous montâmes en voiture, et nous nous rendîmes à Chaillot.
Nous trouvâmes Courtaud fort triste ; lorsque Cabarrus lui demanda comment allait son maître, il se contenta de secouer la tête.
Il n'introduisit pas moins Cabarrus dans la chambre du moribond et, comme j'étais avec Cabarrus, il me fit entrer en même temps.
Nous nous attendions à trouver Barras triste, pâle, abattu, défait ; Barras était gai, souriant, presque rouge ; il est vrai que cette rougeur était une question de fièvre. On commença par excuser ma présence. J'avais rencontré Cabarrus aux Champs-Elysées, et, ayant appris qu'il venait prendre des nouvelles de Barras, j'avais voulu en venir prendre avec lui.
Barras me fit, de la tête, un petit signe amical pour me dire que j'étais le bienvenu.
- Mais, s'écria Cabarrus, que me disait donc ce terroriste de Courtaud, général ? Il prétendait que vous étiez plus mal ; vous me paraissez vous porter admirablement, au contraire !
- Ah ! oui, dit Barras, parce que vous me trouvez riant tout seul... Cela n'empêchera point, mon cher Cabarrus, que je ne sois mort ce soir !... – Entendez-vous cela, Dumas ? Je suis comme Léonidas : ce soir, je soupe chez Pluton ! Et je pourrai dire à votre père, qui serait si content de vous voir, que, moi, je vous ai vu.
- Mais qui vous faisait donc rire, quand nous sommes entrés ? demanda Cabarrus en essayant de détourner la conversation, et de la ramener de la mort à la vie.
- Ce qui me faisait rire ? répondit Barras. Je vais te le dire. C'est que je viens de jouer un bon tour à nos gouvernants... Comme j'ai été au pouvoir, ils ont les yeux sur moi ; ils savent que je vais mourir, et ils guettent le moment de ma mort, pour mettre la main sur mes papiers. Depuis ce matin, en conséquence, je suis occupé à mettre mon cachet sur ces trente ou quarante cartons. Aussitôt ma mort, ils seront saisis. J'ai donné ordre qu'on introduisit un référé, qu'on plaidât à grand bruit... Cela pourra durer quatre mois, six mois, un an... Après quoi, mes héritiers perdront, mes papiers étant des papiers d'Etat. Alors ces quarante cartons que vous voyez là seront solennellement ouverts en conseil des ministres... Eh bien, à la place de ces papiers précieux qui sont en sûreté, savez-vous ce qu'ils trouveront ?
- Non, je ne m'en doute pas, je l'avoue.
- Les comptes de mes blanchisseuses, depuis trente-cinq ans... et ils en auront long à déchiffrer, car j'ai sali du linge depuis le 9 thermidor jusqu'aujourd'hui.
Et Barras poussa un éclat de rire si franc et si joyeux, qu'il en tomba en faiblesse.
Le soir, comme lui-même l'avait prédit, il était mort.

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