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Chapitre CXXXVI


M. Brifaut, le censeur et l'académicien. – Histoire de Ninus II. – M. de Lourdoueix. – L'idée d'Antony. – La pièce, reçue aux Français, est arrêtée par la censure. – Le duc de Chartres. – Négociation pour qu'il assiste, avec ses deux frères, à la première représentation de Christine. – Lout. – Un autographe du prince royal.

C'était au milieu de ce monde, bien autrement amusant que celui de la Comédie-Française, que m'avaient transporté les répétitions de Christine.
De même que pour Henri III tous nos amis peintres étaient à ma disposition : Boulanger avait fait une partie des costumes, Saint-Eve l'autre, lorsque, tout à coup, cette nouvelle nous arriva du ministère :

« La pièce est arrêtée. »

Après Marion Delorme, Christine ! Décidément, la censure y prenait goût.
J'allai au ministère ; ma pièce était entre les mains de M. Brifaut, auteur de Ninus II.
L'histoire de Ninus II aurait dû, cependant, rendre M. Brifaut indulgent pour les autres.
Ah ! pardon, vous ne connaissez peut-être pas l'histoire de Ninus II ? – Je vais vous la dire.
M. Brifaut avait fait, en 1809 ou 1810, je ne sais sous quel titre, une pièce dont la scène se passait en Espagne.
La censure arrêta cette pièce.
Un ami de M. Brifaut en appela à Napoléon de la décision de ses censeurs. Napoléon lut la pièce ; il y avait des vers à la louange des Espagnols.
- La censure a bien fait, dit-il. Il ne me va point qu'on fasse l'éloge d'un peuple avec lequel je suis en guerre !
- Mais, Sire, que voulez-vous que devienne l'auteur ? demanda humblement et piteusement l'ami. Il n'a composé et ne composera probablement jamais que cette pièce-là dans toute sa vie ; il comptait sur elle pour arriver à bien des choses... Sire, vous brisez sa carrière !
- Eh bien, qu'au lieu de faire passer son action en Espagne, il la fasse passer en Assyrie, par exemple, et je n'ai plus d'objection ; qu'au lieu de s'appeler Pélage, son héros s'appelle Ninus Ier, ou Ninus II, et j'autorise.
Ce n'était pas une pareille condition qui pouvait arrêter M. Brifaut ; d'abord, il appela sa pièce Ninus II ; puis, partout où il y avait Espagnols, il mit Assyriens ; partout où il y avait Burgos, il mit Babylone ; cela le gêna un peu pour les rimes, mais pour les rimes seulement ; – et la pièce fut autorisée, et la pièce fut jouée, et, à cause du tour de force, sans doute, M. Brifaut fut nommé académicien.
C'était, au reste, un excellent homme que M. Brifaut, pas trop fier de n'avoir rien fait, avantage qui rend tant de confrères insolents.
Nous discutâmes longtemps, non pas les défauts littéraires, mais les défauts politiques de la malheureuse Christine. Elle en était hérissée, à ce qu'il paraît ; la pauvre censure, qui a les doigts si délicats, ne savait vraiment par où la prendre.
Il y avait surtout ce vers, que Christine dit à propos de sa couronne :

          C'est un hochet royal trouvé dans mon berceau !

qui semblait à ces messieurs une énormité. Par ce vers, j'attaquais la légitimité, le droit divin, la succession ! Il est incroyable la quantité de choses que j'attaquais par ce vers ! Un instant je crus avoir, sans m'en douter, écrit ma pièce dans cette belle langue turque dont Molière nous donne un échantillon dans Le Bourgeois gentilhomme, et qui dit tant de choses en si peu de mots.
Il y avait encore l'envoi de cette couronne à Cromwell, qui était une chose bien dangereuse pour la monarchie ! J'avais beau dire que le fait était vrai ; que Christine avait, en réalité, envoyé cette couronne au protecteur, lequel l'avait fait fondre. Rappeler au genre humain, qui paraissait avoir oublié l'aventure, que cet envoi avait existé, semblait une chose subversive et incendiaire !
Il est vrai qu'à la manière dont M. Brifaut avait traité l'histoire dans Ninus II, il devait assez peu se préoccuper des questions historiques.
En somme, malgré mes conférences avec M. Brifaut – conférences que son affabilité rendait, d'ailleurs, fort tolérables – rien n'avançait et, comme Harel était pressé, on me décida à faire une démarche vers le chef de la censure, M. de Lourdoueix. On m'avait invité à me faire recommander à M. de Lourdoueix par une dame de ses amies qui avait tous les ans le prix de vertu ; je ne sais plus son nom ; seulement, on prétendait qu'il n'y avait que par cette anse-là qu'on pût le prendre ; mais j'étais, comme Raoul des Huguenots le fut depuis, plein de confiance en mon bon droit, et, sans recommandation aucune, je m'aventurai vers les terres australes où je devais découvrir M. de Lourdoueix.
Je ne sais pas si M. de Lourdoueix avait fait Ninus III ou Ninus IV, s'il était de l'Académie ou simplement du Caveau ; mais M. de Lourdoueix était loin d'être aussi affable que M. Brifaut.
Notre entrevue fut courte. Après une conversation de cinq minutes, aigrelette des deux parts :
- Enfin, monsieur, dit-il, tout ce que vous pourrez ajouter est inutile : tant que la branche aînée sera sur le trône, et tant que je serai de la censure, votre ouvrage sera suspendu.
- C'est bien, monsieur, répondis-je en le saluant, j'attendrai !
- Monsieur, reprit ironiquement M. de Lourdoueix, le mot a été dit déjà.
- Alors, je le répète.
Et je sortis.
La menace était sérieuse : je n'avais plus là M. de Martignac, l'homme d'esprit. Le ministère Polignac avait succédé au sien, et je n'avais aucun moyen d'arriver jusqu'au nouveau président du conseil.
J'attendis ; je n'avais pas d'autre arme que la patience, et, en attendant, un jour que je me promenais sur le boulevard, je m'arrêtai tout à coup, me disant à moi-même :
- Un homme qui, surpris par le mari de sa maîtresse, la tuerait en disant qu'elle lui résistait, et qui mourrait sur l'échafaud à la suite de ce meurtre sauverait l'honneur de cette femme, et expierait son crime.
L'idée d'Antony était trouvée ; quant au caractère du héros, je crois avoir dit que le Didier de Marion Delorme me l'avait fourni.
Six semaines après, Antony était fait.
Je lus la pièce aux Français ; elle n'obtint qu'un médiocre succès de lecture. Je distribuai mes deux rôles entre mademoiselle Mars et Firmin ; mais il était évident qu'ils eussent autant aimé que je choisisse d'autres interprètes.
J'envoyai la pièce à la censure ; elle fut arrêtée comme Christine.
Cela me faisait la paire.
Mais, soit qu'il y eût, à cette époque, une certaine pudeur dont la tradition s'est depuis perdue, soit que quelque ami à moi eût agi en dessous – et j'ai toujours soupçonné l'excellente et spirituelle madame du Cayla de m'avoir rendu ce service – soit, enfin, qu'Harel eût réellement au ministère l'influence qu'il prétendait y avoir, la pièce de Christine nous fut rendue, sans grands changements, dans les premiers jours de mars. On avait même laissé le fameux vers sur le hochet royal, tout incendiaire qu'il était, et l'envoi de la couronne au protecteur, quelle que fût la catastrophe qui pouvait résulter de cette réminiscence historique !
Les répétitions interrompues reprirent donc leur cours.
Cependant, au milieu de toutes mes tribulations, je n'en allais pas moins à la bibliothèque du Palais-Royal, et, à la bibliothèque du Palais-Royal, j'avais fait une nouvelle connaissance.
Cette connaissance était celle de M. le duc de Chartres.
M. le duc de Chartres était, à cette époque, un charmant enfant comme il a été, depuis, un charmant prince ; assez mauvais écolier, quoi qu'en disent ses maîtres – et, de crainte que, pour l'honneur du professorat, ils ne me démentent, je citerai tout à l'heure une anecdote à ce sujet.
M. le duc de Chartres était donc, ainsi que je l'ai dit, un charmant enfant de dix-sept ans, et, comme j'en avais vingt-sept, moi, la différence d'âge n'étant pas, entre nous deux, aussi grande qu'elle l'était entre lui et Casimir Delavigne, ou entre lui et Vatout, c'était d'ordinaire à moi qu'il s'adressait.
En outre, mon nom faisait beaucoup de bruit dans ce moment-là ; on me prêtait une foule d'aventures, comme, depuis, on m'a prêté une foule de mots. J'avais des passions africaines, disait-on, et on en appelait à mes cheveux crépus et à mon teint bruni, qui ne pouvaient ni ne voulaient démentir mon origine tropicale. Tout cela était curieux pour un enfant qui devenait jeune homme, et qui sentait l'art comme nous l'exprimions, ou plutôt comme je l'exprimais, puisque, à cette époque, rien d'Hugo n'avait encore paru, dramatiquement parlant.
Hernani ne devait être représenté que le 25 février 1830, et ce commencement de relations dont je parle avait lieu vers la fin de 1829.
M. le duc de Chartres me traitait donc en homme se rapprochant ou plutôt ne s'éloignant pas trop de son âge, et, quand il pouvait s'échapper, venait causer avec moi.
Je dois dire que bientôt la conversation déviait, passant de l'art aux artistes, de la pièce aux acteurs, et qu'il était au moins autant question entre nous de mademoiselle Virginie Bourbier, de mademoiselle Louise Despréaux, de mademoiselle Alexandrine Noblet et de mademoiselle Léontine Fay que d'Henri III et de Christine.
Mais ces séances n'étaient jamais bien longues ; au bout d'un instant, on entendait M. le duc d'Orléans chantant sa messe, ou M. un tel glapissant le nom du duc de Chartres, et le jeune prince, qui, devenu homme, continuait de trembler devant le roi, se sauvait par quelque porte dérobée en balbutiant :
- Oh ! monsieur Dumas, ne dites pas que vous m'avez vu !
Quelque temps avant la représentation de Christine, il était descendu et m'avait exprimé tout le désir qu'il éprouvait d'assister, avec ses deux jeunes frères, à la représentation de mon second drame ; mais il avait peur que la permission ne lui en fût refusée.
Aussi, que venait faire près de moi le pauvre enfant ?
Il venait me prier de manifester au duc d'Orléans le désir que ses enfants assistassent à la représentation de ma pièce.
J'étais on ne peut plus disposé à faire cette demande, et, la première fois que je vis Son Altesse, je la risquai.
Le prince fit deux ou trois hum ! hum ! qui indiquaient toute sa défiance à l'endroit de la moralité d'une pièce défendue un instant par la censure ; mais je le rassurai de mon mieux, et j'obtins, à force d'instances, que les jeunes princes assisteraient à la représentation.
Au prochain jeudi, je ne manquai pas d'aller à la bibliothèque ; je me doutais bien que j'y verrais le duc de Chartres ; en effet, il descendit, mais accompagné de M. de Boismilon ; cependant, il trouva moyen de passer près de moi, et de me dire à demi-voix :
- Nous y allons ! Merci...
J'ai promis – une anecdote relative à la paresse de M. le duc de Chartres – paresse qu'on dissimulait fort à son père, et que les prix dont on accable d'ordinaire les jeunes princes ne permettaient pas de soupçonner – ; je tiens ma promesse.
En 1835, j'entrepris avec Jadin un voyage en Italie. Notre intention était de faire ce voyage en véritables touristes, c'est-à-dire à pied, à cheval, à mulet, en voiturin, en corricolo, en speronare, en barque, comme nous pourrions enfin.
Nous résolûmes de sortir de France par ce que l'on appelle la rivière de Gênes ; en conséquence, nous prîmes à Hyères une espèce de voiturin qui devait, moyennant cent francs, nous conduire à Nice en passant par le golfe Juan, où nous aurions la faculté de nous arrêter une demi-journée, mon intention étant de prendre, pour le faire graver plus tard, un dessin de la plage où Napoléon avait débarqué en 1815.
De son côté, le vetturino avait le droit de nous adjoindre quatre personnes, à la condition que ces personnes ne pourraient s'opposer à une première station de cinq ou six heures à Cannes, et à une seconde station à Grasse.
Au nombre des voyageurs qui nous accompagnaient était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, vêtu d'un frac bleu, d'un pantalon de nankin, de bas de couleur et de souliers lacés.
Dans mes Impressions de voyage, je lui ai donné le nom de Chaix ; dans mes Mémoires, je dois rétablir son véritable nom : il s'appelait Lout.
Pendant un jour et demi, il ne nous adressa point la parole ; seulement, notre conversation paraissait l'intéresser énormément ; à toutes les drôleries, il souriait, et aux rares choses sérieuses que nous disions, il écoutait sérieusement.
A table, son couvert était toujours à côté des nôtres ; à la première couchée, il s'arrangea de manière à n'être séparé de nous que par une cloison.
Arrivés au golfe Juan, nous nous arrêtâmes, et, tandis que Jadin faisait son dessin, je me jetai à l'eau, et me baignai.
Au moment où je me déshabillais, Lout s'approcha de moi, et, m'adressant pour la première fois la parole, me demanda la permission de se baigner avec moi.
Je ne distinguai pas, d'abord, dans cette demande tout ce qu'elle avait de religieusement poli, et lui répondis en riant qu'il était parfaitement libre de faire ce qu'il voudrait. Il me remercia de la permission, et prit, dans trois pieds et demi d'eau, le plus raisonnable et le moins mouvementé des bains que j'aie vu prendre ; puis, le dessin fait, le bain pris, nous remontâmes en voiture, et, le même jour, nous allâmes coucher à Nice.
Trois de nos compagnons nous avaient déjà quittés, l'un à la hauteur de Draguignan, les deux autres à Grasse. Lout seul nous était resté fidèle jusqu'à Nice, et cela m'étonnait d'autant plus que je l'avais entendu dire aux gens qui l'avaient accompagné à la voiture, et cela au moment de se séparer d'eux, qu'il partait pour Paris. Or, il fallait que Lout fit une bien large application du proverbe « Tout chemin mène à Rome », pour se faire illusion à ce point de croire que le chemin de Toulon à Nice le mènerait à Paris.
Cette singularité de notre compagnon de voyage, laquelle singularité nous préoccupait, Jadin et moi, nous fut enfin expliquée par une demande que le vetturino nous fit au nom de Lout, qui n'osait pas nous la faire lui-même.
Lout était, en effet, parti de Toulon pour se rendre à Paris ; mais, en route, le charme de notre conversation l'avait tellement séduit, qu'au lieu de venir jusqu'au Luc, et de gagner, de là, Draguignan et Castellane, il avait annoncé au vetturino que, n'ayant jamais vu Nice, il pousserait jusque-là.
Arrivant à Nice, il nous faisait demander, comme une grande faveur, de permettre qu'il continuât de voyager avec nous, s'empressant de nous faire savoir que sa compagnie ne nous serait nullement à charge, et qu'il supporterait, quel qu'il fût, le tiers de la dépense ; le vetturino ajouta, en manière de parenthèse, que Lout, qu'il connaissait, venait d'hériter d'une trentaine de mille francs ; il retournait à Paris avec cet héritage lorsqu'il nous avait rencontrés, et, nous ayant rencontrés, il ne voyait pas un meilleur emploi à donner à une partie de son argent que de le dépenser en notre société.
La demande était faite avec tant de gracieuse instance, Lout paraissait lui- même être un si digne garçon, que nous n'eûmes pas même l'idée de discuter la question. Nous lui fîmes dire que nous acceptions sa compagnie avec le plus grand plaisir ; que la dépense, ainsi qu'il le désirait, serait divisée par tiers, et qu'enfin, dès le lendemain, nous lui donnerions un programme de notre voyage, pour qu'il vît si notre itinéraire lui convenait.
Lout nous fit répondre que ce programme lui était tout à fait inutile ; qu'il n'avait aucun but arrêté. que c'était nous, et non pas le voyage, qu'il recherchait, et que, du moment où il était riche de notre permission, il irait en Chine s'il nous plaisait d'y aller. On ne pouvait être plus accommodant.
Lout fit, en effet, le voyage d'Italie avec nous, et se montra, pendant toute la route, excellent compagnon.
J'avais raconté cette histoire dans mes Impressions de voyage, me laissant aller à toute cette gaieté de narration qui m'est naturelle, lorsque, en 1838, je vis Jadin entrer chez moi.
- Vous ne savez pas quelle visite vous recevrez demain ? me demanda-t-il.
- Non.
- La visite de Lout.
- Ah bah !
Je n'avais pas revu Lout depuis mon retour d'Italie, c'est-à-dire depuis trois ans.
- Oui, continua Jadin, et je suis chargé de vous préparer à cette visite.
- Comment ! est-ce qu'il viendrait, par hasard, me demander satisfaction de ce que je l'ai mis dans mes Impressions de voyage ?
- Non pas, au contraire, il est très satisfait d'y figurer, et il vient réclamer de vous un service.
- Ah ! il sera le bienvenu... Lequel ?
- Il se réserve de vous le dire lui-même.
- Bon ! Je l'attends.
Lout se présenta chez moi le lendemain. Il était toujours le même bon et naïf garçon ; seulement, il me paraissait avoir fait un grand pas dans l'art de la toilette.
- Eh bien, Lout, vous voilà donc ! Mais, mon ami, vous avez l'air d'un millionnaire !
- Ah ! oui, parce que je suis mieux mis qu'autrefois ; eh bien, justement, au contraire, je n'ai plus le sou.
- Comment ! vous n'avez plus le sou ?
- Non. J'ai aventuré ma petite fortune, et je l'ai perdue.
- Entièrement ?
- Entièrement.
- Ah ! pauvre garçon !
- Aussi, je viens vous demander...
- Quoi ?... Ce n'est pas un conseil pour la refaire, n'est-ce pas ?
- Non. C'est votre protection.
- Auprès du ministère ? demandai-je étonné.
- Non.
- Auprès du roi ? demandai-je plus étonné encore.
- Non.
- Auprès du duc d'Orléans ?
- Oui !
Je me rembrunis. Cette sainte et respectueuse amitié que j'avais vouée au duc, j'aurais tellement voulu la rendre pure de tout intérêt, afin que lui- même en comprît la réalité par le désintéressement, que, chaque fois qu'on me priait de demander quelque chose au prince royal, on me causait une peine réelle.
- Auprès du duc d'Orléans ! répétai-je. Et que voulez-vous donc, mon cher Lout, que je demande pour vous au duc d'Orléans ?
- Une petite place.
- Une petite place !
Et je haussai les épaules.
- Il ne vous refusera pas cela, à vous, ajouta Lout.
- Mais si, au contraire, cher ami, il me refusera cela, parce que je serai le premier à lui dire de me le refuser.
- Pourquoi cela ?
- Parce que vous n'avez aucun titre, parce que vous ne connaissez pas M. le duc d'Orléans.
- Mais si, j'ai un titre ; mais si, je le connais, me dit Lout ; j'ai été son camarade de collège.
- A Henri IV ?
- A Henri IV.
- Vous êtes sûr ?
- Parbleu !
Il se souviendra de vous ?
- J'étais dans la même classe que lui ; d'ailleurs, s'il m'avait oublié j'ai là un petit mot de sa main qui rafraîchirait ses souvenirs.
- Un petit mot de sa main ?
- Tenez, voyez plutôt.
Et il me montra, sur un fragment de papier à écolier, trois lignes d'une écriture fine qui contenaient ces mots :

« Mon cher Lout,
Expliquez-moi depuis «3Ascrwndh jusqu'à «3oloz, je vous serai infiniment obligé. »
                    De Chartres.

Je m'emparai du papier avec empressement.
- Oh ! mais, lui dis-je, s'il en est ainsi, mon cher Lout, vous êtes sauvé, et je réponds de tout.
- Vous vous chargez de mon affaire, alors ?
- Avec le plus grand plaisir.
- Quand verrez-vous le duc ?
- Demain matin.
- Et quand pourrai-je revenir ?
- Demain, à midi.
- Et j'aurai ma place ?
- Je l'espère.
- Ma foi, mon cher monsieur, vous m'aurez rendu là un bien grand service.
- Je vous le rendrai !... Allez, et dormez sur les deux oreilles ; vous vous réveillerez, après-demain, avec douze cents francs d'appointements.
Lout sortit sur cette douce promesse, et j'écrivis au prince royal, lui demandant un rendez-vous pour le lendemain matin.
Un quart d'heure après, j'avais mon rendez-vous.
Je logeais, à cette époque, rue de Rivoli, n° 22 ; mes fenêtres donnaient juste sur celles du duc d'Orléans, et souvent il répondait lui-même par un signe à des demandes du genre de celle que je venais de lui adresser.
Au reste, ces demandes étaient rares ; j'attendais toujours que le prince me fit appeler. Je savais avec quelle répugnance le roi et surtout la reine me voyaient aller chez leur fils.
Aussi, le lendemain, quand je me présentai chez le prince :
- Eh ! vous voilà ! me dit-il ; que diable avez-vous donc de si pressé à me demander ?
- Ah ! monseigneur, une grâce que vous m'accorderez, j'en suis sûr, avec le plus grand plaisir.
- De qui ou de quoi est-il question ?
- Je ne sais pourquoi monseigneur s'explique si catégoriquement avec moi ; il sait que je ne suis pas puriste.
- N'importe, il est bon de prouver que, quoique prince royal, on a fait ses classes.
- Justement, je viens parler à monseigneur d'un de ses camarades de collège.
- En resterait-il un qui ne fût pas placé ? me demanda-t-il.
- Oui, monseigneur, et je l'ai découvert, répondis-je.
- Oh ! vous, je ne sais ce que vous ne découvririez pas...
- Dame ! monseigneur, quand on a découvert la Méditerranée.
- Eh bien, qu'avez-vous découvert encore ?
- Je vous l'ai dit, un camarade de classe à monseigneur.
- Et qui se nomme ?
Je tirai le petit papier de ma poche, prêt à l'utiliser à la première occasion.
- Lout, monseigneur.
Le duc jeta un cri.
- Oh ! quel cancre ! dit-il.
Je le regardai en souriant et en remettant bien ostensiblement mon papier dans ma poche.
- Alors, dis-je, monseigneur, c'est autre chose.
- Comment ! c'est autre chose ?
- Oui, je n'ai plus rien à demander à Votre Altesse.
- Pourquoi cela ?
- Dame !...
- Voyons, quel est ce papier que vous remettez dans votre poche, et que vous mourez d'envie de me montrer ?
- J'en meurs d'envie, c'est vrai, monseigneur.
- Eh bien, montrez-le-moi, alors !
- Je n'ose pas.
- Donnez donc !
Je tendis la main vers le prince, et, le plus humblement possible, je lui remis le papier.
- Bon ! me dit-il, c'est quelque machine infernale.
- Lisez, monseigneur.
Le prince jeta les yeux sur le petit chiffon de papier, et rougit jusqu'aux oreilles.
Il rougissait très facilement, et, en supposant que ce soit un défaut, ce défaut lui était commun avec le duc de Nemours et le duc d'Aumale.
- Ah ! ah ! fit-il après avoir lu.
Puis, me regardant :
- Eh bien, qu'est-ce que cela prouve ? dit-il. Que j'étais encore plus cancre que lui.
- Monseigneur ne fera-t-il pas quelque chose pour son supérieur, alors ?
- Que désirez-vous que je fasse ?
Et il s'approchait tout doucement de la cheminée, roulant le petit papier dans ses doigts.
- Dame ! monseigneur le placera, j'espère bien.
- Où ?
- Près de lui.
- En quelle qualité ?
- Mais ne fût-ce que comme futur professeur de ses enfants ; il leur expliquera depuis «3Ascrwndh jusqu'à «3oloz.
- Non, dit-il, mais j'ai une idée.
- Par dieu ! cela ne m'étonne pas.
Le prince se mit à rire.
- Croyez-vous qu'il veuille apprendre l'allemand ?
- Il apprendra tout ce que voudra monseigneur.
- Eh bien, j'en fais un secrétaire adjoint de madame la duchesse d'Orléans ; quand il saura l'allemand, il traduira les lettres qu'elle recevra d'Allemagne... Voilà la seule place que j'aie à lui donner.
- Et les appointements courront ?...
- De demain ; dites-lui de se présenter chez Asseline.
- Merci pour lui et pour moi, monseigneur.
Et il s'approchait de plus en plus de la cheminée, roulant toujours son petit papier entre ses doigts.
Enfin, il allongea le bras vers la flamme du foyer ; mais je m'avançai vers la cheminée, et, étendant la main entre le papier et la flamme :
- Pardon, monseigneur, lui dis-je.
- Quoi, pardon ?
- Ce petit papier...
- Eh bien ?
- C'est mon courtage.
- Qu'en ferez-vous ?
- Je le ferai encadrer.
- Oh ! vous en êtes bien capable !... Laissez-moi le brûler.
- Monseigneur, je le cacherai dans un portefeuille, et ne le montrerai qu'une fois par semaine.
- Vous me le promettez ?
- Parole d'honneur !
- En ce cas, prenez ; et, comme vous avez hâte de me quitter pour annoncer la bonne nouvelle à votre protégé, allez-vous-en.
- Oh ! monseigneur n'aura pas besoin de me donner deux fois mon congé.
- Allez ! allez !
Il me fit signe de la main, et je sortis.
Pauvre prince ! J'ai bien des anecdotes de ce genre-là à raconter sur lui, et je les raconterai, je l'espère bien.
C'était par la bonté de son coeur, c'était par la loyauté de son patriotisme qu'il avait conquis cette popularité dont il jouissait.
Aussi, quand il mourut, j'écrivis ces mots prophétiques :
« Dieu vient de supprimer le seul obstacle qui existât entre la monarchie et la république. »
Et c'est pour cela que vous êtes mort, monseigneur ; c'est que vous étiez un obstacle, et que la république était une nécessité.

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1998-2010
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