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Chapitre CXLVII


Aspect de la rue de Richelieu. – Charras – L'Ecole polytechnique. La tête à perruque. – Le café de la porte Saint-Honoré. – Le drapeau tricolore. – Je deviens chef de bande. – Je suis consigné par mon propriétaire. – Un monsieur qui distribue de la poudre. – Le capitaine du 15è léger.

L'aspect de la rue de Richelieu était chose curieuse. A peine la troupe venait-elle de quitter la rue, et déjà l'insurrection y était rentrée flagrante, ou plutôt, sortant de toutes les portes des maisons, y régnait en souveraine.
Partout on effaçait les fleurs de lis, partout on grattait le chiffre du roi, partout on barbouillait les enseignes.
Au cri de « Vive la Charte » commençait à succéder le cri de « A bas les Bourbons ! »
Des hommes armés se montraient au coin des rues, ayant l'air de chercher un centre de résistance ou un champ de bataille.
De temps en temps, la porte d'une boutique s'ouvrait, et, par son entrebâillement, laissait voir un garde national en uniforme, hésitant encore à sortir, mais n'attendant que le moment de se mêler à cet immense branle.
Aux fenêtres, des femmes secouaient leur mouchoir, et criaient bravo à tous les hommes apparaissant un fusil à la main.
Personne ne marchait du pas ordinaire ; tout le monde courait. Personne ne parlait comme on parle d'habitude ; on se jetait des paroles entrecoupées.
Une fièvre universelle semblait s'être emparée de la population ; c'était merveilleux à voir ! L'homme le plus froid, le plus insensible eût été forcé de partager ce frissonnement.
J'arrivai au National.
Sous la porte, je rencontrai Carrel causant avec Paulin.
- Ah ! m'écriai-je, vous voilà !... tant mieux ! on m'avait dit que vous aviez quitté Paris, et que vous étiez à la campagne avec Thiers et Mignet, dans la vallée de Montmorency même...
- Et qui vous avait dit cela ?
- Est-ce que je me rappelle !...
En effet, il m'eût été impossible de dire de qui je tenais ce détail, qu'on m'avait donné, au reste, pour me prouver le peu de fond que les hommes du mouvement faisaient eux-mêmes sur la prétendue révolution qui s'accomplissait.
- Il y a du vrai là-dedans, dit-il ; je suis effectivement parti pour la campagne avec Thiers, Mignet et une autre personne que je voulais mettre en sûreté.
- Elisa ? dis-je étourdiment.
- Oui Elisa, ma femme, appuya Carrel ; mais, Elisa en sûreté, je suis revenu, et me voici.
Carrel était tout entier dans les quelques mots qu'il venait de dire.
Ceux qui ont vécu dans l'intimité de Carrel ont connu la personne que je venais de nommer Elisa et que lui, en manière de leçon à mon adresse, venait de nommer sa femme.
Il adorait cette personne, adorable en effet, bonne et dévouée parmi toutes les femmes. C'était entre eux une de ces liaisons que la société proscrit, mais que le coeur respecte ; un de ces amours qui rachètent la faute commise par tant de vertu, que, de la pécheresse, ils font une sainte.
Qu'est-elle devenue, pauvre et noble créature, depuis la mort de Carrel ? Je n'en sais rien ; mais je sais que, lorsque je connus l'accident terrible, je pensai bien moins à celui qui venait de mourir qu'à celle qui était condamnée à vivre.
Je demande pardon à mes lecteurs de m'écarter à tout moment de mon sujet pour me jeter dans une divagation de coeur pareille à celle-ci ; mais j'écris des mémoires et non une histoire ; mes impressions, et non une chronologie ; et, au fur et à mesure que mes impressions reviennent à mon souvenir, elles font flotter entre mes yeux et mon papier, selon qu'elles sont tristes ou joyeuses, un nuage sombre ou doré.
En ce moment, nous fûmes joints par un grand et beau garçon de vingt à vingt-deux ans.
Carrel lui tendit la main.
- Ah ! c'est vous, Charras ? lui dit-il.
- Oui bien... Je vous cherchais.
- Pour quoi faire ?
- Pour vous demander où l'on se bat.
- Est-ce qu'on se bat ? dit Carrel.
- Mordieu ! je le crois bien ! dit Charras. N'importe, je n'aurais jamais cru qu'il fût si difficile de se faire casser la tête... Depuis hier au soir, je cours pour cela, et je n'en puis pas venir à bout !
Charras, l'un des plus braves officiers de l'armée d'Afrique, un des plus loyaux caractères de la révolution de 1848, avait été, vers le commencement de l'année 1830, chassé de l'Ecole polytechnique pour avoir, dans le même dîner, chanté La Marseillaise, et crié : « Vive La Fayette ! ». L'une de ces deux choses eût bien suffi à motiver son expulsion ; mais, comme on ne pouvait le chasser deux fois, on se contenta de le chasser une bonne.
Depuis cette époque, il demeurait rue des Fossés-du-Temple, 38, chez Fresnoy, l'acteur, qui tenait un hôtel meublé, et qui était en même temps directeur du Petit-Lazari, théâtre de marionnettes que la protection de son locataire changea, huit jours après la révolution de juillet, en théâtre de personnages parlants.
Dès le 26, Charras avait pensé au rôle que pouvaient jouer ses anciens compagnons, les élèves de l'Ecole, dans une insurrection. En conséquence, il s'était immédiatement mis en communication avec eux, et, le 27, il leur avait fait passer les journaux de l'opposition qui avaient paru, c'est-à-dire Le Globe, Le Temps et Le National.
L'imprimeur du Courrier français avait refusé ses presses : Le Constitutionnel et les Débats n'avaient point osé paraître.
A deux heures, les élèves gradés, sergents et sergents-majors, qui avaient le droit de sortie, s'étaient jetés dans les rues, avaient parcouru tous les quartiers en effervescence, et étaient rentrés à l'Ecole en disant d'après ce qu'ils avaient vu, qu'une collision était imminente. – A cette nouvelle, les têtes s'étaient montées.
Vers sept heures, on avait entendu les coups de fusil tirés dans la rue du Lycée, et les feux de peloton de la rue Saint-Honoré. Aussitôt, les élèves s'étaient réunis dans la salle de billard, et, là, ils avaient décidé que quatre d'entre eux seraient envoyés à Laffitte, à La Fayette et à Casimir Perier, pour leur annoncer la disposition de l'Ecole, et leur dire que les élèves étaient prêts à se jeter dans l'insurrection.
L'Ecole comptait dans son sein quarante ou cinquante républicains, autant peut-être, à elle seule, que Paris avec ses douze cent mille habitants.
Les quatre élèves choisis furent MM. Berthelin, Pinsonnière, Tourneux et Lothon.
On avait voulu les empêcher de sortir ; mais ils avaient forcé la consigne, et ils étaient arrivés à neuf heures du soir chez Charras.
Charras était en train de brûler le corps de garde de la place de la Bourse, et ne rentra qu'à onze heures et demie.
N'importe, il fut décidé qu'on irait immédiatement chez Laffitte.
On partit à minuit de la rue des Fossés-du-Temple ; on arriva à minuit vingt minutes à la porte de l'hôtel. On frappa et l'on sonna en même temps ; on avait hâte d'entrer. D'ailleurs, dans l'innocence de leur âme, les cinq jeunes gens se figuraient que Laffitte était aussi pressé d'accepter leur vie qu'ils étaient, eux, pressés de l'offrir.
Un concierge maussade ouvrit un guichet.
- Que voulez-vous ? demanda-t-il.
- Parler à M. Laffitte.
- A quel propos ?
- A propos de la révolution.
- Qui êtes-vous ?
- Des élèves de l'Ecole polytechnique.
- M. Laffitte est couché.
Et le concierge avait fermé la porte au nez des cinq jeunes gens.
Charras avait grande envie d'enfoncer la porte ; il en fit même la proposition ; mais, sur les observations de ses camarades, il se contenta de charger le concierge d'imprécations.
La manière dont on avait été reçu chez Laffitte n'engageait pas à tenter les autres visites projetées. On convint qu'on se présenterait, le lendemain, chez La Fayette et chez Casimir Perier, mais que, pour le moment, on rentrerait rue des Fossés-du-Temple.
On regagna donc l'hôtel Fresnoy ; on s'établit comme on put, les uns sur des matelas, les autres sur des chaises, les autres par terre.
Le lendemain, au point du jour, on se rendit chez un professeur de mathématiques, préparateur aux examens de l'Ecole, nommé Martelet.
M. Martelet demeurait au n° 16 de la rue des Fossés-du-Temple.
Il s'agissait de se procurer des habits bourgeois ; – le pavé du roi n'était pas sûr, en plein jour, pour des jeunes gens portant l'uniforme de l'Ecole.
Les cinq amis trouvèrent chez M. Martelet tout ce qu'ils pouvaient désirer.
Puis, comme ils craignaient qu'en se présentant de trop bonne heure chez La Fayette, il ne leur arrivât ce qui leur était arrivé en se présentant trop tard chez Laffitte, ils se mirent, pour passer le temps, à faire une barricade.
Un perruquier était occupé, dans la maison située en face de celle de M. Martelet, à friser et à poudrer une perruque : il fut invité par les jeunes gens à se joindre à eux ; mais, soit que les opinions politiques du perruquier s'opposassent à ce qu'il fit des barricades, soit qu'amoureux de son art il trouvât son temps mieux employé à poudrer et à friser des perruques, il refusa.
Le hasard voulut que la barricade fût faite et la perruque accommodée juste en même temps.
Comme il n'y avait personne pour garder la barricade, on prit, chez le perruquier, une tête à perruque avec son pied ; on la plaça derrière les pavés ; on la coiffa de la perruque fraîchement frisée et poudrée ; on enfonça crânement sur la perruque un chapeau à trois cornes, et l'on confia au mannequin la garde de la barricade, avec défense, sous peine de mort, au perruquier de rien changer aux dispositions stratégiques qui venaient d'être prises.
Après quoi, on se dirigea vers la demeure de La Fayette.
La Fayette n'était pas chez lui.
Les jeunes gens laissèrent leurs noms au concierge, et s'apprêtèrent à reprendre leur odyssée en allant frapper à la porte de Casimir Perier.
Mais deux essais infructueux suffisaient à Charras ; il avait laissé ses camarades accomplir leur troisième tentative, qui devait être aussi inutile que les deux premières, et il venait demander à Carrel : « où se bat-on ? »
C'est ce que bien peu de personnes savaient.
Cependant, on disait généralement que l'on se battait à l'hôtel de ville, et, dans certains moments, on entendait trembler le bourdon de Notre-Dame.
Comme Charras n'avait point d'armes, il pouvait couper en droite ligne par le Palais-Royal et le pont des Arts ou le pont Neuf. Quant à moi, qui avais mon fusil, j'étais obligé de refaire le chemin que j'avais déjà fait, c'est-à-dire de rentrer dans le faubourg Saint-Germain par la place de la Révolution et la rue de Lille.
Charras partit de son côté, et je partis du mien. – Nous retrouverons Charras.
Quant à Carrel, il allait à la Petite-Jacobinière.
Je m'engageai de nouveau dans les rues.
L'esprit de haine allait grandissant encore : on ne se contentait plus d'effacer les fleurs de lis des enseignes, on tramait les enseignes elles-mêmes dans le ruisseau.
J'entrai un instant chez Hiraux ; – on se rappelle le fils de mon ancien professeur de violon qui tenait le café de la porte Saint-Honoré, qu'il tient encore aujourd'hui. J'y entrai d'abord pour le voir, et, ensuite, parce qu'il me semblait qu'une grande agitation se manifestait chez lui.
Cette agitation était produite par une nouvelle qui venait de se répandre, et qui exaspérait les esprits. On disait que le duc de Raguse s'était offert au roi pour prendre le commandement de la force armée de Paris.
La nouvelle, étrange pour tout le monde, l'était encore davantage pour moi. La surveille, n'avais-je pas entendu, à l'Académie, le duc de Raguse déplorer les ordonnances, et inviter François Arago à ne point parler ?
Et, en effet, loin qu'il se fût offert, le maréchal Marmont avait été au désespoir quand, le matin même, il avait reçu chez le prince de Polignac l'ordonnance qui le chargeait du commandement de la première division militaire.
Il avait été sur le point de refuser, mais sa mauvaise étoile l'avait emporté. – Il y a des hommes prédestinés aux choses fatales !
Cette nouvelle jeta peut-être cinq cents combattants de plus dans la rue.
En arrivant au pont de la Révolution, je m'arrêtai tout étourdi, croyant avoir mal vu et me frottant les yeux : le drapeau tricolore flottait sur Notre Dame !
J'avoue qu'à la vue de ce drapeau que je n'avais pas revu depuis 1815, et qui rappelait tant de nobles souvenirs de l'époque révolutionnaire, tant de souvenirs glorieux de l'époque impériale, je sentis une étrange émotion s'emparer de moi.
Je m'appuyai contre le parapet, les bras tendus, les yeux fixes et mouillés de larmes.
Du côté de la Grève, éclatait une vive fusillade, et la fumée s'élevait en épais nuages.
La vue de mon fusil rallia autour de moi une douzaine de personnes. Deux ou trois étaient armées de fusils : les autres avaient des pistolets et des sabres.
- Voulez-vous nous conduire ? voulez-vous être notre chef ? dirent ces hommes.
- Je le veux bien, répondis-je. Venez !
Nous traversâmes le pont de la Révolution, et nous prîmes la rue de Lille, pour éviter la caserne d'Orsay, qui commandait le quai.
Les tambours de la garde nationale commençaient à battre le rappel. Notre petite troupe faisant noyau : à la rue du Bac, j'avais cinquante hommes, deux tambours et un drapeau.
Je voulus entrer chez moi en passant, pour prendre de l'argent ; j'étais sorti, le matin, sans m'inquiéter de ce que j'avais dans mes poches, et je m'étais aperçu que je ne possédais qu'une quinzaine de francs ; mais le propriétaire était venu, et m'avait consigné au portier.
Ma conduite du matin avait fait scandale ; j'avais, moi vingtième, désarmé trois gardes royaux ; j'avais, moi dixième, fait trois barricades ; enfin, comme on me trouvait sans doute assez riche pour me prêter quelque chose, on me mettait sur le dos le gendarme d'Arago et de Gauja.
Ma troupe me faisait la même offre que Charras avait faite, la veille, à ses compagnons : elle m'offrait d'enfoncer la porte, mais je tenais à mon logement, je m'y trouvais bien, je n'avais pas la moindre envie que mon propriétaire me donnât congé ; je contins l'enthousiasme de mes hommes.
- Nous nous remîmes en route, suivant la rue de l'Université. A ce moment, j'avais à peu près une trentaine d'hommes armés de fusils. A la hauteur de la rue Jacob, j'eus l'idée de leur demander s'ils avaient des munitions. Ils n'avaient pas dix cartouches entre eux tous, ce qui ne les empêchait pas de marcher au feu avec cette naïve et sublime confiance qui caractérise le peuple de Paris dans les jours d'insurrection.
Nous entrâmes chez un armurier dont les armes avaient été prises pour lui demander s'il pouvait nous dire où nous trouverions des cartouches. Il nous dit qu'à la petite porte de l'Institut, rue Mazarine, nous trouverions un monsieur qui distribuait de la poudre. – Quoiqu'il fût assez peu probable qu'il y eût, à la petite porte de l'Institut, un monsieur qui distribuât de la poudre, nous nous rendîmes à l'endroit indiqué.
Le renseignement était parfaitement exact : nous trouvâmes, à la petite porte de l'Institut, un monsieur qui distribuait de la poudre.
Quel était ce monsieur ? d'où sortait-il ? au compte de qui distribuait-il cette poudre ? Je n'en sais rien, et ne m'en inquiéterai pas aujourd'hui, ne m'en étant pas inquiété alors. Je constate un fait voilà tout.
Il y avait queue, comme on le comprend bien.
Chaque homme armé d'un fusil recevait douze charges de poudre ; tout homme armé d'un pistolet en recevait six.
Quant aux balles, le monsieur n'en tenait pas. J'espérais m'en procurer chez Joubert, au passage Dauphine.
Pour ne pas effrayer les gens du passage, je laissai mes hommes dans la rue, et j'allai seul chez Joubert.
Joubert était parti avec Godefroy Cavaignac et Guinard.
Cavaignac et Guinard étaient brouillés ; en se rencontrant par hasard chez Joubert, le fusil à la main, ils s'étaient jetés dans les bras l'un de l'autre.
Malgré l'absence du maître de la maison, on me donna une cinquantaine de balles que je rapportai à mes hommes.
Cela ne faisait pas deux balles par fusil.
Nous n'en continuâmes pas moins notre chemin, en nous confiant à la Providence.
Comme nous allions à la place de Grève, nous prîmes la rue Guénégaud, le pont Neuf et le quai de l'Horloge.
Rien ne paraissait devoir s'opposer à notre marche, que hâtaient le bruit de la fusillade et celui du canon, quand, en arrivant au quai aux Fleurs, nous nous trouvâmes en face d'un régiment tout entier. C'était le 15e léger.
Il n'y avait guère moyen, avec trente fusils et cinquante coups à tirer, d'attaquer quinze cents hommes.
Nous nous arrêtâmes.
Cependant, comme la troupe ne prenait pas vis-à-vis de nous une attitude agressive, tout en faisant faire halte à mes hommes, je m'avançai vers le régiment, le fusil haut, et indiquant par mes signes que je voulais parler à un officier..
Un capitaine s'avança.
- Que voulez-vous, monsieur ? me demanda-t-il.
- Le passage pour moi et mes hommes.
- Où allez-vous ?
- A l'hôtel de ville.
- Pour quoi faire ?
- Mais, répondis-je, pour nous battre.
Le capitaine se mit à rire.
- En vérité, monsieur Dumas, me dit-il, je ne vous croyais pas encore si fou que cela.
- Ah ! vous me connaissez ? lui dis-je.
- J'étais de garde à l'Odéon un soir où l'on jouait Christine ; vous y êtes venu, et j'ai eu l'honneur de vous voir.
- Alors, causons comme deux bons amis.
- C'est bien ce que je fais, ce me semble.
- Pourquoi suis-je un fou ?
- Vous êtes un fou, d'abord parce que vous risquez de vous faire tuer, et que ce n'est point votre état, de vous faire tuer ; ensuite, vous êtes un fou de nous demander le passage, attendu que vous savez bien que nous ne vous le donnerons pas... D'ailleurs, voyez ce qui vous arriverait, si nous vous laissions passer : ce qui arrive à ces pauvres diables qu'on rapporte...
Et il me montrait, en effet, deux ou trois blessés, les uns revenant appuyés sur les épaules de leurs camarades, les autres couchés sur des civières.
- Ah çà ! mais, vous, que faites-vous là ? lui demandai-je.
- Une chose fort triste, monsieur : notre devoir. Par bonheur, le régiment n'a pas d'autre ordre, jusqu'à présent, que celui d'empêcher la circulation. Nous nous bornons, comme vous le voyez, à exécuter cet ordre. Tant qu'on ne tirera pas sur nous, nous ne tirerons sur personne. Allez dire cela à vos hommes, et qu'ils s'en retournent paisiblement... Si même vous aviez l'influence de les faire rentrer chez eux, c'est une bonne chose que vous feriez là !
- Je vous remercie du conseil, monsieur, dis-je en riant à mon tour ; mais je doute, quant à la dernière partie, que mes compagnons soient disposés à le suivre.
- Tant pis pour eux, monsieur !
Je le saluai, et je fis un pas pour me retirer.
- A propos, dit-il, à quand Antony ?... N'est-ce pas le titre de la première pièce que vous comptiez faire jouer ?
- Oui, capitaine.
- Et quand cela ?
- Quand nous aurons fait la révolution, attendu que la censure arrête ma pièce, et qu'il ne faut pas moins qu'une révolution, m'a-t-on dit au ministère de l'intérieur, pour que l'ouvrage puisse être représenté.
L'officier secoua la tête.
- Alors, j'ai bien peur, monsieur, que la pièce ne sorte jamais des cartons !
- Vous avez peur de cela ?
- Oui.
- Eh bien, à la première représentation, capitaine ! et, si vous voulez des places, venez en prendre chez moi, rue de l'Université, 25.
Nous nous saluâmes. Le capitaine retourna vers sa compagnie, et moi, je rejoignis ma troupe, à laquelle je racontai ce qui venait de se passer.
Notre premier soin fut de nous retirer hors de la portée des fusils pour le cas où nos donneurs d'avis passeraient à des idées moins pacifiques.
Là, on tint conseil.
- Parbleu ! dit un de mes hommes, la chose est bien facile. Voulons-nous aller, oui ou non, à l'endroit où l'on se bat ?
- Oui.
- Eh bien, prenons la rue de Harlay, le quai des orfèvres, et revenons au pont Notre-Dame.par la rue de la Draperie et la rue de la Cité.
La proposition fut adoptée à l'unanimité ; nos deux tambours recommencèrent à battre, et nous remontâmes le quai de l'Horloge, pour mettre à exécution le nouveau plan stratégique qui venait d'être arrêté.

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