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Chapitre CL


Aspect du Louvre. – Combat du pont des Arts. – Morts et blessés – Un coup de canon pour moi seul – Madame Guyet-Desfontaines. – Retour de la caserne Babylone. – La cocarde de Charras. – Prise des Tuileries – Un exemplaire de Christine. – Quadrille dansé dans la cour des Tuileries – Quels sont les hommes qui ont fait la révolution de 1830.

Il était dix heures trente-cinq minutes du matin à l'horloge de l'Institut.
Le Louvre présentait un aspect formidable.
Toutes les fenêtres de la grande galerie des tableaux étaient ouvertes : il y avait deux Suisses, le fusil à la main, à chaque fenêtre.
Le balcon de Charles IX était défendu par des Suisses qui s'étaient fait un rempart avec des matelas.
Enfin, on voyait une double ligne de Suisses derrière les grilles de ces deux jardins qu'on appelle, je crois, l'un le jardin de l'Infante, et l'autre le jardin de la Reine.
Au premier plan, le long du parapet, défilait un régiment de cuirassiers pareil à un grand serpent aux écailles d'acier et d'or, dont la tête était déjà entrée sous le guichet des Tuileries, tandis que la queue traînait encore sur le quai de l'Ecole.
Au fond, dans le lointain, la colonnade du Louvre, attaquée par les petites rues qui environnent l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, disparaissait au milieu d'un nuage de fumée.
A droite, le drapeau tricolore flottait sur Notre-Dame et sur l'hôtel de ville.
Dans les airs, passaient frémissantes les vibrations du tocsin.
Au milieu d'un ciel blanc de chaleur nageait un soleil de feu.
Sur toute la ligne du quai, on tiraillait, mais particulièrement des fenêtres et de la porte d'un petit corps de garde situé au bord de la rivière, en face de l'endroit où la rue des Saints-Pères débouche sur le quai Malaquais.
Cependant, l'attaque comme la défense était flasque ; chacun semblait être là pour l'acquit de sa conscience, et peloter en attendant la partie.
Notre arrivée réchauffa la scène juste au moment où l'intérêt languissait.
Nous étions cent vingt, à peu près.
Nous nous égaillâmes sur le quai, comme on dit en style vendéen, les uns remontant du côté du pont Neuf, les autres s'allongeant du palais Mazarin, tout le long du parapet, jusqu'au petit corps de garde dont j'ai parlé.
Je m'établis d'abord sous un des pavillons à tourniquets ; mais je vis bientôt que je serais constamment dérangé par les allants et venants.
Je gagnai donc la fontaine, et m'installai derrière le lion de bronze le plus rapproché de la rue Mazarine.
J'avais ainsi, à ma droite, la grande porte du palais, que, comme la porte du Jubilé, à Saint-Pierre de Rome, on n'ouvre guère que tous les cinquante ans.
J'avais, à ma gauche, la petite porte qui conduit aux appartements des personnes logées à l'Institut.
Enfin, devant moi, j'avais le pont des Arts, me présentant en perspective un objet qui ne laissait pas que de m'inspirer quelque inquiétude, cet objet ressemblant fort à une pièce de canon en batterie.
Au reste, la cible était magnifique : tout un régiment de cuirassiers présentait le flanc ! derrière les cuirassiers, les Suisses en habit rouge, avec des brandebourgs blancs. Le tout à deux cents pas à peine.
C'était à faire venir l'eau à la bouche rien que d'y penser ; il est vrai que c'était à faire venir la sueur sur le front en y pensant.
J'ai dit quelles étaient mes impressions en face du danger. Je l'affronte avec hésitation d'abord, mais je me familiarise vite avec lui.
Or, mon apprentissage de la veille au quai Notre-Dame et du matin au musée d'artillerie, m'avait enlevé ma première émotion.
D'ailleurs, je dois dire que ma place était bonne, et qu'il fallait un bien grand hasard ou un bien joli tireur, pour qu'une balle vînt me chercher derrière mon lion.
J'assistai donc avec beaucoup de sang-froid à la scène qui allait se passer et que je vais essayer de décrire.
La plupart des hommes qui composaient le rassemblement au milieu duquel je me trouvais étaient des gens du peuple.
Les autres étaient des commis de magasin, des étudiants et des gamins.
Sur les cent ou cent vingt combattants, à peine deux habits de gardes nationaux attiraient-ils les regards à eux.
Les hommes du peuple, les commis de magasin et les étudiants étaient armés de fusils de munition ou de chasse ; les fusils de chasse étaient dans la proportion d'un à quinze.
Les gamins n'étaient armés que de pistolets, de sabres ou d'épées ; un des plus ardents n'avait qu'une baïonnette.
En général, c'étaient les gamins qui marchaient en tête, les premiers à tout. Etait-ce mépris ou ignorance du danger ? Non, c'était l'influence de ce sang jeune et chaud qui, jusqu'à dix-huit ans, bat dans les veines de l'homme de soixante et quinze à quatre-vingt-cinq fois à la minute ; puis qui se calme peu à peu, et qui, en se calmant, dépose au fond du coeur, à chaque pulsation qui s'y éteint, soit un vice honteux, soit une mauvaise pensée.
Tant que passa le régiment de cuirassiers, la fusillade, très active de notre côté – sans grands résultats, il faut le dire –, fut molle du côté des troupes royales.
Elles étaient gênées par cette ligne de cavaliers qui passait entre elles et nous.
Mais la grille du second jardin dépassée par le dernier cuirassier, la véritable musique commença.
Il faisait une chaleur insupportable et sans le moindre souffle d'air. La fumée des fusils des Suisses ne s'élevait que lentement. Bientôt tout le Louvre fut enveloppé d'une ceinture de fumée qui déroba les troupes royales à nos yeux d'une façon aussi complète que ces nuages peints qui, s'élevant des sablières, à l'épilogue des drames, dérobent aux yeux des spectateurs l'apothéose que l'on prépare au fond du théâtre.
C'étaient des coups de fusil perdus, que ceux dont les balles s'amusaient à aller percer ce rideau.
Cependant, de temps en temps, une trouée se faisait, et l'on apercevait à travers l'éclaircie, les brandebourgs blancs, les habits rouges et les plaques dorées des bonnets à poil suisses. C'était le moment que les vrais tireurs attendaient, et il était bien rare, alors, que l'on ne vît pas, au milieu de ces éclaircies, deux ou trois hommes chanceler et disparaître derrière leurs camarades. De notre côté, pendant cette première période du combat, nous eûmes un seul homme tué et deux blessés.
L'homme tué fut atteint au sommet du front, tandis qu'agenouillé derrière le parapet il mettait en joue.
Il se releva comme poussé par un ressort, fit quelques pas en arrière, laissa tomber son fusil, tourna une ou deux fois en battant l'air de ses bras, et s'abattit sur le visage.
Un des deux blessés fut un gamin. La blessure était dans les chairs de la cuisse. Lui ne se cachait pas derrière le parapet ; il dansait dessus, un pistolet de poche à la main.
Il s'en alla sautillant sur une jambe, et disparut dans la rue de Seine.
L'autre blessé l'était plus gravement. Il avait reçu une balle dans le ventre. Il était tombé assis et les deux mains appuyées sur sa blessure, qui ne saignait presque pas. L'épanchement, selon toute probabilité, se faisait au-dedans. Au bout de dix minutes, la soif le prit, et il se traîna vers moi ; arrivé là, les forces lui manquèrent pour atteindre le bassin : il m'appela à son aide. Je lui donnai la main et l'aidai à monter. Il but plus de dix fois en dix minutes ; dans les intervalles où il ne buvait pas, il ne disait que ces mots :
- Oh ! les gueux ! ils ne m'ont pas manqué !
Et, de temps en temps, quand il me voyait porter mon fusil à mon épaule, il ajoutait :
- Ne les manquez pas non plus, vous !
Enfin, au bout d'une demi-heure à peu près, on se lassa de cette fusillade sans résultat.
Deux ou trois hommes crièrent : « Au Louvre ! au Louvre ! »
C'était insensé, car il était évident qu'on n'était qu'une centaine d'hommes, et qu'on allait avoir affaire à deux ou trois cents Suisses.
Mais, dans ces circonstances, on ne s'arrête pas seulement aux choses raisonnables, et, comme le fait que l'on accomplit est lui-même presque insensé, c'est aux déterminations impossibles que l'on s'arrête presque toujours.
Un tambour battit la charge et s'élança le premier sur le pont.
Tous les gamins l'accompagnèrent en criant : « Vive la Charte ! »
Le corps d'armée les suivit.
Je dois avouer que je ne fis point partie du corps d'armée.
De la position un peu élevée où je me trouvais, j'avais, comme je l'ai dit, cru distinguer une pièce en batterie. Tant que cette pièce n'avait eu que de la mitraille à éparpiller au hasard, elle s'était tenue parfaitement muette et tranquille ; mais, du moment où les assaillants s'engagèrent sur le pont, elle se démasqua... Je vis la lance fumante s'approcher de la lumière ; je m'effaçai derrière mon lion, et, au même instant, j'entendis le bruit de l'explosion et le sifflement des biscaïens qui venaient mutiler la façade de l'Institut.
La pierre, écrasée par les projectiles, tomba tout autour de moi comme une pluie.
Ce qui s'était passé sur le pont suspendu se passa alors avec des détails parfaitement identiques sur le pont des Arts.
Tous les hommes engagés dans l'étroit espace tourbillonnèrent sur eux- mêmes, trois ou quatre continuèrent d'aller en avant ; cinq ou six tombèrent ; vingt-cinq ou trente restèrent immobiles ; le reste lâcha pied.
Un feu de peloton succéda au coup de canon : les balles cliquetèrent à mes côtés ; mon blessé poussa un soupir : une seconde balle venait de l'achever.
Presque immédiatement le canon retentit pour la deuxième fois, et l'ouragan de fer passa de nouveau sur ma tête.
A ce second coup de canon, il ne fut plus question d'aller en avant. Deux hommes, jugeant l'eau plus sûre que le parquet du pont, sautèrent dans la Seine, et gagnèrent à la nage le quai de l'Institut. Le reste, comme une volée d'oiseaux effarouchés, revint à tire-d'aile et s'enfonça dans la rue des Petits Augustins et dans cette espèce d'impasse qui longe la Monnaie.
En un instant, le quai devint parfaitement désert.
Un troisième coup de canon fut tiré, et, si peu vaniteux que je sois, je puis dire que ce troisième coup de canon fut tiré pour moi seul.
J'avais, depuis longtemps, fait mon plan de retraite, et je le basais sur la petite porte de l'Institut qui était à ma gauche.
A peine le coup de canon était-il tiré, qu'avant que la fumée fût dissipée et permit de voir ma manoeuvre je m'élançai et frappai à la porte à grands coups de crosse de fusil.
La porte s'ouvrit, et même sans trop se faire attendre, ce qui est une justice à rendre au concierge ; d'habitude, aux heures de révolution, les concierges ne sont pas si alertes.
Je me glissai dans l'entrebâillement. J'étais à l'abri.
Comme le concierge refermait la porte, une balle la traversa, mais sans le blesser.
Une fois là, je n'avais que le choix des amis ; je montai chez madame Guyet-Desfontaines.
Je dois dire que ma première apparition ne produisit pas tout l'effet que j'en attendais. D'abord, on ne me reconnut pas ; puis, quand on m'eut reconnu, on me trouva assez mal vêtu : le lecteur se rappelle mon costume.
J'allai chercher mon fusil, que j'avais laissé à la porte pour ne pas effrayer madame Guyet et sa fille. Mon fusil expliqua tout.
A partir de cette reconnaissance, madame Guyet, malgré la gravité de la situation, fut charmante de verve, d'esprit et d'entrain ; c'est, sous ce rapport, une femme incorrigible.
Je mourais de faim et surtout de soif. J'exposai naïvement mes besoins.
On alla me chercher une bouteille de vin de Bordeaux, que j'avalai presque d'un seul coup.
On m'apporta une immense jatte de chocolat que je dévorai.
Je crois que j'avais avalé le déjeuner de tout le monde !
- Ah ! fis-je parodiant Napoléon à son retour de Russie, et en m'allongeant dans un grand fauteuil, il fait meilleur ici que derrière le lion de l'Institut !
Comme on le comprend bien, il me fallut faire le récit de mon Iliade. Mon Iliade se composait jusque-là d'une victoire et de deux retraites.
Il est vrai que la dernière retraite – moins les dix mille hommes dont je n'avais pas l'embarras – pouvait se comparer à celle de Xénophon.
Mais aussi, en revanche, la première ressemblait beaucoup à celle de Waterloo.
Il y eut une mention honorable pour le lion, qui m'avait probablement sauvé la vie, et qui avait, dans la circonstance, cette supériorité sur celui d'Androclès, de n'avoir pas un bienfait à acquitter.
Il résulta de ce charmant accueil, dont je me souviens dans ses moindres détails après plus de vingt-deux ans, que l'appartement de madame Guyet- Desfontaines faillit être pour moi ce que Capoue avait été, deux mille ans auparavant, pour Annibal. Cependant, avec un peu de force, j'eus cet avantage sur le vainqueur de la Trebia, de Cannes et de Trasimène, de m'arracher à temps aux délices qui m'étaient faites.
Je sortis par la petite porte de la rue Mazarine, et je regagnai mon logis de la rue de l'Université.
Cette fois, je fus reçu en triomphateur par mon concierge ; la position se dessinait.
Au lieu de me mettre à la porte, il était question de me dresser un arc de triomphe.
Joseph époussetait l'armure de François Ier.
- Ah ! monsieur, me dit-il, que c'est beau ! Je n'avais pas vu toutes les petites bêtises qu'il y a là-dessus.
Les bêtises qu'il y avait sur l'armure de François Ier, c'étaient les batailles d'Alexandre.
Je rentrais pour changer de chemise – pardon du détail, on verra plus tard qu'il n'est pas sans importance –, et aussi pour renouveler ma provision de poudre et de balles.
Mais je n'avais pas eu le temps de mettre ma veste bas, que j'entendis de grands cris dans la rue.
C'était Charras et sa troupe qui revenaient de la caserne de la rue de Babylone. Il y avait eu là une tuerie effroyable : après une demi-heure de siège, on avait été obligé de mettre le feu à la caserne pour en déloger les Suisses.
On portait au bout des baïonnettes les habits rouges des vaincus en signe de victoire. Charras – il doit s'en souvenir encore aujourd'hui, car lui n'est pas de ceux qui ont oublié –, Charras avait, au lieu de cocarde, la manche de l'habit d'un Suisse, laquelle, attachée au haut de son chapeau à trois cornes, retombait coquettement sur son épaule.
Tout cela, tambour en tête, marchait sur les Tuileries.
Au même instant, les cris redoublèrent venant du château. Je tournai les yeux du côté d'où partaient ces cris, et, de ma fenêtre donnant sur la rue du Bac, je vis des milliers de lettres et de papiers qui voltigeaient dans le jardin des Tuileries.
On eût dit qu'on donnait la volée à tous les pigeons ramiers du jardin.
C'étaient les correspondances de Napoléon, de Louis XVIII, de Charles X, qui s'en allaient au vent.
Les Tuileries étaient emportées.
Quoique je ne fusse pas Crillon, il me prit une certaine envie de me pendre.
On comprend qu'un homme qui a envie de se pendre ne songe plus à changer de chemise.
Je remis ma veste et me précipitai par les escaliers.
Je rejoignis la queue de la colonne au moment où elle entrait aux Tuileries par le guichet du bord de l'eau.
Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau blanc sur le pavillon du milieu.
C'était Joubert, le patriote du passage Dauphine, qui venait de le planter sur la plate-forme, et qui s'évanouissait en le plantant, soit de fatigue, soit de joie ; – des deux probablement.
Les grilles du Carrousel étaient forcées ; on se ruait par toutes les portes ; il y avait des centaines de femmes : d'où sortaient-elles ?
Qui a vu ce spectacle ne l'oubliera jamais.
Un élève de l'Ecole polytechnique, nommé Baduel, était traîné en triomphe sur un canon.
Il avait, comme Achille, été blessé au talon ; seulement, lui, ce n'était pas d'une flèche empoisonnée, c'était d'un coup de mitraille.
Aussi n'en mourut-il pas, quoiqu'il pensât bien en mourir. Il est vrai que, s'il eût perdu la vie en cette occasion, ce n'eût point été de la blessure qu'il fût mort, mais d'une fièvre cérébrale, suite de la fatigue, de la chaleur et de l'épuisement qu'il avait ressentis pendant le triomphe auquel le condamnait, malgré lui, le courage dont il avait fait preuve.
Un autre élève, la poitrine trouée d'une balle, était gisant sur les escaliers ; on le prit à bras, on le porta au premier étage, et on le déposa sur le trône fleurdelisé, où plus de dix mille hommes du peuple s'assirent ce jour-là, chacun à son tour, ou même plusieurs ensemble.
Par les fenêtres donnant sur le jardin, on pouvait voir la queue d'un régiment de lanciers se perdant sous les grands arbres.
Un cabriolet essayait de le rejoindre au grand galop du cheval qui le conduisait, sans doute pour se mettre sous sa protection.
Les Tuileries étaient encombrées. On se retrouvait au milieu de cette foule ; on se reconnaissait, on s'embrassait, on s'interrogeait. « Un tel ? - Il est là ! - Où ? - Là ! - Un tel ? - Blessé ! - Un tel ? - Mort ! » Et l'on faisait pour toute oraison funèbre un geste qui voulait dire : « C'est malheureux ! mais, ma foi, il est mort dans un beau jour ! »
Et l'on allait droit devant soi, de la salle du trône au cabinet du roi, du cabinet du roi à la chambre à coucher du roi. – Ah ! par exemple, le lit du roi était une chose curieuse à voir ! Ce qui s'y passait, je ne l'ai jamais bien su ; mais, s'il faut en juger le nombre de spectateurs qui l'entouraient, et par leurs éclats de rire, il devait s'y passer quelque chose d'exorbitant...
Peut-être les noces du peuple avec la liberté !
Et l'on allait toujours, mêlant sa voix à cette grande voix, son geste à ce geste immense.
On allait suivant ceux qui marchaient devant, poussé par ceux qui venaient derrière.
On arriva à la salle des Maréchaux.
C'était la première fois que je voyais tout cela, et je ne l'ai revu qu'à la chute du roi Louis-Philippe, en 1848.
Pendant les dix-huit ans du règne de la branche cadette, je n'ai jamais mis les pieds aux Tuileries, excepté pour visiter M. le duc d'Orléans.
Mais, on le sait, le pavillon Marsan, ce n'était pas le moins du monde les Tuileries, et c'était bien souvent une raison de ne pas aller aux Tuileries, que d'aller au pavillon Marsan.
On arriva à la salle des Maréchaux.
Le cadre du portrait de M. de Bourmont, qui venait d'être fait maréchal, occupait déjà son panneau : le nom même était inscrit sur le cadre, mais le portrait n'était pas encore dedans.
A la place de la toile, en guise de doublure sans doute, il y avait une grande tenture de taffetas ponceau.
La tenture fut arrachée et servit à faire du rouge pour les bouffettes de ruban tricolore que chacun portait à sa boutonnière.
J'en accrochai un morceau qui eut cette destination.
Au moment où je disputais à mes voisins ce lambeau d'étoffe, deux ou trois coups de fusil partirent à mes oreilles.
C'était le portrait du duc de Raguse qu'on fusillait à défaut de l'original.
Quatre balles avaient traversé la toile ; sur ces quatre balles, une trouait la tête, les deux autres la poitrine ; la quatrième se perdait dans le fond.
Un homme du peuple monta sur les épaules de ses camarades, et, avec son couteau, découpa le portrait en forme de médaillon ; puis, passant la baïonnette de son fusil dans le double trou de la poitrine et de la tête, il le porta comme ces licteurs romains que l'on voit dans les triomphes portent le S.P.Q.R..
Le portrait avait été peint par Gérard.
Je m'approchai de l'homme, et lui offris cent francs de son trophée.
- Oh ! citoyen, me dit-il, tu m'en offrirais mille francs, que tu ne l'aurais pas.
Adolphe Pourrat s'approcha de lui à son tour, et offrit son fusil à deux coups. Il eut le portrait.
Probablement l'a-t-il encore.
En entrant dans la bibliothèque de la duchesse de Berry, j'aperçus, sur une petite table à ouvrage, un exemplaire de Christine relié en maroquin violet, et marqué aux armes de la duchesse. Je crus pouvoir me l'approprier ; je l'ai donné depuis à mon cousin Félix Deviolaine.
Probablement l'a-t-il perdu.
Entré par le pavillon de Flore, je sortis par le pavillon Marsan.
Dans la cour était un quadrille formé par quatre hommes. Ces quatre hommes dansaient, au son d'un fifre et d'un violon, un des premiers cancans qui aient été dansés.
Ils étaient habillés de robes de cour et coiffés de chapeaux à plumes.
C'étaient les garde-robes de madame la duchesse d'Angoulême et de madame la duchesse de Berry qui faisaient les frais de la mascarade.
L'un de ces hommes avait sur les épaules un châle cachemire qui valait bien mille écus. Il y avait gros à parier qu'il n'avait pas une pièce de cent sous dans sa poche...
A la fin de la contredanse, le châle était en loques.
Maintenant, comment ce Louvre, comment ces Tuileries, comment ce Carrousel, avec leurs cuirassiers, leurs lanciers, leurs Suisses, leur garde royale, leur artillerie, avec trois ou quatre mille hommes de garnison enfin, avaient-ils été pris par quatre ou cinq cents insurgés ?
Le voici :
Quatre attaques avaient été dirigées sur le Louvre : la première par le Palais- Royal ; la seconde par la rue des Poulies, par la rue des Prêtres-Saint- Germain-l'Auxerrois et par le quai de l'Ecole ; la troisième par le pont des Arts, et la quatrième par le pont Royal.
La première était conduite par Lothon, que nous avons, on s'en souvient, quitté à la hauteur de la rue Guénégaud. Frappé d'une balle à la tête, il était tombé évanoui sur la place du Palais-Royal.
La seconde était conduite par Godefroy Cavaignac, Joubert, Thomas, Bastide, Degousée, Grouvelle, les frères Lebon, etc.
Ce fut elle qui prit le Louvre, comme on le verra tout à l'heure.
La troisième était celle qui avait eu lieu par le pont des Arts : on connaît son résultat.
La quatrième, celle de la rue du Bac, ne traversa le pont, en réalité, que lorsque les Tuileries furent prises.
Nous avons dit que ce fut la seconde attaque qui enleva le Louvre. Ce succès fut dû d'abord à l'admirable courage des assaillants, mais ensuite, il faut le dire, au hasard, à une fausse manoeuvre – nous appellerons cela ainsi pour ceux qui ne veulent pas voir l'intervention de la Providence au milieu des choses humaines.
Au reste, un fait suffira pour donner une idée du courage des assaillants. Un enfant de douze ans était monté, comme un ramoneur, par un de ces tuyaux de bois qui, dressés contre la colonnade, servaient à la décharge des gravats, et il avait, aux moustaches des Suisses, planté sur le Louvre un drapeau tricolore.
Cinquante coups de fusil lui avaient été tirés, et il avait été assez heureux pour que pas un ne l'atteignit : pas un ne l'avait préoccupé !
Juste en ce moment, et comme des cris d'enthousiasme saluaient la folle réussite de l'enfant, le duc de Raguse, qui concentrait ses forces autour du Carrousel pour un dernier combat, apprit que les soldats stationnant sur la place Vendôme commençaient à entrer en communication avec le peuple.
La place Vendôme prise, c'était la rue de Rivoli occupée, c'était la place Louis XV conquise, c'était, enfin, la retraite coupée sur Saint-Cloud et sur Versailles.
Le Louvre était particulièrement défendu par deux bataillons de Suisses.
Un seul suffisait à sa défense.
Le maréchal eut l'idée de remplacer les troupes de la place Vendôme – qui, ainsi que nous venons de le dire, menaçaient de défection – par un des deux bataillons suisses.
Il expédia à M. de Salis, qui commandait les deux bataillons, son aide de camp, M. de Guise.
M. de Guise avait ordre de ramener un des deux bataillons.
M. de Salis reçut cet ordre et ne vit aucun inconvénient à l'accomplir. Il était d'autant plus de cet avis qu'un seul bataillon suffisait à la défense du Louvre, et qu'un seul, en réalité, le défendait depuis le matin.
L'autre se tenait dans la cour l'arme au pied.
Alors, M. de Salis eut cette idée, idée toute naturelle d'ailleurs, d'envoyer au duc de Raguse, non pas le bataillon de réserve qui stationnait dans la cour, mais celui qui, placé sur la colonnade du Louvre, au balcon de Charles IX et aux fenêtres de la galerie de tableaux, combattait depuis le matin.
Il commanda donc au bataillon frais de prendre la place du bataillon fatigué.
Seulement, il commit cette méprise : au lieu de commencer par faire monter le bataillon frais, il commença par faire descendre le bataillon fatigué.
Cette manoeuvre s'exécutait juste au moment du plus grand enthousiasme et du plus grand effort des assaillants. Ils virent les Suisses se retirer ; ils virent le feu s'éteindre peu à peu, puis cesser tout à fait ; ils crurent que leurs adversaires battaient en retraite, et ils s'élancèrent.
Le mouvement fut si impétueux, qu'avant que le second bataillon eût pris la place de celui qui se retirait le peuple était entré dans les guichets et par les grilles, s'était répandu dans les salles abandonnées du rez-de-chaussée, et faisait par les fenêtres feu sur la cour.
Il sembla aux Suisses voir apparaître, au milieu de la flamme et de la fumée, le spectre gigantesque et sanglant du 10 août.
Inquiets, étonnés, pris à l'improviste, ignorant si leurs camarades se retiraient par ordre supérieur ou battaient en retraite, ils reculent, se précipitent les uns sur les autres, ne songeant pas même à répondre au feu qui les décime, s'encombrent à la porte donnant sur la place du Carrousel, s'étouffent, s'écrasent, et débordent de l'autre côté du guichet, en pleine déroute.
Le duc de Raguse se jette vainement au milieu d'eux, essayant de les rallier. La plupart n'entendent pas le français et ne comprennent pas ce qu'on leur dit ; d'ailleurs, la crainte tourne à l'épouvante, la frayeur à la panique. On sait ce que peut l'ange de la peur secouant ses ailes au-dessus de la multitude : les fuyards écartent tout ce qui se trouve devant eux, cuirassiers, lanciers, gendarmes, traversent cette vaste place du Carrousel sans s'arrêter, franchissent la grille des Tuileries, et vont se répandre et s'éparpiller dans le jardin.
Pendant ce temps, les assaillants montent au premier étage, enfilent la galerie de tableaux, qu'ils trouvent sans défenseurs, et vont enfoncer à son extrémité la porte qui sert de communication entre le Louvre et les Tuileries.
Dès lors, plus de résistance possible : les défenseurs du château fuient comme ils peuvent ; le jardin et les deux terrasses s'encombrent ; le duc de Raguse se retire un des derniers, et sort du guichet de l'Horloge au moment où Joubert plante le drapeau tricolore au-dessus de sa tête, et où le peuple fait pleuvoir par les fenêtres les papiers du cabinet du roi.
A la hauteur du jardin d'Hippomène et d'Atalante, le maréchal trouve une pièce de canon qui se retire. Sur son ordre, la pièce de canon est remise en batterie, et une dernière volée tirée par elle sur les Tuileries, qui ont cessé d'être la demeure des rois pour devenir la conquête du peuple, va, de son boulet, présent posthume de la monarchie, couper en deux une des charmantes petites colonnes cannelées du premier étage.
Ce dernier coup de canon, qui ne fit de mal à personne qu'au chef-d'oeuvre de Philibert Delorme, sembla tiré pour saluer le drapeau tricolore qui se déployait sur le pavillon de l'Horloge.
La révolution de 1830 était faite.
Faite – nous le disons, nous le répétons, nous l'imprimons, nous le graverons, s'il le faut, sur le fer et sur l'airain, sur le bronze et sur l'acier –, faite, non point par les prudents acteurs de la comédie de quinze ans, cachés dans les coulisses, pendant que le peuple jouait le drame sanglant des trois jours ; non point par les Casimir Perier, les Laffitte, les Benjamin Constant, les Sébastiani, les Guizot, les Mauguin, les Choiseul, les Odilon Barrot et les trois Dupin. Non ! ceux-là, nous l'avons dit, ceux-là se tenaient pas même dans les coulisses, ils eussent été trop près du spectacle ! –, ceux-là se tenaient chez eux soigneusement gardés, hermétiquement enfermés. Non, chez ceux-là, il ne fut jamais question que de résistance légale, et, le Louvre et les Tuileries pris, on discutait encore, dans leurs salons, les termes d'une protestation que quelques-uns trouvaient bien hasardée.
Ceux qui ont fait la révolution de 1830, ce sont ceux que j'ai vus à l'oeuvre, et qui m'y ont vu ; ceux qui entraient au Louvre et aux Tuileries par les grilles rompues et les fenêtres brisées ; c'est, hélas ! - qu'on nous pardonne cette funèbre exclamation, la plupart d'entre eux sont morts, prisonniers, exilés aujourd'hui ! - c'est Godefroy Cavaignac, c'est Baude, c'est Degousée, c'est Higonnet, c'est Grouvelle, c'est Coste, Guinard, Charras, Etienne Arago, Lothon, Millotte, d'Hostel, Chalas, Gauja, Baduel, Bixio, Goudchaux, Bastide, les trois frères Lebon – Olympiade, Charles et Napoléon, le premier tué, les deux autres blessés à l'attaque du Louvre –, Joubert, Charles Teste, Taschereau, Béranger... Je demande pardon à ceux que je ne nomme pas et que j'oublie ; je demande pardon aussi à quelques- uns de ceux que je nomme, et qui aimeraient peut-être autant ne pas être nommés. Ceux qui ont fait la révolution de 1830 c'est cette jeunesse ardente du prolétariat héroïque qui allume l'incendie, il est vrai, mais qui l'éteint avec son sang ; ce sont ces hommes du peuple qu'on écarte quand l'oeuvre est achevée, et qui, mourant de faim, après avoir monté la garde à la porte du Trésor, se haussent sur leurs pieds nus pour voir, de la rue, les convives parasites du pouvoir, admis, à leur détriment, à la curée des charges, au festin des places, au partage des honneurs.
Les hommes qui firent la révolution de 1830 sont les mêmes hommes qui, deux ans plus tard, pour la même cause, se firent tuer à Saint-Merry.
Seulement, cette fois-ci, ils avaient changé de nom, justement parce qu'ils n'avaient pas changé de principes : au lieu de les appeler des héros, on les appelait des rebelles.
Il n'y a que les renégats de toutes les opinions qui ne sont jamais rebelles à aucun pouvoir.

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1998-2010
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