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Chapitre CLIII


Alexandre de la Borde. – Odilon Barrot – Le colonel Dumoulin. – Hippolyte Bonnelier. – Mon cabinet. – Une note de la main d'Oudard – Le duc de Chartres est arrêté à Montrouge. – Quel danger il court, et comment il en est sauvé. – Je me propose pour aller chercher de la poudre à Soissons. – J'obtiens ma commission du général Gérard. – La Fayette me rédige une proclamation. – Le peintre Bard – M. Thiers se retrouve.

Cela se passait juste au moment où j'achevais mon repas au cabaret des Prunes de Monsieur. Je traversai toute cette multitude campée sur la place de l'Hôtel-de-Ville, se reposant tranquillement et gaiement, sans se douter que les cyclopes politiques s'étaient remis à l'oeuvre, et – comme dirait, dans un élan d'éloquence, M. Odilon Barrot à la tribune, s'il y avait encore une tribune – de sa chaîne brisée lui reforgeaient une autre chaîne.
En même temps que j'entrais dans la grande salle de l'hôtel de ville, Alexandre de la Borde y entrait de son côté. Quelques-uns de ces hommes qui crient toujours quelque chose criaient : « Vive le préfet de la Seine ! »
Odilon Barrot, dont le nom vient justement de se glisser sous ma plume à propos d'éloquence parlementaire, écrivait à une table ; il était habillé en garde national.
Il leva la tête, s'étonnant que l'ancien préfet de la Seine, M. de Chabrol de Volvic, pût exciter un pareil enthousiasme.
Il reconnut Alexandre de la Borde, et fit un mouvement de surprise.
- Eh bien, oui, c'est moi, dit l'auteur de l' Itinéraire en Espagne avec une naïveté toute spirituelle et surtout toute juvénile qui était un des caractères saillants de sa personnalité ; on vient de me nommer préfet de la Seine.
- Vous ?
- Oui, moi.
- Et qui vous a nommé préfet de la Seine ?
- Est-ce que je sais ?... Un monsieur qui a un chapeau à plumes, un grand sabre et une longue écharpe.
Ce monsieur, c'était le colonel Dumoulin, qui reparaît si exactement à toutes les révolutions avec ce même chapeau à plumes, ce même sabre et cette même écharpe, que je commence à croire que c'est lui qui leur porte malheur.
Odilon Barrot haussa les épaules.
- Vous, dit-il, vous serez de la commune de Paris, comme nous...
Et, à voix basse, il ajouta :
- Et encore !
Il fallait pour entendre ces deux derniers mots, être appuyé, ainsi que je l'étais, sur le dossier de son fauteuil.
Je regardais de là un autre secrétaire qui venait de s'établir en face de lui, comme un pouvoir rival.
C'était M. Hippolyte Bonnelier, secrétaire de La Fayette ; il faisait, en effet, pendant à Odilon Barrot, secrétaire de la commission municipale.
Je n'oublierai jamais l'étrange façon dont M. Hippolyte Bonnelier était armé.
Il portait en sautoir une poire à poudre suspendue par un ruban rouge.
Dans sa ceinture était passé un petit poignard de quatre pouces de long.
Chargeait-il son poignard avec sa poire à poudre, ou bourrait-il sa poire à poudre avec son poignard ! C'est un problème que je n'ai jamais pu résoudre.
- J'ai abattu dix-huit arbres sur le boulevard ! disait-il à Etienne Arago.
- Avec votre poignard ? demanda Etienne en riant.
- Non, répondit Bonnelier en riant à son tour, je veux dire que je les ai marqués avec mon poignard, et que le peuple les a abattus.
En attendant, il était secrétaire de La Fayette.
Ce fut par lui que j'appris ce qui venait de se passer entre MM. de Vitrolles, de Sémonville, d'Argout et la commission municipale.
La situation devenait de plus en plus intéressante. Je me doutais bien qu'Oudard était allé à Neuilly ; je croyais que la réponse ne se ferait pas attendre ; je résolus de passer la nuit à l'hôtel de ville.
J'eus recours à la protection de Bonnelier, qui me fit ouvrir une espèce de cabinet dans lequel il y avait un bureau d'acajou et des fauteuils de velours vert.
Sur la cheminée étaient des candélabres à cinq branches non garnis de leur luminaire.
Il parait que c'était un grand économiste pratique, que M. de Chabrol, qui avait cinq millions dans ses coffres, et pas de bougies dans ses candélabres.
Je commençai par mettre dans ma poche la clef du cabinet ; je descendis, j'achetai cinq bougies, je remontai, je pris sur la table de Bonnelier papier et crayon ; je le priai, s'il arrivait quelque nouvelle de Neuilly, de me la communiquer, ce qu'il me promit ; je rentrai dans mon cabinet, je garnis mes candélabres, j'allumai deux bougies, et je commençai à prendre des notes sur ce que j'avais vu dans la journée.
Mais je n'avais pas écrit quatre lignes, que je sentis mes yeux qui se fermaient malgré moi.
Je n'avais aucune raison pour lutter contre le sommeil ; je tombais de fatigue ; j'arrangeai deux fauteuils en manière de lit de camp, et je m'endormis malgré le vacarme horrible qui se faisait autour de moi, sous moi et au-dessus de moi.
Je me réveillai alors qu'il faisait grand jour.
A part quelques coups de fusil et deux ou trois alertes, la nuit avait été parfaitement tranquille.
Je me regardai dans une glace, et compris le besoin que j'avais de rentrer chez moi.
Je n'avais pas changé de linge depuis trois jours ; je n'avais pas fait ma barbe depuis deux ; j'avais le visage couvert de coups de soleil, et la moitié des boutons de ma veste de coutil détachés par la pesanteur des balles qui la tiraient d'un côté ; enfin, une de mes guêtres et un de mes souliers étaient couverts du sang du pauvre diable que j'avais aidé à soulever jusqu'à la fontaine de l'Institut.
Je sortis de mon cabinet, et je trouvai Bonnelier à son poste.
Il me fit signe qu'il avait quelque chose à me montrer.
J'allai à lui ; il me glissa un papier dans la main.
- Prenez une copie de cela, si vous voulez, me dit-il ; mais surtout n'égarez pas ma copie !
- Qu'est-ce que ce papier ?
- Neuilly, trois heures et un quart du matin... Oudard, messager... Rubrique Laffitte.
- Bon !
Je pris une plume, et je copiai mot pour mot la note suivante. Seule, cette note serait déjà une curiosité. Mais, mise en pendant de la lettre qu'on lira plus tard, elle s'élève à la hauteur d'une pièce historique, comme ces meubles qui, reconnus authentiques, passent d'un magasin de bric-à-brac à un musée.
Voici la note :

« Le duc d'Orléans est à Neuilly avec toute sa famille. Près de lui, à Puteaux, sont les troupes royales. Il suffirait d'un ordre émané de la cour pour l'enlever à la nation, qui peut trouver en lui un gage puissant de la sécurité future.
On propose de se rendre chez lui au nom des autorités constituées, convenablement accompagnées, et de lui offrir la couronne. S'il oppose des scrupules de famille ou de délicatesse, on lui dira que son séjour à Paris importe à la tranquillité de la capitale de la France, et qu'on est obligé de le mettre en lieu de sûreté. On peut compter sur l'infaillibilité de cette mesure ; on peut être certain, en outre, que le duc d'Orléans ne tardera pas à s'associer pleinement aux voeux de la nation. »

La note originale était de la main d'Oudard.
Chose étrange ! Tandis que le père préparait ainsi sa royauté, le fils courait danger de mort.
Voici ce qui arrivait :
Bohain et Nestor Roqueplan attendaient Etienne Arago à déjeuner chez Gobillard, place de la Bourse. En se rendant du National au café, Arago rencontra le domestique de Bohain qui cherchait son maître.
- Ah ! monsieur, dit le brave garçon en apercevant Etienne, savez-vous où est monsieur ?
- Il doit être chez Gobillard, répondit Etienne ; que lui veux-tu ?
- Je veux le prévenir, de la part de M. Lhuillier, son beau-frère, que le duc de Chartres est arrêté à Montrouge.
- Qui l'a fait arrêter ?
- Mais M. Lhuillier... Il est maire du village. Il désire savoir ce qu'il doit faire du prince.
- Hein ? dit un homme assis sur le trottoir avec un fusil entre les jambes, et mangeant un morceau de pain ; ce qu'il doit en faire ? Nous allons aller le lui dire !...
Puis, se levant :
- Hé ! les amis ! cria-t-il tout haut, le duc de Chartres est arrêté à Montrouge. Que ceux qui veulent manger du prince viennent avec moi !
- Que dites-vous là, mon brave ? s'écria Etienne en posant la main sur l'épaule de cet homme.
- Je dis qu'ils ont tué mon frère, et que je vais tuer le duc de Chartres aujourd'hui !
Il n'y avait pas de temps à perdre. Etienne s'élance dans le café.
- Pardieu ! dit-il à Bohain, votre domestique vient de faire un beau coup !
- Qu'a-t-il donc fait ?
- Il vient de répandre la nouvelle que le duc de Chartres était prisonnier de votre beau-frère, et voilà une vingtaine de gaillards qui se mettent en chemin pour l'égorger.
- Diable ! firent ensemble Nestor et Bohain, ça ne peut pas aller comme cela.
- Que faire ?
- Charge-toi de les conduire, dit Nestor, mets-moi à leur tête ; retiens-les le plus longtemps possible ; et l'un de nous ira prévenir le général La Fayette du danger que court le prince... On expédiera un homme à cheval à M. Lhuillier, et le duc de Chartres sera remis en liberté avant que toi et tes hommes soyez arrivés à Montrouge.
- Bien ! dit Etienne, mais ne perdez pas de temps !
Puis, s'élançant à la tête d'un groupe d'une trentaine d'hommes :
- A Montrouge ! cria Etienne Arago ; mes amis, à Montrouge !
Chacun répéta : « A Montrouge » et l'on partit pour la carrière du Maine, tandis que Nestor Roqueplan – autant que je puis me le rappeler, c'était Nestor – courait à la place de Grève.
Le Vaudeville se trouvait sur la route de la barrière du Maine : on traversa le jardin du Palais-Royal, puis la place, puis on enfila la rue de Chartres.
Un machiniste était sur la porte du théâtre. Arago lui fit signe de l'oeil de s'approcher de lui, le machiniste comprit le signe, et s'approcha.
Arago eut l'air de recevoir de lui une confidence.
- Bon ! mes amis, dit-il, en voici bien d'une autre ! Vous ne savez pas ce que l'on m'annonce ? C'est qu'il y a une conspiration de royalistes pour venir mettre le feu au Vaudeville, attendu que c'est du Vaudeville, comme vous ne l'ignorez pas, qu'est partie l'insurrection... Commençons d'abord par visiter le théâtre, n'est-ce pas ?
Il n'y eut pas d'objection contre la visite. D'ailleurs, beaucoup de ces braves gens n'étaient pas fâchés de voir un théâtre de près ; celui qui avait provoqué le voyage de Montrouge, et qui était un tonnelier du quartier du Roule, voulut bien faire quelques objections, mais il ne fut pas écouté.
On s'arrêta donc au Vaudeville. Arago, une lanterne à la main, conduisit ses hommes du second dessous aux galeries ; il ne leur fit pas grâce d'un portant, d'un trappillon, d'un châssis.
On perdit une bonne heure à cette visite.
Puis on se remit en route pour la barrière du Maine.
Pendant ce temps, le général La Fayette était prévenu, et envoyait à Montrouge M. Comte, l'un des plus brillants élèves de l'Ecole polytechnique qui, depuis, a fait un excellent ouvrage sur la philosophie positive.
M. Comte était porteur d'une lettre conçue en ces termes :

« Dans un pays libre, laissez circuler chacun librement ; que M. le duc de Chartres s'en retourne à Joigny, et, à la tête de ses hussards, attende les ordres du gouvernement.
          La Fayette Hôtel de ville, le 30 juillet 1830 »

Lorsque j'appris le danger que courait le duc de Chartres, je voulais rentrer chez moi, faire seller mon cheval et courir à Montrouge ; mais on me fit observer qu'avant que je fusse à la rue de l'Université M. Comte serait à Montrouge, et que mieux valait attendre les nouvelles à l'hôtel de ville.
J'attendis donc.
Les heures me parurent longues, je l'avoue, de huit heures du matin à deux heures de l'après-midi.
A deux heures, Etienne rentra couvert de sueur et de poussière.
Le duc de Chartres était sauvé.
En effet, grâce au retard du Vaudeville et à un second incident que nous allons rapporter tout à l'heure, le messager était arrivé à temps.
Le duc de Chartres avait avec lui le général Baudrand et M. de Boismilon.
M. Lhuillier fit remonter dans la voiture du prince l'aide de camp et le secrétaire, les invita à partir et à attendre le duc de Chartres à la Croix-de Berny.
Lui se chargeait de conduire le prince sain et sauf au même endroit.
En effet, tandis qu'en calèche le général Baudrand et M. de Boismilon sortaient par la grande porte, et prenaient la grande route, M. le duc de Chartres montait en cabriolet avec M. Lhuillier, sortait par une porte de derrière, et, par une route de traverse, regagnait le chemin de Joigny, à un quart de lieue au-dessous de l'endroit où M. Baudrand et M. de Boismilon attendaient le prince.
Une circonstance particulière avait encore servi cette fuite et la bonne volonté d'Arago. En arrivant à la barrière du Maine, les hommes avaient été arrêtés ; il y avait défense de laisser sortir de Paris aucune troupe armée.
Le premier mouvement fut de forcer l'obstacle ; puis l'on consentit à parlementer avec le poste du corps de garde ; puis, enfin, on fraternisa. Une partie des hommes entra dans le corps de garde même ; l'autre s'assit dans ces fossés creusés entre les arbres pour recevoir les eaux de pluie. Arago fit venir du pain et quelques bouteilles de vin, et se chargea d'aller aux nouvelles.
Une heure après, il était à Montrouge. M. le duc de Chartres venait d'en partir.
Arago prit une copie de la lettre du général La Fayette, afin de justifier de la relaxation du prince, et rapporta cette copie à ses hommes.
La nouvelle fut mal reçue par eux. Etienne ne parvint à les calmer qu'en leur promettant qu'il allait les ramener à l'hôtel de ville, et leur faire donner de la poudre à coeur joie.
Etienne était donc revenu dans ce double but de rapporter au général La Fayette la nouvelle de la fuite du duc de Chartres, et de faire donner de la poudre à ses hommes.
Mais on eut quelque peine à le relever de cette promesse ; on avait tant gaspillé de poudre, qu'on ne savait plus où en prendre.
- Je vous donne ma parole d'honneur, disait La Fayette à Etienne, qui ne pouvait pas croire à cette pénurie de munitions, que, si Charles X revenait sur Paris, nous n'aurions pas quatre mille coups de fusil à tirer !
J'avais entendu cette réponse et je ne l'avais point laissée tomber à terre.
Lorsque Arago se fut éloigné, je m'approchai de La Fayette.
- Général, lui dis-je, ne vous ai-je pas entendu répondre tout à l'heure à Arago que vous manquiez de poudre ?
- C'est la vérité, me dit le général ; seulement, j'ai peut-être eu tort de l'avouer.
- Voulez-vous que j'en aille chercher, de la poudre ?
- Vous ?
- Sans doute, moi.
- Et où cela ?
- Mais où il y en a... Soit à Soissons, soit à La Fère.
- On ne vous la donnera pas.
- Je la prendrai.
- Comment ! vous la prendrez ?
- Oui.
- De force ?
- Pourquoi pas ? on a bien pris le Louvre de force !
- Vous êtes fou, mon ami, me dit le général.
- Mais non, je ne suis pas fou, je vous jure !
- Allons, rentrez chez vous ; vous êtes fatigué ; vous ne pouvez plus parler... On m'a dit que vous aviez passé la nuit ici.
- Général, donnez-moi un ordre pour aller prendre de la poudre.
- Mais non, cent fois non !
- Décidément, vous ne voulez pas ?
- Je ne veux pas vous faire fusiller.
- Soit. Mais vous voulez bien me donner un laissez-passer pour arriver près du général Gérard.
- Oh ! quand à cela, volontiers. Monsieur Bonnelier, faites un laissez passer pour M. Dumas.
- Bonnelier est occupé, mon général. je vais le faire moi-même, et vous le signerez tout de suite... Vous avez raison, je vais rentrer chez moi, je suis éreinté !
Et j'allai à une table où j'écrivis un laissez-passer conçu en ces termes :

« 30 juillet 1830, à une heure.
Laissez passer M. Alexandre Dumas près du général Gérard. »

Je présentai au général La Fayette le papier d'une main et la plume de l'autre.
Il signa.
Je tenais mon ordre.
- Merci, général, lui dis-je.
Et, comme le laissez-passer était de mon écriture, j'ajoutai après ces deux mots : « général Gérard », la phrase suivante :
          « A qui nous recommandons la proposition qu'il vient de nous faire. »
Muni de ce laissez-passer, je me rendis à l'instant même chez Laffitte, et je pénétrai jusqu'au général.
Le général m'avait vu enfant chez M. Collard ; je me nommai ; il me reconnut.
- Ah ! c'est vous, monsieur Dumas ! me dit-il. Eh bien, quelle est cette proposition ?
- La voici, général... M. de La Fayette a dit tout à l'heure devant moi, à l'hôtel de ville, que l'on manquait de poudre, et que, si Charles X revenait sur Paris, il n'y aurait peut-être pas quatre mille coups de fusil à tirer.
- C'est vrai, et, comme vous le voyez, c'est assez inquiétant.
- Eh bien, j'ai offert au général La Fayette d'en aller prendre, de la poudre.
- Où cela ?
- A Soissons.
- Comment la prendre ?
- Comme on prend... Il n'y a pas deux façons de prendre, il me semble. Je demanderai poliment de la poudre.
- A qui ?
- Au commandant de place, donc.
- Et s'il la refuse ?
- Je la prendrai.
- Voilà où je vous attends... Encore une fois, comment la prendrez-vous ?
- Ah ! cela me regarde !
- Ainsi, telle est la proposition que me recommande le général La Fayette ?
- Vous voyez, la phrase est précise : «... Du général Gérard, à qui nous recommandons la proposition qu'il vient de nous faire. »
- Et il n'a pas trouvé votre proposition insensée ?
- Je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que nous l'avons discutée un instant ensemble.
- Et il ne vous a pas dit qu'il y avait vingt chances contre une pour que vous fussiez fusillé dans une pareille expédition ?
- Je crois que cette opinion a, en effet, été émise par lui.
- Et, malgré cela, il m'a recommandé votre proposition ?
- Je l'ai convaincu.
- Mais pourquoi ne vous a-t-il pas, alors, remis lui-même l'ordre que vous me demandez ?
- Parce qu'il a prétendu, général, que les ordres à donner aux autorités militaires vous regardaient, et non pas lui.
Le général Gérard se mordit les lèvres.
- Hum ! fit-il.
- Eh bien, général ?
- Eh bien, c'est impossible !
- Comment, impossible ?
- Je ne puis pas me compromettre au point de donner un pareil ordre.
Je le regardai en face.
- Pourquoi pas, général ? lui dis-je. Je me compromets bien au point de l'exécuter, moi !
Le général tressaillit et me regarda à son tour.
- Non, dit-il, non ! je ne puis pas... Adressez-vous au gouvernement provisoire.
- Ah ! oui, votre gouvernement provisoire ! avec cela qu'il est facile à trouver ! Je l'ai cherché de tous les côtés ; je me le suis fait indiquer par tout le monde, et, là où l'on m'a adressé, je n'ai jamais vu qu'une grande salle déserte, avec une table au milieu, des bouteilles de vin et de bière vides sur la table, et, dans un coin, à un bureau, une espèce de plumitif écrivant... Croyez-moi, général, puisque je tiens la réalité ne me renvoyez pas à l'ombre, et signez-moi l'ordre en question.
- Vous le voulez absolument ? me dit-il.
- Je le désire, général.
- Et vous ne vous en prendrez qu'à vous du mal qui pourra vous arriver ?
- Voulez-vous que je vous donne d'avance décharge de ma personne ?
- Ecrivez l'ordre vous-même.
- A la condition, général, que vous voudrez bien le recopier tout entier de votre main... L'ordre aura plus de puissance étant autographe.
- Soit.
Je pris un morceau de papier, et j'écrivis ce modèle d'ordre :

« Les autorités militaires de la ville de Soissons sont invitées à remettre à l'instant même à M. Alexandre Dumas toute la poudre qui pourra se trouver, soit dans la poudrière, soit dans la ville.
          Paris, ce 30 juillet 1830.

Je présentai le papier au général Gérard.
Il le prit, le lut et le relut.
Puis, comme s'il oubliait que je lui eusse demandé un ordre autographe, il prit une plume :
- Puisque vous le voulez..., dit-il.
Et il signa mon ordre.
Je le laissai faire ; j'avais mon idée.
- Merci, général.
- Vous êtes content, alors ?
- Très content !
- Vous n'êtes pas difficile...
Et il rentra dans le salon.
Je tenais encore la plume, et, au-dessus de son nom, j'écrivis : « Le ministre de la guerre. »
La première interpolation m'avait assez bien réussi pour que j'en risquasse une seconde.
Grâce à cette seconde interpolation, l'ordre était ainsi conçu :

« Les autorités militaires de la ville de Soissons sont invitées à remettre à l'instant même à M. Alexandre Dumas toute la poudre qui pourra se trouver, soit dans la poudrière, soit dans la ville ».
          Le ministre de la guerre,
                    Gérard
Paris, ce 30 juillet 1830.

Ce n'était pas fini, comme on pourrait le croire.
J'avais un ordre pour les autorités militaires signé Gérard ; je voulais une invitation aux autorités civiles signée La Fayette.
Je comptais beaucoup sur la réputation militaire du général Gérard ; mais je comptais bien autrement encore sur la popularité du général La Fayette ; d'ailleurs, une des signatures compléterait l'autre.
De retour à l'hôtel de ville, je fis demander La Fayette ; il vint.
- Eh bien, me dit-il, vous n'êtes pas encore couché ?
- Non, général, je pars.
- Pour quel endroit ?
- Pour Soissons.
- Sans ordre ?
- J'ai un ordre du général Gérard.
- Gérard vous a donné un ordre ?
- Avec enthousiasme, général.
- Oh ! oh ! je voudrais bien voir cet ordre-là.
- Le voici.
Il le lut.
- « Ministre de la guerre ? » dit-il après avoir lu.
- Il a cru que cela pourrait me servir.
- Alors, il a bien fait.
- Et vous, général, ne me donnerez-vous rien ?
- Que voulez-vous que je vous donne ?
- Une invitation aux autorités civiles de seconder le mouvement révolutionnaire que je vais tâcher d'imprimer à la ville... Vous comprenez bien que je n'espère réussir qu'à l'aide d'une surprise populaire.
- Volontiers... Il ne sera pas dit que, lorsque vous risquez votre vie dans une pareille entreprise, je ne risquerai rien, moi.
Il prit une plume, et, cette fois, tout entière écrite de sa main et de sa fine écriture, il rédigea l'espèce de proclamation suivante :

Aux citoyens de la ville de Soissons
« Citoyens,
Vous savez ce qui s'est passé à Paris pendant les trois immortelles journées qui viennent de s'écouler ? Les Bourbons sont chassés, le Louvre est pris, le peuple est maître de la capitale.
Mais les vainqueurs des trois jours peuvent se voir arracher par le manque de munitions la victoire qu'ils ont si chèrement acquise. Ils s'adressent donc à vous, par la voix d'un de nos combattants, M. Alexandre Dumas, pour faire un appel fraternel à votre patriotisme et à votre dévouement.
Tout ce que vous pourrez envoyer de poudre à vos frères de Paris sera considéré comme une offrande à la patrie.
Pour le gouvernement provisoir. Le commandant général de la garde nationale.
                    La Fayette

Hôtel de ville de Paris, ce 30 juillet 1830

On voit que cette proclamation ne contenait, à tout prendre, qu'un appel au dévouement et au patriotisme. Ce n'était pas tout à fait ce que j'eusse voulu ; mais, enfin, force me fut de m'en contenter.
J'embrassai le général La Fayette, et je descendis quatre à quatre les degrés de l'hôtel de ville.
Il était trois heures de l'après-midi ; les portes de Soissons, ville de guerre, fermaient à onze heures du soir ; il s'agissait d'arriver à Soissons avant onze heures du soir, et j'avais vingt-quatre lieues à faire.
Sur la place, j'aperçus un jeune peintre de mes amis, nommé Bard. C'était un beau jeune homme de dix-huit ans, à la figure calme et impassible comme un marbre du XVè siècle.
Il ressemblait au saint Georges de Donatello.
L'envie me prit d'avoir un compagnon de route, ne fût-ce que pour me faire enterrer, si la double prédiction du général La Fayette et du général Gérard se réalisait.
J'allai à lui.
- Eh ! Bard, cher ami, lui dis-je, que faites-vous là ?
- Moi ? dit-il. Je regarde... C'est drôle, n'est-ce pas ?
- C'est plus que drôle, c'est magnifique ! Qu'avez-vous fait dans tout cela, vous ?
- Rien... Je n'avais pour toute arme que la vieille hallebarde qui est dans mon atelier.
- Voulez-vous vous rattraper d'un seul coup ?
- Je ne demande pas mieux.
- Venez avec moi, alors.
- Où cela ?
- Vous faire fusiller.
- Je veux bien.
- Bravo ! Courez jusqu'à la maison ; prenez mes pistolets à deux coups ; faites seller mon cheval, et venez me rejoindre au Bourget.
J'ai oublié de dire que, sur les premiers fonds de Christine, j'avais acheté un cheval à ce même Chopin que, dans la matinée du 29, on avait pris pour l'empereur sur la place de l'Odéon.
- Qu'est-ce que c'est que Le Bourget ? me demanda Bard.
- Le Bourget, c'est le premier relais de poste sur la route de Soissons.
- Pourquoi votre cheval, puisqu'il y a un relais de poste ?
- Ah ! voici... c'est que le maître de poste pourrait avoir éloigné ses chevaux ; c'est que ses chevaux pourraient avoir été pris ; c'est qu'enfin je ne puis pas emmener ma voiture, à cause des barricades, et que tous les maîtres de poste, malgré l'article de la loi qui les y oblige, n'ont pas de voitures de poste sous leurs hangars. Donc, vous comprenez bien ceci, mon cher : si nous trouvons une voiture, nous partirons en voiture ; si nous ne trouvons qu'un cheval, nous partirons côte à côte, à franc étrier : si nous ne trouvons rien du tout, il nous restera mon cheval ; vous monterez en croupe derrière moi, et nous représenterons à nous deux la plus belle moitié des quatre fils Aymon.
- Compris.
- Ainsi, mon cheval et mes pistolets à deux coups... Le premier arrivé au Bourget attendra l'autre.
- Je cours toujours ! s'écria Bard en s'élançant du côté du quai Pelletier..
- Et moi aussi, répondis-je en enfilant la rue de la Vannerie, laquelle conduisait tout droit à la rue Saint-Martin, mon chemin le plus direct pour arriver à La Villette.
Un mot sur ce qui se passait au moment où Bart courait à toutes jambes le long du quai Pelletier, et où j'en faisais autant le long de la rue Saint-Martin.
Etienne Arago, débarrassé de ses hommes, rentrait au National.
- Ah ! sais-tu une nouvelle ? lui dit Stapfer.
- Laquelle ?
- Thiers est retrouvé.
- Ah ! bah ! Et où est-il ?
- Il est là-haut... Il cherche un sujet d'article.
- Eh bien, je lui en apporte un.
- Tu sais qu'il est défendu d'entrer dans son cabinet quand il travaille ?
- Bah ! on est bien entré dans celui du roi !
- Alors, entre ; tu lui donneras cette raison-là, et il sera bien difficile s'il ne la trouve pas bonne.
Arago entra.
Thiers se retourna pour voir quel était l'impudent qui violait la consigne.
Il reconnut Arago.
Arago venait de jouer un rôle immense dans le drame en cours de représentation.
La figure de l'illustre publiciste, déjà renfrognée, s'adoucit donc à sa vue.
- Ah ! c'est vous ! dit-il.
- Oui... Je vous cherche pour vous donner un sujet d'article.
- Lequel ?
Arago lui raconta toute l'aventure de Montrouge, et comment M. le duc de Chartres avait pu partir à temps.
Thiers écoutait avec la plus grande attention.
- Eh ! eh ! dit-il quand Arago eut fini, qui sait ? vous avez peut-être sauvé la vie à un fils de France...
Arago resta la bouche béante et les yeux démesurément ouverts.
Voilà donc où le vent soufflait le 30 juillet 1830, à trois heures un quart de l'après-midi.
Ce vent changea les dispositions de Thiers, qui, au lieu de faire son article, se leva et courut chez Laffitte.
A mon retour de Soissons, nous verrons ce qu'il fit.

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