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Chapitre CLIX


Philippe VII. – Comment Béranger se justifie d'avoir aidé à faire un roi. – Le duc d'Orléans pendant les trois jours. – Son arrivée à Paris le 30 au soir. – Il fait appeler M. de Mortemart. – Lettre inédite écrite par lui à Charles X. – Benjamin Constant et Laffitte. – Députation de la Chambre au Palais- Royal. – M. Sébastiani. – M. de Talleyrand. – Le duc d'Orléans accepte la lieutenance générale du royaume. – Pièces curieuses trouvées aux Tuileries.

Mon premier besoin, le général La Fayette embrassé, était, comme on le comprend bien, d'aller prendre un bain, et de changer de tout.
Le bain n'était pas difficile à prendre : j'avais l'école de natation Deligny presque en face de chez moi.
J'entrai à l'école, et je dois dire que j'effrayai tout le monde, jusqu'au père Jean. Je consignai au garçon de cabinet mon fusil, mes pistolets, ma poudre, mes balles et ce qui me restait de mes trois mille francs ; après quoi, tandis qu'on allait me chercher Joseph, du linge et des habits, je piquai une des plus voluptueuses têtes que j'aie piquées de ma vie.
Une heure après, j'étais en mesure de me présenter même devant le gouvernement provisoire, si quelqu'un eût pu m'indiquer où siégeait le susdit gouvernement.
Je renvoyai à la maison ma défroque de combattant, et je m'acheminai vers l'hôtel Laffitte. J'étais avide de nouvelles.
J'eus toutes les peines du monde à pénétrer chez l'illustre banquier. Personne ne voulait plus me reconnaître ; j'étais trop bien vêtu.
On discutait ou plutôt on parlait bruyamment dans le salon. M. Sébastiani, annonçait-on, revenait de chez le prince de Talleyrand et en apportait une grande nouvelle.
Quelle était cette nouvelle ?
Tout à coup, la porte s'ouvre, et M. Sébastiani, la figure radieuse, jette aux trois ou quatre cents personnes qui encombraient la salle à manger, les antichambres et les corridors, ces paroles textuelles :
- Messieurs, vous pouvez annoncer à tout le monde qu'à partir d'aujourd'hui, le roi de France s'appelle Philippe VII. En ce moment, Béranger passa ; je savais qu'il avait dû être pour beaucoup dans cette nomination.
Je lui sautai au cou, moitié pour l'embrasser, moitié pour lui faire une querelle, et, riant et grondant à la fois :
- Ah ! parbleu ! lui dis-je,vous venez de nous faire un beau coup monsieur mon père.
J'appelais Béranger mon père, et il voulait bien m'appeler son fils.
- Qu'ai-je donc fait, monsieur mon fils ? me répondit-il.
- Ce que vous avez fait ? Pardieu ! vous avez fait un roi !
Sa figure prit cette expression doucement sérieuse qui lui est habituelle.
- Ecoute bien ce que je vais te dire, mon enfant, reprit-il ; je n'ai pas précisément fait un roi... non...
- Qu'avez-vous fait, alors ?
- J'ai fait ce que font les petits Savoyards quand il y a de l'orage... j'ai mis une planche sur le ruisseau.
Que de fois, depuis, j'ai réfléchi à cette triste et philosophique parole ! Elle a modifié une partie de mes idées ; elle a présidé à mes études historiques de 1831 et 1832 ; elle m'a inspiré, en 1833, l'épilogue de Gaule et France.
Béranger s'éloigna.
J'étais resté rêveur. Qu'eût-ce donc été, si j'avais pu prévoir que ce trône, le moins poétique des trônes de la terre, élevé par un poète en 1830 serait renversé par un poète en 1848 ? Quel étrange encadrement à ces dix-huit ans de règne que Béranger et Lamartine !
Je ne fus tiré de ma rêverie que par les murmures qui grondaient autour de moi. Une scène violente s'accomplissait au milieu de ces murmures.
Un ancien secrétaire d'Ouvrard, nommé Poisson, venait d'ouvrir la porte du salon de M. Laffitte, et déclarait, avec des jurons à faire crouler la maison, qu'il ne voulait pas de roi. – C'était l'avis, non seulement de M. Poisson, mais encore de tous ceux qui étaient là.
Non, je le répète, cette élection ne fut pas populaire au premier abord, et, de l'hôtel Laffitte au Palais-Royal, où je me rendis, suivant en quelque sorte le vol de cette nouvelle, j'entendis plus d'imprécations que d'acclamations.
J'allais au n° 216 pour avoir des détails.
Le duc d'Orléans était au Palais-Royal.
Quant à Oudard, s'il y était, il se tenait invisible.
Mais restaient les portiers et les garçons de bureau, gens fort visibles, gens fort bien renseignés, parce que l'on dit tout devant eux, ne les comptant pour rien ; gens fort bavards, attendu qu'ils veulent conquérir l'importance qu'on ne leur accorde pas.
Puis je dois dire qu'outre les concierges et les garçons de bureau il y avait là deux ou trois personnes parfaitement informées.
Or, voici ce qui s'était passé, voici ce dont je garantis l'exactitude, voici ce que je défie que l'on puisse nier.
Le duc d'Orléans rentre le 30 à onze heures du soir, au Palais-Royal.
Suivons-le rapidement pendant les trois jours.
C'est à Neuilly, où le duc d'Orléans passait tous ses étés, que la nouvelle des ordonnances et le bruit des coups de fusil étaient allés le chercher.
Par le peu de mots que nous avons dits déjà, par le silence et les retardements qui accueillirent d'abord les propositions Laffitte, on a pu voir que l'anxiété de Son Altesse fut grande.
Tant que la royauté, à l'état de fantôme, se tint immobile à l'horizon, le duc marcha vers la royauté timidement, obliquement, tortueusement, c'est vrai, mais enfin il y marcha.
Mais, dès que le fantôme se fit réalité ; dès que le fantôme, à son tour, s'anima et marcha à lui, il eut peur.
Ce fantôme ne s'appelait plus royauté, il s'appelait usurpation ; il n'avait plus sur la tête la couronne de saint Louis, il avait le bonnet rouge de Danton et de Collot-d'Herbois.
Le duc d'Orléans avait le courage ; l'audace lui manquait.
Nous le répétons – et nous lui faisons un mérite de ce sentiment – il eut peur.
Pendant les journées du 28 et du 29, il resta caché dans celui des petits pavillons de son parc de Neuilly qui portait le nom de la Laiterie.
Dans la matinée du 29, on lui apporta un boulet qui venait de tomber dans le parc.
Mais, le même jour, après avoir reçu le message de Laffitte : « Une couronne ou un passeport. » son inquiétude devint telle, que, se croyant mal caché dans le pavillon, il partit pour Le Raincy avec Oudard. Il portait un habit marron, un pantalon blanc, un chapeau gris auquel fleurissait une cocarde tricolore faite par madame Adélaïde.
Il laissa, en partant, la note datée de trois heures un quart du matin, afin que l'on crût qu'il était à Neuilly.
Dans la journée du 30 comme nous l'avons dit, après la visite de M. Thiers et de Scheffer, on lui expédia M. de Montesquiou.
Nous avons raconté comment il sortit du Raincy, puis y entra.
Pendant toute la journée du 30, il resta au Raincy sans donner signe d'existence.
Toutefois, les messages se multipliaient, et, l'un de ces messages lui ayant annoncé qu'une députation de la Chambre était venue lui offrir la couronne, il se décida à revenir à Neuilly. Il y arriva vers neuf heures du soir.
Madame Adélaïde s'était fait remettre une copie de la déclaration de la Chambre, ou peut-être la déclaration même.
Cette déclaration fut lue dans le parc, à la lueur des flambeaux, en présence de toute la famille.
Il n'y avait plus à reculer : il fallait opter entre le trône – c'est-à-dire l'ambition éternelle de sa race – ou l'exil, c'est-à-dire la terreur constante de sa vie.
Il embrassa sa femme et ses enfants, et partit pour Paris accompagné de trois personnes seulement : M. Berthois, M. Heymès et Oudard.
Il était dix heures du soir lorsqu'on descendit de voiture à la barrière ; on entra dans Paris, on enjamba les barricades, et l'on arriva au n° 216 de la rue Saint-Honoré.
Ce fut par la petite allée des employés, et non par la cour et l'escalier d'honneur, que le duc rentra au Palais-Royal.
Il monta au bureau d'Oudard, voisin, on se le rappelle, de mon ancien bureau.
Là, écrasé de fatigue, ruisselant de sueur, plein de frissonnements convulsifs, il jeta son habit, son gilet, sa chemise et jusqu'à son gilet de flanelle, changea de gilet de flanelle et de chemise, se fit apporter un matelas, et se jeta dessus.
Il avait su l'arrivée à Paris de M. de Mortemart, et dans quel but l'honorable duc y était venu. Il l'envoya chercher, le priant de passer à l'instant même au Palais-Royal.
Un quart d'heure après, on annonçait M. de Mortemart.
Le duc d'Orléans se souleva sur son coude.
- Ah ! venez, venez, monsieur le duc ! s'écria-t-il d'une voix brève et fiévreuse en l'apercevant ; j'ai hâte de vous dire, afin que vous puissiez transmettre mes paroles au roi Charles X, combien je suis douloureusement affecté de tout ce qui arrive !
M. de Mortemart s'inclina.
- Vous retournez à Saint-Cloud, n'est-ce pas ?... Vous y allez revoir le roi ?
- Oui, monseigneur.
- Eh bien, continua le duc avec agitation, dites au roi qu'ils m'ont amené de force à Paris. J'étais au Raincy, hier, quand une foule d'hommes ont fait invasion dans le château de Neuilly... Au nom de la réunion de la Chambre, on m'a demandé ; j'étais absent. On a menacé la duchesse, on lui a dit qu'elle allait être conduite à Paris, prisonnière avec ses enfants, jusqu'au moment où j'aurais reparu ; alors, elle a eu peur... C'est bien concevable, une femme, n'est-ce pas ?... Elle m'a écrit un billet pour me presser de revenir... Vous savez comme j'aime ma femme et mes enfants ; cet amour l'a emporté sur toute autre considération, et je suis revenu... On m'attendait à Neuilly, on s'est emparé de moi, et l'on m'a amené ici... Voilà comment je m'y trouve.
Juste en ce moment, les cris de « Vive le duc d'Orléans ! » retentirent dans la rue et jusque dans la cour du Palais-Royal. M. de Mortemart tressaillit.
- Vous entendez, monseigneur ? dit-il.
- Oui, oui, j'entends... Mais je ne suis pour rien dans tous ces cris-là, et dites bien au roi que je me ferai tuer plutôt que d'accepter la couronne.
- Auriez-vous quelque répugnance, monseigneur, à assurer le roi par écrit de ces honorables dispositions ?
- Aucune, monsieur, aucune... Oudard, une plume, de l'encre et du papier.
Tandis qu'Oudard cherchait les objets demandés, le duc déchirait une page blanche dans une espèce de registre qui se trouvait à portée de sa main : c'était un registre qui avait rapport aux chevaliers de l'ordre. Puis, selon son habitude, et pour économiser le papier, il fit le brouillon de sa lettre sur la feuille déchirée au registre.
C'est sans doute à cette économie que nous devons de pouvoir donner au public une copie de cette lettre très importante, très curieuse et surtout très authentique.
En effet, la lettre écrite, le duc d'Orléans froissa le brouillon dans ses mains et jeta derrière lui ce brouillon, qui roula jusque dans un coin de la cheminée, où il fut retrouvé le lendemain.
Par qui ? Je ne puis le dire. Ce que je sais, c'est que j'ai copié sur ce brouillon même ce que l'on va lire tout à l'heure.
Quant à la lettre, M. de Mortemart la plia, la mit dans sa cravate blanche, et sortit pour la porter au roi.
C'est cette lettre qu'adjura depuis Charles X avec tant d'amertume, quand il apprit que Louis-Philippe avait accepté la couronne.
Voici le brouillon avec son orthographe et ses ratures ; nous ne changeons pas une lettre au texte, tout entier de la main de Son Altesse royale :

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Table des titres contenus dans ce second volume
                                                   Pages
Promotion du 8 février 1694...............................1
Promotion de l'année 1695..............................128
Création de l'année 1697.................................154
Promotion de l'année 1700..............................160
Nominations de chevaliers depuis 1701...........295

Fin de la table des titres M. de... dira à Votre Majesté comment l'on m'a amené ici par force. J'ignore jusqu'à quel point ces gens-ci pourront user de violence à mon égard ; mais s'il arrivoit si dans cet affreux désordre, il arrivoit que l'on m'imposât un titre auquel je n'ai jamais aspiré, que votre majesté soit convaincue bien persuadée que je ne recevrai tout espèce de pouvoir que temporairement, et dans le seul intérêt de notre maison.
J'en prends ici l'engagement formel envers votre majesté.
Ma famille partage mes sentiments à cet égard.
Palais-Royal, juillet 31,1830 Fidèle sujet.

Nous invitons maintenant nos lecteurs, ceux surtout qui veulent se faire une idée exacte du caractère de ces hommes élus pour être les pasteurs de l'humanité, nous les invitons, disons-nous, à comparer ce brouillon de lettre avec la note envoyée de Neuilly dans la nuit du 29 au 30 juillet.
Louis-Philippe, homme privé ; Louis-Philippe, homme politique ; Louis- Philippe, roi, est peint tout entier par lui-même dans cette note et dans ce brouillon.
Seulement, la date du 31 juillet nous gêne, surtout après plus de vingt-deux ans écoulés. Est-ce une erreur de la part du duc d'Orléans, ou le billet n'a-t-il été signé qu'après minuit – ce qui ferait alors exacte cette date du 31 – ou bien encore – chose possible à la rigueur – n'a-t-il été signé que le 31 au soir ? Notre avis, à nous, est qu'il a été signé le 31 au matin, entre une et deux heures de la nuit.
Et voici pourquoi c'est notre avis : c'est qu'à une heure du matin, M. Laffitte n'était pas encore prévenu de l'arrivée du duc d'Orléans.
Aussi, les salons de l'illustre banquier, abandonnés peu à peu par ceux qu'inquiétaient ce mutisme et cette absence du duc d'Orléans, présentaient ils un vide toujours croissant qui n'avait rien de rassurant.
A deux heures du matin, en effet, il ne restait dans le salon que Laffitte et Benjamin Constant. – Béranger, écrasé de fatigue, venait de se retirer.
- Eh bien, dit Laffitte avec son calme ordinaire, que dites-vous de la situation, Constant ?
- Moi ? répondit en riant l'auteur d'Adolphe. Je dis, mon cher Laffitte, qu'il y a cent à parier contre un que, demain à pareille heure, nous serons pendus.
Laffitte fit un mouvement.
- Ah ! je comprends cela, vous n'êtes pas fou de la pendaison, vous : cela dérangerait votre petite figure rose, vos cheveux si bien peignés, votre cravate si bien mise ; mais, moi, avec ma longue figure jaune, je n'ai pas mal l'air déjà d'un pendu, et la corde ajouterait peu de chose à la physionomie.
Et ce fut sur ce compliment que, à deux heures et demie du matin, tous deux se quittèrent.
A cinq heures seulement, l'on réveilla M. Laffitte pour le prévenir de l'arrivée du duc d'Orléans à Paris.
- Ah ! dit-il, décidément, il parait que c'est Benjamin Constant qui se trompe, et que nous ne serons pas pendus.
Au reste, dès huit heures du matin, la députation de la Chambre qui, la veille, s'était présentée à Neuilly, s'était présentée au Palais-Royal, conduite par le général Sébastiani.
C'était bien le même général Sébastiani qui disait, le 29 juillet : « Prenez garde d'aller trop loin, messieurs... Nous négocions, voilà tout ; notre rôle est celui de médiateurs ; nous ne sommes pas même députés ! » celui qui disait, le 30 : « Il n'y a de national en France que le drapeau blanc ! » celui qui disait, le 31 : « Partez, monsieur Thiers, et tâchez de décider le duc d'Orléans à accepter la couronne » celui qui disait encore, le ler août : « Messieurs, annoncez à tout le monde que le roi de France s'appelle maintenant Philippe VII ! » celui, enfin, qui devait dire plus tard : « L'ordre règne à Varsovie ! » N'oublions pas que, de plus, c'était toujours le même général Sébastiani qui, à mon premier voyage à Paris, m'avait reçu entre quatre secrétaires placés aux quatre points cardinaux de sa chambre, et se tenant prêts chacun à lui présenter du tabac dans une tabatière d'or.
Merveilleux type à étudier dans les révolutions, et dont je voudrais pouvoir conserver la mémoire à la postérité !
Pourquoi ces hommes-là n'ont-ils pas, comme le Christ, la faculté d'empreindre leur visage dans les mouchoirs avec lesquels ils essuient la sueur de leur ambition ?
Cette fois, M. le duc d'Orléans parut, mais ne promit encore rien de positif ; seulement, il s'engagea à rendre réponse dans une heure.
Il avait, comme Brutus, son oracle de Delphes à consulter.
Son oracle à lui demeurait au coin de la rue de Rivoli et de la rue Saint Florentin.
Louis Blanc raconte que, le 29 juillet 1830 à midi cinq minutes, une fenêtre s'ouvrit timidement au coin de la rue Saint-Florentin et que, si timidement cependant qu'elle s'ouvrît, une voix grêle et cassée s'écria :
- Monsieur Keiser, monsieur Keiser, que faites-vous ?
- Je regarde dans la rue, mon prince.
- Monsieur Keiser, vous allez être cause que l'on pillera mon hôtel !
- Il n'y a pas de danger, mon prince : les troupes battent en retraite, et le peuple ne songe qu'à les poursuivre.
- Ah ! vraiment, monsieur Keiser ?
Alors, celui auquel on donnait le titre de prince se leva, fit, en boitant, quelques pas vers la pendule et, d'une voix non seulement rassurée, mais encore presque solennelle :
- Monsieur Keiser, dit-il, mettez en note sur vos tablettes que, le 29 juillet, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France.
Ce vieillard boiteux qui, d'un ton prophétique, annonçait la chute de Charles X, c'était Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, ancien évêque d'Autun, qui, le premier, proposa la vente des biens du clergé, en 1789 ; qui dit la messe sur l'autel de la patrie, le 14 juillet 1790 jour de la fête de la fédération ; qui fut envoyé en 1792 à Londres par Louis XVI, pour assister l'ambassadeur M. de Chauvelin ; qui fut créé prince de Bénévent en 1806 qui reçut le titre de vice-grand électeur, avec cinq cent mille francs de traitement en 1807, qui fut nommé membre du gouvernement provisoire en 1814 ; qui fut nommé ministre des affaires étrangères et envoyé extraordinaire à Vienne par Louis XVIII la même année ; qui fut nommé par Louis-Philippe ambassadeur à Londres en 1830 et qui, enfin, mourut plus ou moins chrétiennement, le 18 mai 1838.
Maintenant, j'ai souvent entendu les hommes les plus au courant de la politique contemporaine et de la corruption de tous les temps se demander comment M. de Talleyrand avait pu trouver grâce devant Louis XVIII d'avoir été membre de l'Assemblée constituante, évêque assermenté, officiant du Champs de Mars, ministre du Directoire, plénipotentiaire de Bonaparte, grand chambellan de l'empereur, etc.
Je vais le dire, et, en le disant, apprendre à l'histoire future une chose qu'elle ignore, et qu'elle ne saura probablement que lorsque les vrais Mémoires du prince seront publiés.
M. de Talleyrand fut, huit ou dix jours à l'avance, prévenu de l'intention qu'avait le premier consul de faire arrêter et, par conséquent, fusiller le duc d'Enghien.
Il fit venir un courrier sur lequel il savait pouvoir compter, lui remit une lettre à l'adresse du duc, lui ordonna de coudre cette lettre dans le collet de son habit, de partir à franc étrier et de ne remettre cette lettre qu'au duc d'Enghien lui-même.
La lettre invitait le prince à quitter Ettenheim à l'instant même, l'avertissant du danger qui le menaçait.
Le courrier partit, comme nous le disons ; mais, en descendant au galop la montagne de Saverne, son cheval s'abattit et lui cassa la jambe.
Par malheur, la mission dont il était chargé n'étant pas de celles que l'on confie au premier venu, il n'osa rien prendre sur lui, et écrivit à M. de Talleyrand pour savoir ce qu'il fallait faire.
Lorsque M. de Talleyrand reçut la lettre, il était déjà trop tard pour prendre une résolution : l'ordre d'arrestation était expédié.
Mais le prince de Condé, mais Louis XVIII, mais Charles X surent l'anecdote ; de là le pardon octroyé aux méfaits républicains et bonapartistes de l'ancien évêque d'Autun.
Or, c'était lui que la future Majesté du Palais-Royal voulait consulter avant de se hasarder à ramasser la couronne qui venait de rouler de la tête de Charles X dans le sang des barricades.
Ce fut le général Sébastiani que le duc d'Orléans chargea d'interroger l'oracle.
L'oracle, très vexé que tout se fût fait sans lui jusque-là, et que M. Laffitte l'eût compté pour si peu, se contenta de répondre ces deux seuls mots :
- Qu'il accepte !
Sur cette réponse, au bout de l'heure demandée, le prince accepta.
La proclamation suivante, affichée sur tous les murs de la capitale, annonça aux Parisiens cette acceptation :

« Habitants de Paris,
Les députés de la France, en ce moment réunis à Paris, ont exprimé le désir que je me rendisse dans cette capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant général du royaume.
Je n'ai point balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de cette héroïque population, et à faire tous mes efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l'anarchie. En rentrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil ces couleurs glorieuses que vous avez reprises, et que j'avais moi-même longtemps portées.
Les Chambres vont se réunir ; elles aviseront au moyen d'amener le règne des lois et le maintien de l'ordre.
Une charte sera désormais une vérité. »
                    L.P. d'Orléans

Il y avait trois choses remarquables dans cette proclamation.
D'abord, M. le duc d'Orléans déclarait qu' il n'avait point balancé à venir partager les dangers de la population parisienne ; ce qui était un mensonge, puisque, au contraire, le duc d'Orléans s'était caché à Neuilly et au Raincy pendant le danger, et n'était arrivé à Paris que dans la nuit du 30 au 31, c'est à-dire quand le danger était passé.
Ensuite, M. le duc d'Orléans annonçait que les Chambres allaient se réunir pour aviser aux moyens d'amener le règne des lois et le maintien de l'ordre ; ce qui était une calomnie contre le peuple, attendu que si jamais peuple respecta les lois et maintint l'ordre, ce fut le peuple de juillet.
Enfin, M. le duc d'Orléans, qui écrivait qu'une charte serait désormais une vérité, devait dire, dès le lendemain, non plus une charte, mais la Charte, changement imperceptible à l'oeil, presque imperceptible à l'oreille, et qui entraînait cependant avec lui cette grave conséquence que la France, au lieu d'avoir une charte nouvelle, aurait tout bonnement la charte de Louis XVIII ; ce qui faisait que le roi des barricades, en utilisant l'ancienne charte, non seulement ne prenait pas la peine d'en faire une autre, mais encore, gouvernement nouveau, ne s'engageait à donner au peuple qu'une somme de liberté égale à celle promise par le gouvernement déchu.
C'était débuter hardiment dans la carrière de la royauté. Mensonge, calomnie et ruse : Louis XI n'eût pas fait mieux.
J'ai dit qu'à la fin de ce chapitre je donnerais une idée de l'économie du duc d'Orléans. Peut-être n'est-ce point tout à fait ici la place des pièces que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs ; mais ceux qui trouveront qu'elles interrompent le récit les transporteront ailleurs en imagination.
Expliquons d'abord comment ces pièces sont tombées entre nos mains. Et, pour ce faire, d'une seule enjambée, franchissons dix-huit années ; soyons, au lieu du jeune homme acteur dans ce qu'on vient de lire, l'homme mûr qui a vu passer tristement et à l'écart les événements de ce long règne ; supposons que ce lieutenant général dont on connaît la proclamation est un roi vieilli à son tour, dépopularisé à son tour, chassé à son tour ; supposons, enfin, que nous sommes, non plus au dimanche 1er août 1830 au matin, mais au 24 février 1848, à trois heures de l'après-midi.
Alors, le roi parti, les Tuileries prises, la République proclamée je revenais seul, triste et soucieux, républicain plus que jamais, mais trouvant la République mal faite, mal mûrie, mal proclamée ; je revenais le coeur oppressé de ce spectacle d'une femme brutalement repoussée, de deux enfants séparés de leur mère, de deux princes fuyant, l'un à travers les colonnes rostrales de la place de la Concorde, l'autre à travers les escaliers circulaires du palais des députés ; je revenais me demandant si tout ce que j'avais vu et entendu était bien vrai, bien réel, et si je ne me trouvais pas sous le poids de quelque étrange cauchemar, de quelque vision inouïe ; je revenais, me tâtant, pour ainsi dire, moi-même, afin de m'assurer que j'étais bien vivant – car il nous est parfois aussi facile de douter de notre existence que des faits presque fantastiques qui s'accomplissent sous nos yeux ; je revenais, dis-je, par les Tuileries, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes, dont toutes les portes étaient forcées, comme le jour de ce fameux 29 juillet que j'ai raconté un peu longuement peut-être ; mais, que voulez-vous ! il y a de ces souvenirs qui prennent tant de place dans notre vie, que nous nous efforçons de les faire entrer dans la vie des autres.
J'eus l'idée de parcourir ce château que j'avais parcouru une seule fois, et de recommencer, le 24 février 1848, à travers les appartements du roi Louis- Philippe, le même chemin que j'avais fait à travers les appartements du roi Charles X, le 29 juillet 1830.
En traversant le cabinet du roi, dont tous les papiers, souillés de boue, jonchaient le parquet, je reconnus, au milieu de ces papiers condamnés au feu, à l'oubli, au néant, deux ou trois pages couvertes de caractères dont la vue me fit tressaillir.
C'était l'écriture du roi, cette écriture qui, vingt-cinq ans auparavant, m'avait tant de fois passé sous les yeux.
Un patriote de 1848, déguenillé comme un patriote de 1830, montait la garde près du bureau défoncé du roi.
- Mon camarade, dis-je à cet homme, puis-je prendre quelques-uns de ces papiers qui traînent à terre ?
- Prenez, répondit-il ; probablement sont-ils là parce qu'ils ne valent rien.
Je pris les papiers.
A la première révolution, j'avais hérité d'un exemplaire de Christine aux armes de la duchesse de Berry. A la seconde, j'héritais de quelques papiers jaunis, trainant à terre, et que je pouvais prendre, me disait le factionnaire, parce qu'ils ne valaient rien. Comme on le voit je ne suis pas de ceux que les révolutions enrichissent.
Il est vrai que je ne suis pas non plus de ceux qu'elles renversent. Je plane au-dessus d'elles comme les oiseaux et les nuages ; puis, les révolutions accomplies, je dirige mon vol, non pas du côté où est le pouvoir, la fortune, mais du côté où sont la justice et la loyauté, dussé-je suivre la justice dans l'exil, la loyauté dans la proscription.
Au reste, voici la copie de ces papiers. Elle en dira plus que toutes les notes et tous les commentaires.

Déjeuner des enfants

11 soucoupes.
13 pains.
4 potages.


                              Nouveau tarif de l'entreprise

Pour ma table, le même sauf la suppression des deux fixes par repas de 6 fr., et de 12 fr. ensemble 18 fr., des deux fixes mensuels de 1,000 francs et de 150 fr. et de l'exonération, pour l'entrepreneur, du payement de 1,010 fr. par an pour le porteur d'eau.

Pour la table de mes enfants et de leurs instituteurs.
Déjeuner tarif spécial maintenu en mon absence comme en ma présence.

Soucoupes de fruits ou confitures ................................ 1 fr. » c.
Potages .....................................................................           1          80
Poulet ou viande froide ...............................................           1          80
Entremet de légumes ou autres ................................... 1          80
Chaque pain ...............................................................            »          20
Flûte à la reine ............................................................           »          10
Tasse de café à l'eau .................................................           »          50
Id. à la crème............................................           »          75
Thé complet ...............................................................           1          50

Dîner ou souper tariffé à moitié de la mienne pendant qu'elle est servie en même temps, mais au même tarif que la mienne quand je suis absent et qu'elle est supprimée.

Ainsi, le demi-tarif est comme il suit :

Potages ........................................................          2 fr. 50 c.
Entrées .........................................................          4 50
Rôt ou flanc ..................................................          6 »
Entremet ......................................................          2 50
Assiette de dessert .......................................          1 50
Pain, café, thé, etc., comme ci-dessus au
déjeuner.
Sucriers à table ............................................          Rien.
Id. dans les chambres ...................................          2 »

Plus, en cas d'absence et de suppression des tables supérieures, 2 fr. par tête et par jour pour ceux nourris à l'office et à la cuisine.

          Autre tarif de l'entreprise

Pour la table des princes, le même.

Pour celle des enfants:
Déjeuners.

Dîner ou souper.

Potages ....................................................................          2 50
Entrées ....................................................................          4 50
Rôt ou flanc .............................................................          6 »
Entremet .................................................................          2 50
Assiette de dessert ...................................................          1 50
Pain, café et thé, comme ci-dessus.
Sauf lorsqu'il n'y a que la table des enfants à servir, auquel cas elle est tarifée comme celle des princes. En outre, en cas de suppression des deux tables, l'entrepreneur reçoit 2 fr. par jour par tête nourrie à la cuisine aussi bien qu'à l'office.
Moyennant ce nouveau tarif, il est exonéré du payement du porteur d'eau ; mais il ne reçoit plus les fixes, c'est-à-dire 12 fr. par dîner et 6 fr. par déjeuner pour la table des princes, ni les 1,150 fr. par mois pour bois, charbon et blanchissage.

D'après ce tarif, le déjeuner des enfants

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