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Chapitre CLXIV


Royer le Cruel. – Les dix mille rations de pain. – Le général Exelmans et Charras. – Le concierge de la préfecture de Versailles. – M. Aubernon. – Le colonel Poque. – Entrevue de Charles X avec MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. – La famille royale quitte Rambouillet. – Panique. – Les diamants de la couronne. – Retour à Paris.

Tandis que nous dormions comme des bienheureux, Delanoue et moi ; tandis que la seconde ligne, qui n'avait mangé qu'à moitié sa faim, se serrait le ventre ; tandis que la troisième ligne, qui n'avait pas mangé du tout, rugissait comme une bande de lions au désert ; tandis que les cochers ronflaient dans leurs fiacres ; tandis que les chevaux remâchaient leur foin et leur avoine ; tandis que les feux allumés çà et là s'éteignaient et jetaient leurs incertaines lueurs sur trois lieues de terrain couvertes de moissons foulées, d'hommes couchés, de fantômes errants, disons ce qui se passait à l'état-major.
A peine les gardes avancées venaient-elles d'être établies sur la route de Cognières à Rambouillet, qu'on avait amené à l'hôtellerie de la poste, à gauche de la route, un général qui avait essayé de franchir de force la ligne des sentinelles. Ce général portait encore la cocarde blanche : c'était le vieux général Boyer, que nous avons tous connu, qui eut, depuis, un commandement en Afrique, et qui, dans ce commandement, conquit, à tort ou à raison, le surnom de Boyer le Cruel.
Le général Pajol n'était pas encore arrivé. Dans la salle de l'auberge mangeaient, assis à une table ronde, M. de Schonen, M. Odilon Barrot et M. le maréchal Maison ; ils se rendaient pour la seconde fois à Rambouillet.
En l'absence du général Pajol, Charras commandait.
On lui amena le général Boyer ; celui-ci se nomma et avoua franchement qu'il allait offrir son épée à Charles X.
C'était un prisonnier assez embarrassant pour Charras.
Le jeune aide de camp entra dans la salle où dînaient les trois commissaires, et, s'adressant au maréchal Maison :
- Monsieur le maréchal, lui dit-il, on vient d'arrêter le général Boyer.
- Eh bien, demanda le maréchal, que voulez-vous que j'y fasse ?
- Voulez-vous le cautionner ? Je lui ferai rendre la liberté.
- Non, sacrebleu ! non, s'écria le maréchal. Gardez-le à vue. Pajol va venir, il fera de lui ce qu'il voudra.
On conduisit le général Boyer dans une chambre voisine de celle où dînaient les commissaires.
Charras n'avait pas mangé depuis le matin qu'il avait déjeuné chez le général Pajol ; les commissaires virent facilement que leur dîner lui tirait l'oeil.
On lui offrit de prendre place à table ; il accepta.
Le maréchal Maison ne buvait jamais que du vin de Champagne ; il versa coup sur coup trois ou quatre verres on buvait dans des espèces de vidrecomes à l'aide de camp du général Pajol, qui, l'estomac vide, les nerfs excités par sa campagne de La Fère, le front brûlé par six jours consécutifs de soleil, se sentit repris d'une ardeur toute nouvelle.
Il en résulta que, lorsque le général Pajol rejoignit, qu'il vit que le pain n'était pas arrivé, et demanda un homme de bonne volonté pour aller à Versailles, Charras, qui, avec les tours et les détours, avait peut-être déjà fait vingt lieues dans sa journée, Charras, dis-je, voyant que personne ne se présentait, s'offrit pour cette mission.
- Mais, sacrebleu ! dit Pajol, vous êtes donc de fer ?
- De fer ou non, dit Charras, vous voyez bien que, si je n'y vais pas, personne n'ira.
- Allez-y donc, alors... Bien entendu que, si vous rencontrez le pain en route, vous reviendrez avec lui.
- Pardieu !
Et Charras courut aux écuries, sella son cheval, et partit au grand trot.
En arrivant à la hauteur de Trappes, il fut arrêté par un poste d'arrière-garde qui barrait la route.
- Qui vive ? cria la sentinelle.
- Ami.
- Ce n'est pas assez.
- Comment, ce n'est pas assez ?
- Non... Qui vive ?
- Charras, premier aide de camp du général Pajol, commandant en chef l'armée expéditionnaire de l'Ouest.
- Avancez à l'ordre.
La chose était tenue militairement, comme on voit.
- Qui commande ici ? demanda Charras.
- C'est le général Exelmans.
- Je lui en fais mon compliment... Conduisez-moi à lui.
On satisfit à ce désir, qui n'avait rien d'exorbitant.
Le général était couché dans son manteau, à gauche de la route, sous un prunier.
Son fils était couché près de lui.
Charras exposa l'objet de sa mission.
- Savez-vous, reprit Exelmans, que nous crevons tous de faim, ici ?
- Général, ce n'est pas la faute du général Pajol : il a envoyé, avant onze heures du matin, le colonel Jacqueminot à Versailles, pour commander dix mille rations de pain.
- A qui ?
- Au préfet.
- Et ce b.... -là ne les a pas envoyées ?
- Vous voyez bien que non, puisque je vais les chercher.
- Et vous m'assurez qu'elles ont été commandées ?
- Devant moi le colonel Jacqueminot est parti.
- Eh bien, monsieur, moi, le général Exelmans, je vous ordonne de faire fusiller le préfet.
Charras tira de sa poche un portefeuille et un crayon.
- Un mot d'écrit, général, et ce sera fait dans une heure.
- Mais, monsieur...
- Au crayon, cela me suffira.
- Mais, monsieur...
- Allons, dit Charras, je vois que le préfet de Versailles ne sera pas encore fusillé cette nuit.
- Mais, monsieur, réfléchissez à ce que vous me demandez.
- Moi, général, je ne vous demande rien, que de me laisser passer.
- Laissez passer monsieur, dit le général Exelmans.
Et il se recoucha sous son prunier.
Charras continua son chemin.
Il arriva à la barrière de Versailles, se fit reconnaître, prit avec lui quatre gardes nationaux, et s'achemina vers la préfecture.
Il était une heure du matin ; tout le monde dormait.
Il fallut frapper un quart d'heure avant de tirer de la maison le moindre signe de vie. Charras et les gardes nationaux y allaient cependant de tout coeur, l'un avec la crosse de son pistolet, les autres avec la crosse de leurs fusils.
Enfin, une voix cria de la cour :
- Que voulez-vous ?
- Je veux parler au préfet.
- Comment, vous voulez parler au préfet ?
- Oui.
- A cette heure-ci ?
- Sans doute.
- Il est couché.
- Eh bien, je le ferai lever, alors... Allons, allons, ouvrons la porte, et plus vite que cela, ou je l'enfonce !
- Vous enfoncerez la porte de la préfecture ? s'écria le concierge stupéfait.
- Tiens, dit Charras, la bonne blague !
Le concierge ouvrit, mal éveillé, mal peigné, mal habillé.
- Allons, dit Charras, conduis-moi chez le préfet.
- Mais puisque je vous ai dit qu'il était couché !
- Mais puisque je te dis de marcher devant, drôle ! Et il allongea un coup de pied au concierge, qui monta les escaliers quatre à quatre, ouvrit la chambre du préfet, posa son suif sur la table de nuit, et, montrant à Charras un homme qui se frottait les yeux, il sortit en disant :
- Voilà M. le préfet, arrangez-vous avec lui comme vous voudrez. M. le préfet se souleva sur son coude.
- Hein ! dit-il, que me veut-on ?
- On veut vous apprendre, monsieur le préfet, dit Charras, que, tandis que vous dormez tranquillement, il y a autour de Rambouillet dix mille hommes qui enragent de faim par votre faute.
- Comment, par ma faute ?
- Sans doute... N'avez-vous pas reçu l'ordre de faire filer dix mille rations de pain sur Cognières ?
- Eh bien, monsieur ?
- Eh bien, monsieur, les dix mille rations sont encore à Versailles, voilà tout.
- Dame ! que voulez-vous que j'y fasse ?
- Ce que je veux que vous y fassiez ? Oh ! c'est bien simple... Je veux que vous vous leviez, que vous veniez avec moi à la manutention, que vous fassiez charger le pain sur des voitures, et que vous donniez aux voitures l'ordre de se mettre en route.
- Monsieur, vous parlez d'un ton...
- Je parle comme il convient.
- Savez-vous qui je suis ?
- Qu'est-ce que cela me fait, à moi, qui vous êtes !
- Monsieur, je suis M. Aubernon, préfet de Seine-et-Oise.
- Et moi, monsieur, je suis M. Charras, premier aide de camp du général Pajol, commandant en chef l'armée expéditionnaire de l'ouest, et j'ai l'ordre de vous faire fusiller, si vous n'envoyez pas le pain à l'instant même.
- Me faire fusiller ? s'écria le préfet en bondissant dans son lit.
- Ni plus ni moins... Risquez-vous le paquet ?
- Monsieur, je me lève, et je vais avec vous à la manutention.
- A la bonne heure !
Le préfet se leva et alla avec Charras à la manutention.
On chargeait le pain.
- Je vous laisse ici, monsieur, dit Charras ; vous avez tout intérêt à ce que les voitures partent promptement, vous le savez...
Et l'infatigable messager reprit la route de Cognières.
Pendant ce temps, les trois commissaires avaient gagné Rambouillet, où ils étaient arrivés vers les neuf heures du soir.
Tout y était dans la plus grande confusion. Un événement qui ne manquait pas d'un certain caractère de grandeur y avait jeté le trouble dans les esprits.
Le matin, ce même colonel Poque par lequel La Fayette avait fait dire à Etienne Arago d'ôter sa cocarde, y était arrivé avec une bande hâtive d'insurgés.
Peut-être avait-il quelque mission particulière pour le général Vincent, sous lequel il avait servi en 1814.
Tant il y a qu'arrivé en face des avant-postes, il avait laissé sa petite troupe derrière lui, et, le mouchoir à la main, s'était approché à la portée de la voix.
Il était accompagné d'un cuirassier qui avait passé avec le peuple, et qui suivait le colonel Poque comme ordonnance.
Le général Vincent était aux avant-postes royalistes. Il cria au colonel de s'arrêter.
Le colonel s'arrêta ; mais, faisant flotter son mouchoir, déclara qu'il ne se retirerait qu'après avoir parlé aux soldats.
Le général Vincent déclara, de son côté, que, si Poque ne se retirait pas, il allait faire tirer sur lui.
Poque se croisa les bras, et attendit. Le général le somma par trois fois de se retirer, et, voyant son immobilité, ordonna, à la troisième fois, de faire feu.
Tout le premier rang obéit.
Le cheval du cuirassier, frappé de trois balles, s'abattit sous lui.
Le colonel Poque, la cheville du pied brisée par une balle, se coucha de douleur sur le dos de son cheval, mais ne bougea point.
On alla à lui, on le prit et on le transporta dans les communs du château.
Cet exemple montrait aux soldats à quels hommes ils avaient affaire..
Charles X fut désespéré de l'événement ; il s'informa de ce qu'était le colonel Poque, et lui fit demander par madame de Gontaut s'il désirait quelque chose.
Poque, qui avait sa mère dans les Pyrénées, désirait qu'on avertît celle-ci de l'événement, mais sans lui dire tout ce que la blessure avait de grave. Charles X avait envoyé son propre médecin au colonel, et il était tout simplement question de lui couper la jambe !
Madame de Gontaut écrivit elle-même à la mère du blessé.
A cinq heures, on avait appris l'approche de l'armée parisienne ; à sept heures, on avait annoncé son arrivée. Cette armée matériellement n'était pas bien terrible ; mais, moralement, c'était l'esprit de la révolution marchant contre la royauté.
On délibérait au milieu des angoisses, des conseils divers, des résolutions opposées.
Les uns voulaient tenir jusqu'à la fin, proposant une retraite sur la Loire, une Vendée, une chouannerie.
Les autres désespéraient de la fortune de la monarchie, et conseillaient une prompte fuite.
Le dauphin, qui, en voulant arracher l'épée au maréchal Marmont, s'était coupé les doigts, boudait comme un enfant.
Le maréchal, qui se tenait pour insulté, gardait le silence, et se renfermait dans sa chambre.
A huit heures, Rambouillet était déjà à moitié abandonné : les courtisans – ceux mêmes qui avaient dîné ce jour-là à la table du roi – avaient disparu, quelques-uns si précipitamment, qu'ils n'avaient pas pris le temps d'emporter leur chapeau.
Les soldats seuls étaient restés à leur poste, mais sombres, mornes, abattus.
C'est sous cette espèce de voile funèbre que passèrent MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison pour arriver jusqu'à Charles X.
Le vieux roi les reçut le front plissé, et avec une brusquerie qui n'était pas dans ses habitudes courtoises.
- Que me voulez-vous encore, messieurs ? leur demanda-t-il.
- Sire, nous venons de la part du lieutenant général.
- Eh bien, je me suis entendu avec lui, et tout est réglé entre nous.
Les commissaires gardèrent le silence.
- N'a-t-il pas reçu la lettre que je lui ai adressée par M. de Latour-Foissac, et qui contenait mon abdication et celle du dauphin ?
- Oui sire ; mais a-t-il répondu à cette lettre ?
- Non, certes, il n'y a pas répondu. Qu'avait-il besoin d'y répondre, puisqu'il a répondu à mes deux premières, et que, dans chacune, il m'a donné les assurances de son dévouement ?
Les commissaires gardèrent de nouveau le silence.
- Enfin, messieurs, parlez, dit Charles X.
- Sire, nous venons, de la part du lieutenant général du royaume, prévenir Votre Majesté que le peuple de Paris marche sur Rambouillet.
- Mais mon petit-fils ?... mais Henri V ? s'écria Charles X.
Pour la troisième fois, les commissaires gardèrent le silence.
- Ses droits sont imprescriptibles, il me semble, continua Charles X avec véhémence ; ses droits sont réservés dans l'acte d'abdication ; ses droits, j'ai quinze mille hommes autour de moi prêts à se faire tuer, depuis le premier jusqu'au dernier, pour les soutenir !... Mais répondez-moi donc, messieurs ! Au nom de l'honneur français, je vous somme de me répondre !
Le maréchal Maison, tout troublé de cette grande douleur qui éclatait sur le visage du vieillard, fit un pas en arrière.
- Sire, dit Odilon Barrot, ce n'est pas dans le sang qu'il faut placer le trône de votre petit-fils.
- Et, ajouta le maréchal Maison, soixante mille hommes marchent sur Rambouillet. Que le roi y songe !
Le roi s'arrêta devant le maréchal Maison, et, après un instant de silence :
- Deux mots, monsieur le maréchal, dit-il.
Les autres commissaires se reculèrent.
- Je suis aux ordres du roi, dit le maréchal.
Le roi fit signe au maréchal de venir à lui.
Le maréchal obéit.
- Sur votre honneur, monsieur, dit le roi en regardant le maréchal en face, l'armée parisienne est-elle, comme vous l'assurez, forte de soixante mille hommes ?
Le maréchal pensa, sans doute, que c'était un pieux mensonge que celui qui sauvait le pays de la guerre civile.
Puis peut-être aussi croyait-il dire la vérité : la plaine, la route, tout l'espace compris entre Versailles et Rambouillet était couvert d'hommes.
- Sur mon honneur, sire ! dit-il.
- C'est bien, dit Charles X, retirez-vous... Je vais prendre l'avis du dauphin et celui du duc de Raguse.
Les commissaires sortirent.
Le dauphin refusa de donner son avis.
- Sire, répondit le duc de Raguse, je crois offrir à mon roi une dernière preuve de fidélité en lui conseillant la retraite.
- Bien, monsieur le maréchal, dit Charles X. Que tout soit prêt pour le départ demain, à sept heures du matin.
Hélas ! ce fut ainsi, forcé, poussé à bout par les circonstances, que rendit son épée ce dernier de nos rois chevaliers, qui ne comprenait cependant qu'on la rendît, comme le roi Jean ou comme François Ier que sur un champ de bataille !
C'est que la royauté venait d'essuyer une défaite bien autrement désastreuse que Poitiers ou Pavie.
Pendant que tous ces graves intérêts se débattaient entre les puissants, ou plutôt entre les faibles de la terre – car n'étaient-ils pas plus faibles que les autres hommes, ces rois qui devaient s'en aller, chacun à son tour, mourir, l'un dans l'exil de Goritz, l'autre dans celui de Claremont ? – moi qui avais eu presque autant de mal à conquérir ma meule que Louis-Philippe son trône, je dormais certainement mieux, sous ma voûte de paille, que celui-ci sous son dais de velours.
Vers quatre ou cinq heures du matin, je fus réveillé par une fusillade des mieux nourries : les balles se croisaient en sifflant, et les fiacres qui devaient nous servir de barricades contre l'attaque des Suisses et la garde royale, se sauvaient en tout sens à travers la plaine, au grand galop de leurs chevaux.
C'était une fausse alerte. Qu'eût-ce donc été, mon Dieu ! si l'alerte eût été véritable ?
Voici ce qui était arrivé :
Des hommes accourant de Rambouillet avaient déchargé leurs fusils en l'air. On avait cru, dans le camp, que le combat s'engageait. On s'était levé à moitié endormi, on avait fait feu au hasard ; le premier sentiment de l'homme qui a un fusil entre les mains est de s'en servir : de là cette fusillade et ce croisement de balles par lesquels je venais d'être éveillé moi-même.
Enfin, tout s'expliqua, tout s'éclaircit ; on en fut quitte pour un homme tué et deux ou trois blessés ; on entonna une immense Marseillaise et l'on reprit la route de Paris.
Seulement, Delanoue et moi, nous la reprîmes à pied : notre fiacre avait déserté un des premiers, et il nous fut impossible de remettre la main dessus.
Nous revînmes, je me le rappelle, jusqu'à Versailles à travers champs avec mes bons et chers amis Alfred et Tony Johannot, disparus tous deux aujourd'hui avant l'âge, et qui seront restés frères dans la mort comme ils l'étaient dans la vie !
A Versailles, nous prîmes une voiture qui nous ramena à Paris.
Que devenaient, cependant, le général et l'état-major de l' armée expéditionnaire de l'Ouest ?
Nous allons le dire.
Aux premiers coups de fusil, Pajol était monté à cheval, et avait pris le milieu de la chaussée, essayant, mais inutilement, de faire entendre sa voix à travers le tohu-bohu.
Les balles pleuvaient autour de lui sans qu'il parût s'en plus préoccuper que si c'eût été une grêle ordinaire.
Un jour, je lui rappelais cette circonstance, et le complimentais sur son sang-froid et son courage.
- Pardieu ! dit-il, voilà un beau mérite pour un vieux soldat qui a vu tous les tremblements de terre de l'Empire, de ne pas se préoccuper d'une chiquenaude donnée contre un mur !
L'orage se calma pour lui comme il s'était calmé pour nous.
Seulement, tout le monde n'était pas aussi disposé que nous à la retraite : une partie de l'armée expéditionnaire ne voulut pas être venue pour rien à Cognières, et résolut de pousser jusqu'à Rambouillet.
Pajol ne vit point partir ces fanatiques sans une certaine terreur ; il mit à leur tête Charras et Degousée ; mais bientôt les deux chefs reconnurent l'impossibilité de maintenir ce flot humain, et se laissèrent entraîner par lui.
Il les poussa jusque dans les cours du château de Rambouillet, où le maire de la ville leur indiqua tout bas et en cachette un fourgon dont il venait de remettre les clefs au maréchal Maison.
Ce fourgon contenait les diamants de la couronne, estimés à quatre-vingts millions.
- Bien, dit Charras, il faut les confier au peuple ; c'est le seul moyen qu'il ne leur arrive pas malheur.
On confectionna un petit drapeau tricolore sur lequel on écrivit en lettres noires : Diamants de la couronne ; on planta le drapeau sur le fourgon, et tout fut dit.
Puis on fit proclamer que ceux qui voudraient revenir en accompagnant et en gardant les diamants de la couronne reviendraient dans les voitures du roi.
C'était un moyen qu'avait trouvé Degousée pour qu'on ne fît point du feu de ces voitures.
Mais une partie des volontaires préféra se donner le plaisir de la chasse, et se lancer, dans le parc royal, à la poursuite des cerfs, des biches et des daims.
D'autres s'établirent dans le château, et se firent d'immenses noces de Gamache des reliefs trouvés dans les cuisines de l'ex-roi, et arrosés des meilleurs vins de ses caves.
Enfin, les plus raisonnables, ou peut-être aussi les plus vaniteux, montèrent dans les voitures royales et les ramenèrent à Paris, conduisant, au centre de ces voitures, le fourgon contenant les diamants de la couronne avec autant de respect que les Israélites menaient l'arche sainte.
Et la comparaison est d'autant plus exacte, que l'imprudent qui eût touché du bout du doigt à cette nouvelle arche fût certainement tombé mort, et d'une mort bien autrement explicable que celle des sacrilèges qui touchaient à l'ancienne.
Tout ce cortège, merveilleux par le contraste qu'il offrait entre les laquais en grande livrée, les harnais magnifiques, les carrosses dorés et les hommes en guenilles qu'il voiturait, après avoir longé, au pas et gravement, le quai de Passy, le quai de Billy, le quai de la Conférence et le quai des Tuileries, traversa le Carrousel, et s'arrêta dans la cour du Palais-Royal.
Il va sans dire que tous ces malheureux qui accompagnaient, escortaient, gardaient pour quatre-vingts millions de diamants, mouraient de faim, n'ayant eu, le matin, qu'une portion de ce pain envoyé, pendant la nuit, par M. le préfet de Seine-et-Oise.
Et encore, comme les voitures avaient été pillées, les uns n'avaient eu qu'une demi-ration, les autres qu'un quart de ration, les autres, enfin, n'avaient rien eu du tout.
Le lieutenant général descendit, remercia, sourit et remonta.
- Mordieu ! dit Charras à Charles Ledru, il aurait bien dû songer à nous inviter à dîner, M. le lieutenant général... J'enrage la faim, moi !
- Eh bien, dit Charles Ledru, allons dîner chez Véfour.
- Vous êtes charmant ! Je n'ai pas le sou, moi... Avez-vous de l'argent, vous ?
- J'ai quinze francs.
- Oh ! alors, vive la Charte !
Et, bras dessus, bras dessous, ils s'en allèrent joyeusement dîner chez Véfour.
Quant au général Pajol, commandant en chef l'armée expéditionnaire de l'ouest, il revint gaillardement à Paris dans une calèche qu'il avait récoltée à Cognières.
Avant son départ, la caisse de l'armée expéditionnaire avait été ouverte, et M. Armand Cassan, improvisé caissier, avait payé, rubis sur l'ongle, les avoines sciées, les poules plumées, les oeufs dénichés, les fruits cueillis et le vin bu.
Il y a cent à parier contre un que les paysans des environs de Cognières ne firent pas une mauvaise affaire à l'expédition de Rambouillet.

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