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Chapitre CLXVI


Léon Pillet. – Son uniforme. – Susceptibilité soissonnaise. – Harel revient à la charge avec sa pièce. – Je pars pour la Vendée. – J'obtiens la grâce d'un faux-monnayeur condamné aux galères. – Séjour à Meurs. – Le commandant Bourgeois – Effet désastreux des trois couleurs dans le Bocage. – Nouvelle preuve qu'un bienfait n'est jamais perdu.

En traversant la place du Carrousel pour me rendre chez madame Guyet- Desfontaines, que je n'avais pas encore remerciée de l'hospitalité reçue dans les jours de danger, je vis venir à moi une figure de connaissance vers laquelle je courus.
Cette figure de connaissance appartenait à Léon Pillet.
Léon Pillet était un de mes bons amis, et, quoique son père, qui tenait le Journal de Paris, m'eût un peu étrillé à propos d'Henri III, le coup d'étrille avait été si léger et de si bon goût, qu'au lieu d'en vouloir au vieux classique, je l'avais remercié.
Ce qui me préoccupait dans Léon Pillet au point de me faire courir à lui, ce n'était pas Léon Pillet lui-même, c'était le brillant costume dont il était revêtu : schako à flots de plumes tricolores, épaulettes d'argent, ceinture d'argent, habit bleu de roi, pantalon idem. Il y avait là, on en conviendra, de quoi tirer l'oeil d'un homme qui cherchait un costume pour faire la campagne de Vendée.
Mon premier mot à Léon Pillet, après m'être informé de sa santé, fut donc de lui demander dans quel corps il était officier, et quel était le charmant uniforme qu'il portait.
Léon Pillet n'était officier dans aucun corps, et l'uniforme qu'il portait était celui de simple garde national à cheval, qu'il venait d'inventer, à ce que je soupçonne, et dont il lançait le prospectus dans le public.
Le prospectus avait produit son effet, et j'y étais pris : je lui demandai l'adresse de son tailleur ; il me la donna.
Son tailleur était Chevreuil, un des meilleurs tailleurs de Paris, qui demeurait, à cette époque, place de la Bourse.
Je courus du même pas chez Chevreuil.
Il me prit mesure complète, se chargea de me fournir schako, épaulettes, sabre et ceinturon, et promit que le tout serait chez moi le 9 ou le 10.
Je revins par le pont des Arts. C'était la première fois que je passais devant l'Institut depuis le jour où j'y avais stationné ; sa façade était grêlée de balles et de boulets comme le visage d'un homme qui vient d'avoir la petite vérole.
En rentrant chez moi, je trouvai deux jeunes gens qui m'attendaient ; à la gravité de leur salut, je jugeai que leur visite avait un motif sérieux.
Ils se nommèrent : l'un était M. Lenoir-Morand, capitaine des sapeurs pompiers à Vailly ; l'autre, M. Gilles, de Soissons.
Je ne sais quel journal, Le Courrier français, je crois, avait raconté mon expédition de Soissons d'une façon insultante pour la ville ; la susceptibilité des deux Soissonnais s'était émue, et ils venaient me demander des explications.
- Messieurs, leur dis-je, l'explication sera facile à donner.
Ils s'inclinèrent.
- Voici ce que je vous propose. Pour ne pas occuper le public de ma très infime personnalité au milieu des événements importants qui sont en train de s'accomplir, je n'ai fait au général La Fayette, sur mon expédition de Soissons, qu'un rapport verbal ; je vais faire un rapport écrit, destiné à être mis dans le Moniteur ; si ce rapport contient l'exacte vérité, selon vous, vous le signerez. Il sera inséré dans le journal officiel avec l'affirmation de vos deux signatures, et tout sera dit. Si, au contraire, le rapport ne vous parait pas conforme, et s'il n'est vrai que selon moi, vous refuserez de le signer ; ce qui ne m'empêchera pas de le mettre au Moniteur, je vous en préviens ; seulement, le jour même de sa publication, je serai votre homme, et me battrai contre celui de vous deux que le sort désignera... Cela vous convient il ?
MM. Lenoir-Morand et Gilles acceptèrent.
Je me mis incontinent à une espèce de bureau qui m'était à peu près inutile pour travailler, attendu que j'avais l'habitude de ne travailler que dans mon lit, et, au courant de la plume, je rédigeai un rapport contenant le récit des événements que j'ai racontés.
Ce rapport fini, je le communiquai aux deux Soissonnais, qui le trouvèrent si simplement exact, que, sans élever aucune objection, ils le signèrent l'un et l'autre.
C'est ce rapport, signé par moi d'abord, puis par Bard et Hutin, puis, enfin, par MM. Lenoir-Morand et Gilles, que l'on peut lire dans le Moniteur du 9 août 1830.
Ce point éclairci, j'allai faire une bonne visite à mon excellente mère, que j'avais un peu oubliée au milieu de tout cela, après que nous eûmes pris rendez-vous pour dîner tous ensemble, Soissonnais et Parisiens, aux Frères provençaux.
Ma pauvre chère mère venait d'apprendre qu'il s'était passé quelque chose à Paris ; elle m'attendait avec impatience pour m'annoncer que M. le duc d'Orléans avait des chances à la couronne, et pour me féliciter des avantages que me promettait l'intronisation du nouveau roi.
C'était ma soeur, toute fraîche arrivée de province afin de solliciter en faveur de son mari, qui lui avait conté cela.
Pauvre mère ! je me gardai bien de lui dire que, loin de pouvoir quelque chose à la carrière administrative de mon beau-frère, je regardais la mienne comme parfaitement terminée du côté du Palais-Royal.
Pendant que j'étais chez ma mère, il m'arriva un messager d'Harel.
L'obstiné directeur me poussait de toutes ses forces et de toutes celles de mademoiselle George au drame de Napoléon.
Il m'attendait pour causer des conditions, qui seraient, disait-il, celles que je poserais moi-même.
Je répondis à Harel que je partais pour la Vendée le lendemain ou le surlendemain ; que j'allais profondément réfléchir au sujet, et que, si j'y voyais un drame, je l'exécuterais et le lui enverrais.
Ce n'était point cela que voulait Harel ; mais il fallut bien qu'il se contentât de la promesse, si vague qu'elle fût.
D'ailleurs, il avait à jouer une pièce de Fontan : Jeanne la Folle.
Fontan était tout naturellement sorti de prison après les journées de juillet, sans lesquelles il en avait pour six ans à Poissy, et Fontan pressait ses répétitions.
J'allai faire mes visites d'adieu à M. Lethière, à M. de Leuven et à Oudard.
Oudard voulait à toute force me retenir à Paris, ou plutôt m'expédier à Pétersbourg avec M. Athalin, qui partait comme envoyé extraordinaire près de l'empereur Nicolas.
C'était une occasion toute trouvée pour moi d'avoir cette croix de la Légion d'honneur que j'avais ratée à la dernière promotion, malgré la lettre que M. le duc d'Orléans avait écrite à Sosthènes.
Je remerciai Oudard, et le priai de me regarder comme ne faisant plus partie de l'administration duco-royale.
Oudard insista beaucoup pour me faire renoncer à cette résolution et je le laissai véritablement affligé de mon départ, qu'il comprenait bien être une rupture complète.
Enfin, le 10 août, c'est-à-dire le lendemain à la proclamation de la royauté de juillet, je montai en diligence, désespéré de ne pas trouver pour Paris un équivalent de l'adieu que Voltaire avait trouvé pour la Hollande.
Je m'arrêtai d'abord à Blois ; je voulais visiter son château taché de sang, et je gravis l'échelle de rues par laquelle on y arrive. Je cherchai vainement, au-dessus du portail, la statue équestre de Louis XII devant laquelle madame de Nemours s'était arrêtée tout éplorée, pour demander vengeance du meurtre de ses deux petits-fils ; j'entrai dans la cour, j'admirai cette enceinte carrée bâtie sous quatre règnes différents, et dont chaque face offre une architecture distincte : l'aile de Louis XII, belle de sa simplicité sévère ; celle de François Ier, avec ses colonnettes surchargées d'ornements ; l'escalier d'Henri III, découpé à jour comme une dentelle ; puis – protestant contre le gothique et la Renaissance, c'est-à-dire contre l'imagination et contre l'art – la bâtisse froide et plate de Mansard, devant laquelle le concierge me ramenait sans cesse, s'étonnant que l'on pût regarder, dans cette cour merveilleuse, autre chose que cette merveille !
La rapidité avec laquelle je l'examinai, l'espace de grimace involontaire qu'imprima sur ma figure ma lèvre inférieure prolongée plus que d'habitude, me valurent, de la part du brave homme, un sourire de mépris que je ne tardai pas à justifier entièrement en ne voulant pas reconnaître, malgré ses affirmations obstinées, la place où, disait-il, le duc de Guise avait été assassiné. Il est vrai qu'à l'autre bout de l'appartement, je retrouvai, à ne pouvoir m'y tromper, la salle des ordinaires, l'escalier dérobé par lequel le duc de Guise sortit de la salle des Etats, le corridor qui conduisait à l'oratoire du roi, et tout, jusqu'à la place même où le duc devait être tombé, lorsque Henri III, pâle et priant, souleva sa portière de tapisserie, et dit à voix basse : « Messieurs, tout est-il fait ? » car ce ne fut qu'en ce moment que le roi s'aperçut que le sang coulait à travers le corridor, et que la semelle de ses souliers y trempait ; alors, il s'avança, donna un coup de talon par le visage de ce pauvre mort – ainsi que le duc de Guise en avait donné un à l'amiral, le soir de la Saint-Barthélemy ; puis il se dit, en reculant comme effrayé de son courage : « Mon Dieu, Seigneur ! qu'il est grand ! il paraît plus grand encore couché que debout, mort que vivant ! »
Pendant que je me rappelais ces choses, le concierge, qui tenait absolument à me faire revenir à son avis, me disait :
- Cependant, monsieur, il n'y a que vous et un grand monsieur blond qu'on appelle M. Vitet qui m'ayez jamais contredit.
Puis il continuait à me montrer la cheminée où les corps du duc et du cardinal, coupés par morceaux, avaient été brûlés ; la fenêtre par laquelle la cendre de ces deux corps avait été jetée au vent ; les oubliettes de Catherine de Médicis avec leurs quatre-vingts pieds de profondeur, leurs lames d'acier tranchantes comme des rasoirs, leurs crampons aigus comme des fers de lance, si nombreux et si artistement disposés en spirale, qu'un homme qui tombait d'en haut, créature de Dieu au moment de sa chute, perdant un morceau de chair ou un membre à chaque choc, n'était plus, en arrivant en bas, qu'une masse informe et hachée sur laquelle, le lendemain, on jetait de la chaux vive pour absorber la corruption.
Et tout ce château, demeure royale des Valois, avec ses souvenirs d'assassinat et ses merveilles d'art, était une caserne de cuirassiers qui s'y roulaient en buvant, chantant, et qui, dans leurs transports d'amour et de patriotisme, grattaient, avec la pointe de leur long sabre, telle ravissante arabesque de Jean Goujon, pour écrire sur le bois aplani : J'aime Sophie ! ou : Vive Louis-Philippe !
Je pris la malle-poste en sortant du château, et j'arrivai le soir à Tours. On ne s'y entretenait que de l'arrestation de MM. de Peyronnet, de Chantelauze et de Guernon-Ranville ; on me raconta, avec la volubilité du triomphe, une foule de détails sur cette arrestation. Ces détails viendront en leur lieu et place.
Je continuai ma route par le bateau à vapeur, et, arrivé aux Ponts-de-Cé, je mis pied à terre pour gagner Angers.
J'avais là un ami nommé Victor Pavie, bon et brave jeune homme à la tête ardente et au coeur pur. En arrivant chez lui, j'appris qu'il assistait à une séance de la cour d'assises. On jugeait un pauvre diable de Vendéen des environs de Beaupréau qui avait blanchi avec du vif-argent des sous de la République et qui avait voulu les faire passer pour des pièces de trente sous. En risquant ce malheureux essai de fausse monnaie, il avait eu pour but d'acheter du pain à ses enfants, qui mouraient de faim.
On portait, par toute la ville, un grand intérêt à l'accusé. Mais, à cette époque, la répression était horriblement sévère contre les faux-monnayeurs ; ce n'était pas en vain que les billets de banque portaient dans un médaillon la condamnation à mort de celui qui les falsifiait.
Malgré la naïveté de ses aveux, malgré les pleurs de sa femme et de ses enfants, malgré le plaidoyer de son avocat, l'accusé fut condamné à vingt ou trente ans de galères
J'assistais à cette condamnation, et je ressentis, comme tout le monde, une partie du coup qui frappait le malheureux.
Aussi, en écoutant cette sentence, non pas injuste, mais sévère, j'eus l'idée que la Providence m'avait envoyé là tout exprès pour sauver cet homme.
Je revins chez Pavie, et, sans en rien dire à personne, j'écrivis deux lettres : l'une à Oudard, l'autre à Appert.
Je crois avoir déjà parlé d'Appert, et avoir dit ce qu'il était dans la maison d'Orléans : Appert était distributeur des bienfaits particuliers de la duchesse.
Je leur exposais la situation, je les priais de solliciter la grâce du condamné, l'un près du roi, l'autre près de la reine, et j'insistais sur le bon effet politique que devait produire, dans un moment où la Vendée était à craindre, une grâce accordée à un Vendéen. Je déclarais à chacun d'eux que je regardais la supplique comme si juste, que je resterais à Angers jusqu'à ce que j'eusse obtenu une réponse favorable.
En attendant, guidé par Pavie, je me mis à parcourir la ville et ses environs.
Excellent Pavie ! il me montrait, avec une indignation toute d'art et de nationalité, des ouvriers qui, par l'ordre du préfet, et sous la direction d'un architecte du cru, convertissaient en consoles les mascarons de la cathédrale ! De sorte que vous pourriez voir, maintenant – à votre grande satisfaction si vous n'aimez pas ces figures merveilleusement grimaçantes que le Moyen Age clouait à ses cathédrales – un entablement roman soutenu par des consoles grecques dans le genre de celles de la Bourse, autre merveille qui, en sa qualité de monument moderne, est moitié grecque, moitié romaine, et n'a de français que ses tuyaux de poêle.
Disons de plus qu'on grattait cette cathédrale sans respect de ce bruni qu'il avait fallu huit siècles pour étendre à sa surface. Cela lui donnait un air de pâleur maladive qu'ils appelaient de la jeunesse... Hélas ! il faut vingt-cinq ans pour faire un homme : un Suisse bon royaliste tire dessus, et le tue ! Il faut six ou huit cents ans pour colorer un bâtiment : un architecte de bon goût arrive et le gratte L.. Pourquoi donc le Suisse ne tue-t-il pas l'architecte ? ou pourquoi l'architecte ne gratte-t-il pas le Suisse ?
Nous descendîmes sur la promenade, je passai devant le vieux château, construction du Xe siècle entourée de fossés, flanquée de douze tours massives ; on dirait l'ouvrage d'un peuple et l'habitation d'une armée.
- Ah ! me dit mon pauvre Pavie avec un soupir, on va l'abattre... Il gêne la vue !
Comme, ce jour-là, je reçus enfin une lettre d'Oudard m'annonçant que la grâce était accordée, et que les formalités à accomplir au ministère de la Justice retardaient seules la mise en liberté du condamné, je me hâtai de faire parvenir la lettre à celui qu'elle intéressait directement, et, rien ne me retenant plus à Angers, je sautai dans une voiture qui passait, tant il me tardait de quitter cette ville de démolisseurs, et je me fis conduire aux Ponts de-Cé.
C'est pourtant à Angers que sont nés Béclard et David – soit dit pour lui épargner quelques malédictions.
Sur la route, nous traversâmes un long village, La Mercerie, je crois ; on inaugurait le nouveau maire. Deux pièces de canon éraillées, qui partaient par la lumière, nous saluèrent à notre entrée. Chaque maison avait arboré son drapeau ; nous passâmes sous un dais tricolore ; le maire était avec toute sa famille sur un balcon ; la jeune mairesse, qui, dans son amour pour ses administrés, s'approchait, en les saluant, sur le bord de la terrasse, me parut avoir de fort belles jambes ; de sa figure, je n'en dirai rien ; la ligne verticale qu'elle occupait relativement à moi m'empêcha de la voir.
L'endroit que j'avais marqué comme mon centre d'opérations était une petite ferme appartenant à M. Villenave ; cette petite ferme, dont j'ai déjà parlé, était située entre Clisson et Torfou, et se nommait La Jarrie.
Madame Waldor habitait cette ferme, depuis trois ou quatre mois, avec sa mère et sa fille.
Mon intention était d'arriver à ce but en décrivant un grand cercle, et en passant par Chemillé, Cholet et Beaupréau.
De cette façon, lorsque j'atteindrais La Jarrie, j'aurais déjà une idée de l'esprit du pays, et je saurais comment opérer sur les individus et sur les masses.
Je voulais aller à petites journées, m'arrêter à mon caprice, partir aux heures qui me conviendraient, et séjourner quand cela me ferait plaisir.
Il n'y avait donc d'autre moyen de transport à adopter pour ma personne que d'acheter ou de louer un cheval ; quant à aller à pied, il n'y fallait pas songer avec mon uniforme de garde national à cheval. Cet uniforme et un second costume de chasse, c'était toute la garde-robe que j'avais jugé utile d'emporter.
A Meurs, je louai un cheval.
Je m'étais arrêté un jour à Meurs, pour visiter le champ de bataille des Ponts-de-Cé. Là, en 1438, les Angevins avaient battu les Anglais. En 1620, le maréchal de Créquy avait défait les troupes de Marie de Médicis ; et, enfin, en 1793, les républicains avaient été battus par les Vendéens – mais battus comme on bat les républicains.
C'est une belle défaite que celle du 26 juillet 1793, une de ces défaites pareilles à celle qui fit Léonidas immortel, et, cependant, qui connaît le nom du commandant Bourgeois ?
Par bonheur, c'est mon droit, quand je trouve un de ces noms-là sur mon chemin, un nom perdu, oublié, enseveli sous la poussière du passé, de le prendre, de souffler dessus, et de le présenter tout resplendissant à mes contemporains. Non seulement c'est mon droit mais encore c'est mon devoir, d'autant plus que Bourgeois est un de ces braves de 93 que l'on calomnie, quand on ne les oublie pas.
Après la déroute de Vihiers, et tandis que notre armée essayait de se réorganiser à Chinon, Bourgeois, qui commandait le 8e bataillon de Paris, celui qu'on appelait le bataillon des Lombards, eut l'ordre de quitter Les Ponts-de-Cé et d'occuper la roche de Meurs.
C'était une position détestable : au nord, la roche à pic dominant un bras du Louet, petite rivière qui va se jeter dans la Loire ; à l'ouest, un plateau peu étendu, ondulé par quelques mouvements de terrain ; au sud, un ravin au fond duquel coule l'Aubance ; au-delà, les hauteurs de Mozé, de Soulaines et de Derrée.
Une fois campé sur ce malheureux plateau, il n'y a plus de retraite possible, si l'on est attaqué de front et en flanc.
Mais l'ordre était donné ; il fallait obéir.
Bourgeois et ses quatre cents hommes campèrent sur la roche de Meurs.
- Un drôle de nom, commandant, que la roche de Meurs ! dit un des soldats.
- Mon ami, répondit Bourgeois, c'est l'impératif du verbe mourir.
- Qu'est-ce que c'est que cela, un impératif ?
- Je te le montrerai, quand l'heure sera venue.
Les Vendéens débouchèrent sur la route de Brissac.
Ils étaient douze mille, commandés par Bonchamp, et secondés par d'Autichamp et Scépeaux.
Le bataillon des Lombards se composait, comme nous l'avons dit, de quatre cents hommes.
Le combat dura cinq heures.
Une fois les redoutes du camp emportées, une fois le camp forcé, d'Autichamp cria : « Ne tuez plus ! » mais il y avait dans les rangs des Vendéens des prêtres qui criaient : « Tuez toujours ! »
Trois cent quatre-vingt-seize hommes périrent massacrés !
Bourgeois, avec trois des siens les derniers, se jeta à la nage.
Deux de ses hommes furent tués dans la rivière, à côté de lui ; lui et son compagnon furent blessés.
Mais, tout blessé qu'il était, Bourgeois s'élance sur la route d'Angers, et, à l'Image de Morus, rattrape le 6e bataillon de Paris, qui fuyait lui-même.
Il rallie les fuyards et les arrête.
En ce moment, le bataillon de Jemmapes sortait d'Angers ; Bourgeois se retrouve à la tête d'un bataillon et demi. Il revient sur ses pas, attaque les chouans à son tour, et les force de se retrancher dans le château et dans l'île.
- Pendant plus d'une lieue, me disait un témoin oculaire, on voyait, à la surface des flots de la Loire, de longs serpents rouges !
C'étaient des escouades entières que le cours du fleuve emportait vers l'océan.
Je quittai, comme je l'ai dit, Meurs, après m'y être arrêté un jour.
Dans ce voyage de la Vendée, le même phénomène se reproduisit pour moi que dans le voyage de Soissons, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure que je m'éloignais de Paris, il semblait que je m'avançasse vers le pôle Nord. Aux environs de Paris, la vue de mon uniforme excitait l'enthousiasme ; à Blois, j'avais encore trouvé de l'admiration ; à Angers, on était descendu à la simple curiosité ; mais, à Meurs, à Beaulieu, à Beaumont, je tombais dans la froideur, et je sentais, pour peu que cela continuât, qu'il y aurait, comme m'en avait prévenu La Fayette, quelque danger pour moi à passer à portée des haies et des buissons. A Chemillé, mon uniforme fit presque émeute.
J'avais ainsi que je l'ai dit, un costume de rechange, costume de chasse tout neuf – après les trois journées, après le voyage à Soissons, après l'expédition de Rambouillet, l'ancien n'était plus de mise ; ce costume était dans une espèce de portemanteau long dont un des compartiments contenait mon fusil démonté. J'aurais pu dévêtir mon habit de garde national, le plier proprement, le serrer dans mon portemanteau, au lieu et place de mon habit de chasse, mettre celui-ci sur mon dos, et continuer mon voyage, et il était évident que les trois quarts des dangers que je pouvais courir auraient disparu ; mais il me semblait que ce serait une faiblesse indigne d'un combattant de juillet. Je gardai donc mon uniforme, et me contentai de faire prendre l'air à mon fusil.
Le lendemain, je demandai mon cheval pour huit heures du matin ; je chargeai ostensiblement mon fusil de deux balles – ce qui était une nouvelle imprudence – je le mis en bandoulière, et je traversai une partie de la ville au milieu d'un silence qui ressemblait fort à une menace.
Je comptais, non pas aller coucher à Cholet – il n'y a guère que six lieues de pays de Chemillé à Cholet – mais y arriver sur les deux heures de l'après midi, et y séjourner jusqu'au lendemain matin.
A onze heures, j'avais dépassé Saint-Georges-du-Puy, à midi, Trémentines ; enfin, vers une heure, je m'approchais d'un endroit qui me paraissait dangereux, si toutefois danger il y avait, en ce que le chemin que j'avais à parcourir se trouvait resserré entre le bois de Saint-Léger et la forêt de Breil Lambert.
J'en étais à me demander si mieux valait traverser ce malo sitio, comme on dit en Espagne, au pas ou bien au galop, lorsqu'il me sembla entendre retentir derrière moi mon nom prononcé par une voix essoufflée.
Du moment où l'on m'appelait par mon nom, je n'avais rien à craindre de celui qui m'appelait.
Seulement, il n'était guère probable que j'eusse bien entendu.
Cependant mon nom retentit une seconde fois et plus distinctement que la première.
Qui diable pouvait me connaître dans le département de Maine-et-Loire, entre Chemillé et Cholet ?
Je tournai la tête de mon cheval du côté d'où venait la voix, et vis bientôt apparaître, à l'angle du chemin de Nuaillé, un homme courant à perdre haleine, et me faisant signe avec son chapeau que c'était moi qu'il appelait.
Il n'y avait plus de doute sur le désir de cet homme de me rejoindre ; mais que pouvait-il me vouloir ?
A mesure qu'il avançait, je distinguais son costume : c'était celui d'un paysan.
J'attendis plus que jamais.
L'homme accourait de toute la vélocité de ses jambes, et, à défaut de sa voix, qui s'éteignait de plus en plus, il mettait, en approchant de moi, un nouveau degré d'expression dans ses gestes.
Enfin, il me joignit, se jeta à ma botte et se mit à me baiser les genoux.
Mais, quant à la parole, il n'en était plus question. Je crois que s'il eût eu seulement cinquante pas de plus à faire, comme le Grec de Marathon, il fût tombé mort en arrivant.
Enfin, la respiration lui revint.
- Vous ne me connaissez pas, me dit-il ; mais, moi, je vous connais : vous êtes M. Alexandre Dumas, et vous m'avez sauvé des galères !
Et il se laissa glisser à genoux, en me remerciant au nom de sa femme et de ses enfants.
Je sautai à terre, je le pris dans mes bras, et je l'embrassai.
Au bout de quelques instants, il se calma.
- Ah ! monsieur, me dit-il, quelle imprudence ! et quel bonheur que j'aie été mis en liberté à temps !
- Comment cela ?
- Qui a donc pu vous donner le conseil de voyager en Vendée avec un pareil uniforme ?
- Personne... J'ai agi selon ma propre volonté.
- Mais c'est un miracle que vous ne soyez pas encore tué !
- Ah çà ! mais ils sont donc bien méchants, vos Angevins ?
- Ce n'est pas qu'ils soient méchants, monsieur ; mais on croit partout que vous voulez narguer le pays... J'ai été mis en liberté hier au soir, à quatre heures, monsieur ; je me suis informé où je pourrais vous trouver pour vous remercier ; on m'a dit que vous aviez pris la route de Cholet. Aux Ponts-de- Cé, j'ai demandé de vos nouvelles ; on m'a répondu que vous aviez séjourné un jour à Meurs ; il n'y avait pas à s'y tromper, vous êtes reconnaissable : on ne vous appelle que le monsieur tricolore. A Meurs, on m'a dit que vous aviez loué un cheval, et que vous étiez parti hier matin, je ne me suis arrêté qu'à Beaumont. Au point du jour, je suis reparti. A dix heures, j'étais à Chemillé ; vous aviez quitté le bourg à huit heures... J'ai appris, en outre, que votre passage y avait produit un fort mauvais effet ; alors, je me suis mis à courir à perdre haleine, et je cours comme cela depuis dix heures du matin... Au moment où vous tourniez l'angle de Nuaillé, je vous ai aperçu et reconnu ; voilà pourquoi je vous appelais... J'espérais vous rejoindre avant la forêt de Breil-Lambert, et, Dieu merci ! j'y suis parvenu !... Enfin, vous voici, mon cher monsieur... Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, ne vous exposez pas davantage !
- A quoi, mon ami ?
- Mais à être assassiné !
- Bah !
- Puisque je vous dis qu'ils croient que vous les narguez.
- C'est qu'ils ont le caractère mal fait ! Tant pis pour eux !
- Laissez-moi aller devant vous ou avec vous, monsieur ; et quand on saura que vous avez sauvé des galères un homme du Bocage, vous pourrez aller partout habillé comme vous voudrez, et je vous réponds, foi de chouan, qu'il ne vous arrivera rien... mais rien du tout... c'est-à-dire qu'on ne touchera pas à un cheveu de votre tête. Voulez-vous me laisser faire ?
En fin de compte, je ne demandais pas mieux.
- Arrangez cela comme vous l'entendrez, lui dis-je.
- Ah ! à la bonne heure !... Où allez-vous de ce pas ?
- A La Jarrie, entre Clisson et Torfou.
- Vous n'êtes pas sur le chemin.
- Je le sais bien, et j'avais pris exprès le plus long.
- Vous allez chez des amis ?
- Oui.
- Eh bien, croyez-moi, laissez-moi vous conduire chez ces amis-là... Nous pouvons facilement y être après-demain. Restez huit jours chez eux ; pendant ce temps-là, je ferai si bien de mes pieds et de mes mains, que vous pourrez vous remettre en route... Est-ce dit ?
- Ma foi, oui, je m'abandonne entièrement à vous... Vous connaissez le pays ; vous en êtes !... Maintenant, s'il m'arrive malheur, cela vous regarde.
- Oui, monsieur, et, à partir de ce moment, je réponds de vous à votre bon ange.
Deux jours après, j'arrivais à La Jarrie, non seulement sans accident, mais encore chargé de toute sorte de souhaits de bonheur recueillis sur ma route, déblayée de tout danger, grâce au récit vingt fois répété de mon homme, qui allait devant moi comme un coureur, racontant à qui voulait, et même à qui ne voulait pas l'entendre, le service que je lui avais rendu.
Aujourd'hui, j'avoue que j'ai un grand regret, presque un remords : moi qui me souviens si bien du nom de M. Detours, j'ai complètement oublié le nom de mon Vendéen.

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