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Chapitre XVII


Le cauchemar de Mocquet. – Son brûle-gueule. – La mère Durand. – Les bêtes fausses et le pierge. – M. Collard. – Le remède de mon père. – Guérison radicale de Mocquet.

Mocquet avait le cauchemar.
Savez-vous ce que c'est que le cauchemar ? oui, car vous avez vu ce monstre aux gros yeux, assis sur la poitrine d'un homme endormi et haletant.
De qui est la lithographie ? Je ne m'en souviens pas ; mais je l'ai vue comme vous l'avez vue.
Seulement, le cauchemar de Mocquet, ce n'était pas un singe aux gros yeux, monstre fantastique éclos dans l'imagination d'Hugo, et reproduit par le pinceau de Delacroix, par le crayon de Boulanger ou par le ciseau de Feuchères ; non, c'était une petite vieille, habitant le village d'Haramont, distant d'un quart de lieue de notre château des Fossés, et que Mocquet tenait pour son ennemie personnelle.
Mocquet entra un jour, dès le matin, dans la chambre de mon père, encore couché, et s'arrêta devant son lit :
- Eh bien, Mocquet, demanda mon père, qu'y a-t-il ? et pourquoi cet air funèbre ?
- Il y a, mon général, répondit gravement Mocquet, que je suis cauchemardé.
Mocquet, sans s'en douter, avait enrichi la langue d'un verbe actif.
- Tu es cauchemardé ? oh ! oh ! fit mon père en se soulevant sur le coude.
- Oui, général.
Et Mocquet tira son brûle-gueule de sa bouche, ce qu'il ne faisait que rarement et dans les circonstances graves.
Ce brûle-gueule était devenu non pas un accessoire de Mocquet, mais une partie intégrante de Mocquet.
Jamais nul ne pouvait dire avoir vu Mocquet sans son brûle-gueule. Quand, par hasard, il ne le tenait pas à la bouche, il le tenait à la main.
Ce brûle-gueule, destiné à accompagner Mocquet au milieu des fourrés les plus épais, devait présenter le moins de prise possible aux corps solides qui pouvaient amener son anéantissement. Or, l'anéantissement d'un brûle- gueule bien culotté était pour Mocquet une perte que les années seules pouvaient réparer.
Aussi, la tige du brûle-gueule de Mocquet ne dépassait jamais cinq ou six lignes, et encore pouvait-on toujours, sur les cinq ou six lignes, parier pour moitié en tuyau de plume.
Cette habitude de ne pas quitter sa pipe, laquelle avait creusé son étau entre les incisives de Mocquet, avait amené chez lui une autre habitude, qui était celle de parler les dents serrées, ce qui donnait un caractère d'entêtement particulier à tout ce qu'il disait, car alors rien n'empêchait plus ses dents de se rejoindre.
- Et depuis quand es-tu cauchemardé, mon pauvre Mocquet ? demanda mon père.
- Depuis huit jours, général.
- Et par qui ?
- Oh ! je sais bien par qui, dit Mocquet, les dents plus serrées que jamais.
- Mais, enfin, peut-on le savoir ?
- Par cette vieille sorcière de mère Durand, général.
- Par la mère Durand d'Haramont ?
- Oui, par elle.
- Diable ! Mocquet, il faut faire attention à cela !
- Je fais attention aussi, et elle me le payera, la vieille taupe.
La vieille taupe était une expression de haine que Mocquet avait empruntée à Pierre, lequel, n'ayant pas de plus grand ennemi que les taupes, donnait le nom de taupe à tout ce qu'il détestait.
« Il faut faire attention à cela, Mocquet », avait dit mon père.
Ce n'est pas que mon père crût au cauchemar de Mocquet, ce n'est pas même qu'en admettant l'existence de ce cauchemar, il crût que c'était la mère Durand qui cauchemardait son garde. Non ; mais mon père connaissait les préjugés de nos paysans ; il savait que la croyance aux sorts est encore fort répandue dans les campagnes. Il avait entendu raconter quelques exemples terribles de vengeance de la part d'ensorcelés, qui avaient cru rompre le charme en tuant celui ou celle qui les avait charmés, et Mocquet, lorsqu'il était venu dénoncer la mère Durand à mon père, avait mis dans sa dénonciation un tel accent de menace, il avait serré la crosse de son fusil de telle façon, que mon père avait cru devoir abonder dans le sens de Mocquet, afin de prendre sur lui cette influence, qu'il ne fit rien sans le consulter.
- Mais, avant qu'elle te paye, mon cher Mocquet, lui dit mon père, il faut bien t'assurer qu'on ne peut pas te guérir de ton cauchemar.
- On ne peut pas, général.
- Comment, on ne peut pas ?
- Non, j'ai fait l'impossible.
- Qu'as-tu fait ?
- D'abord, j'ai bu un grand bol de vin chaud avant de me coucher.
- Qui t'a conseillé ce remède-là ? Est-ce M. Lécosse ?
M. Lécosse était le médecin en renom de Villers-Cotterêts.
- M. Lécosse ! fit Mocquet, est-ce qu'il connaît quelque chose aux sorts, lui ? Non pardieu pas ! Ce n'est pas M. Lécosse.
- Qui est-ce donc ?
- C'est le berger de Longpré.
- Mais un bol de vin chaud, animal, tu as dû être ivre mort après l'avoir bu ?
- Le berger en a bu la moitié.
- Je comprends l'ordonnance, alors. Et le bol de vin chaud n'a rien fait ?
- Mon général, elle est venue piétiner sur ma poitrine cette nuit-là, comme si je n'avais absolument rien pris.
- Et qu'as-tu fait encore ?
- J'ai fait ce que je fais quand je veux prendre une bête fausse. Mocquet avait une phraséologie qui lui était particulière. Jamais on n'avait pu lui faire dire une bête fauve. Toutes les fois que mon père disait une bête fauve, Mocquet reprenait :
- Oui, général, une bête fausse, parce que, général, sauf votre respect, vous vous trompez.
- Comment, je me trompe ?
- Oui, on ne dit pas une bête fauve, on dit une bête fausse.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que bête fauve, cela ne veut rien dire.
- Et que veut dire bête fausse ?
- Cela veut dire une bête qui ne va que la nuit, ça veut dire une bête qui trompe, ça veut dire une bête fausse enfin.
La définition était si logique, qu'il n'y avait rien à répondre. Aussi mon père ne répondit-il rien, et Mocquet, triomphant, continua d'appeler les bêtes fauves des bêtes fausses.
Voilà pourquoi à la question de mon père : « Et qu'as-tu fait encore ? » Mocquet répondit :
- J'ai fait ce que je fais quand je veux prendre une bête fausse.
- Et que fais-tu ? Mocquet.
- Je prépare un pierge.
C'était la façon de Mocquet de prononcer le mot piège.
- Tu as préparé un piège pour prendre la mère Durand ?
Mocquet n'aimait pas qu'on prononçât les mots autrement que lui. Il reprit :
- J'ai préparé un pierge pour la mère Durand.
- Et où l'as-tu mis ? A ta porte ?
- Ah bien, oui, à ma porte ! est-ce qu'elle passe à ma porte, la vieille sorcière ? Elle entre dans ma chambre à coucher, je ne sais pas seulement par où !
- Par la cheminée, peut-être ?
- Il n'y en a pas. Et, d'ailleurs, je ne la vois que lorsque je la sens quand elle me piétine sur la poitrine : vlan ! vlan ! vlan !
- Enfin, où as-tu mis le piège ?
- Le pierge ? Je l'ai mis sur mon estomac, donc.
- Et quel piège as-tu mis ?
- Oh ! un fameux pierge, avec une chaîne de fer que j'ai passée à mon poignet. Il pesait bien dix livres. Oh ! oui, dix à douze livres au moins.
- Et cette nuit-là ?
- Oh ! cette nuit-là, ç'a été bien pis. Ordinairement, c'était avec des galoches qu'elle me pétrissait la poitrine ; cette nuit-là, elle est venue avec des sabots.
- Et elle vient comme cela ?...
- Toutes les nuits que le bon Dieu fait. Aussi j'en maigris que je deviens étique ; mais, ce matin, j'ai pris mon parti.
- Et quel parti as-tu pris, Mocquet ?
- J'ai pris le parti de lui flanquer un coup de fusil, donc.
- C'est un parti sage. Et quand dois-tu le mettre à exécution ?
- Oh ! ce soir ou demain, général.
- Diable ! et moi qui voulais t'envoyer à Villers-Hellon.
- Oh ! ça ne fait rien, général. Etait-ce pressé, ce que j'allais faire ?
- Très pressé.
- Eh bien, je peux aller à Villers-Hellon, il n'y a que quatre lieues, et être revenu ce soir. 0a fait huit lieues dans la journée. Nous en avons avalé bien d'autres en chassant, général.
- C'est dit, Mocquet. Je vais te donner une lettre pour M. Collard, et tu partiras.
- Et je partirai, oui, général.
Mon père se leva et écrivit à M. Collard.
Nous dirons plus tard ce que c'était que M. Collard ; en attendant, contentons-nous de consigner ici que c'était un des bons amis de mon père.
La lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher Collard,
Je vous envoie mon imbécile de garde, que vous connaissez. Il s'imagine qu'une vieille femme le cauchemarde toutes les nuits, et, pour en finir avec son vampire, il veut tout simplement le tuer. Comme la justice pourrait trouver mauvaise cette manière de se traiter soi-même des étouffements, je vous l'envoie sous un prétexte quelconque. Envoyez-le chez Danré de Vouty, qui, sous un autre prétexte, l'enverra chez Dulauloy, lequel, avec ou sans prétexte, l'enverra au diable, s'il veut.
En somme, il faut que sa tournée dure une quinzaine de jours. Dans quinze jours, nous habiterons Antilly, et alors, comme il ne sera plus dans le voisinage d'Haramont, et que probablement son cauchemar le quittera en route, la mère Durand pourra dormir tranquille, ce que je ne lui conseillerais pas de faire, si Mocquet demeurait dans les environs.
Il vous porte une douzaine de bécassines et un lièvre que nous avons tués hier en chassant dans les marais de Walue.
Mille tendres souvenirs à votre belle hermine, et mille baisers à votre chère petite Caroline.
Votre ami,
                    Alex. Dumas.

P.-S. – Nous avons reçu hier des nouvelles de votre filleule Aimée, qui se porte bien ; quant à Berlick, il grandit d'un pouce par mois, et court toujours sur la pointe des pieds.
Les sabots n'y ont rien fait. »

Mocquet partit une heure après la lettre écrite, et, trois semaines écoulées, vint nous rejoindre à Antilly.
- Eh bien, lui demanda mon père, le voyant gaillard et bien portant, et la mère Durand ?
- Eh bien, général, elle m'a quitté, la vieille taupe. Il paraît qu'elle n'avait de pouvoir que dans le canton.
Maintenant, le lecteur a le droit de me demander une explication sur le post- scriptum de mon père, et d'exiger que je lui dise ce que c'était que ce Berlick qui grandissait d'un pouce par mois, et qui courait sur la pointe des pieds sans que les sabots y fissent rien.

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