Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CLXXVII


Organisation de l'artillerie parisienne. – Métamorphose de mon uniforme de Garde national à cheval. – Bastide. – Godefroy Cavaignac. – Guinard. – Thomas. – Noms des batteries et de leurs principaux servants. – Je suis convoqué pour enlever la Chambre. – Combien nous nous trouvons au rendez-vous.

Je suis obligé de revenir sur mes pas, la mise en nourrice d'Antony à la Porte-Saint-Martin m'ayant conduit plus loin que je ne voulais.
Bixio m'avait rendu une réponse définitive à l'endroit de l'artillerie : j'étais incorporé dans la quatrième batterie, capitaine Olivier.
Quelques mots sur l'organisation de l'artillerie.
L'ordonnance constitutive de la garde nationale portait qu'il y aurait une légion d'artillerie.
Le général La Fayette nomma provisoirement Joubert colonel de cette légion composé de quatre batteries. C'était ce même Joubert chez lequel passage Dauphine, il s'était distribué tant de poudre, et fondu tant de balles pendant les journées de juillet.
La Fayette avait également nommé quatre capitaines chargés d'enrôler les hommes. Une fois les hommes enrôlés, ces capitaines furent remplacés par des officiers élus.
Arnoux fut nommé capitaine en premier de la première batterie. – J'ai déjà dit que c'était dans cette première batterie que s'était fait inscrire le duc d'Orléans.
Guinard fut nommé capitaine en premier, et Godefroy Cavaignac capitaine en second de la deuxième batterie.
Bastide fut nommé capitaine en premier, et Thomas capitaine en second de la troisième batterie.
Enfin, Olivier capitaine en premier, et Saint-Evre capitaine en second de la quatrième.
La première et la deuxième batterie formaient un escadron ; la troisième et la quatrième, un second escadron.
Le premier escadron était commandé par Thierry, depuis conseiller municipal, aujourd'hui encore médecin des prisons, à ce que je crois.
Le second escadron était commandé par un nommé Barré. Je l'ai perdu de vue après 1830, et j'ignore ce qu'il est devenu.
Enfin, le tout était commandé par le comte Pernetti, que le roi avait nommé notre colonel.
J'étais donc arrivé au comble de mes voeux : j'étais artilleur !
Il ne s'agissait plus que de troquer mon costume de garde national à cheval contre un costume d'artilleur, et de me faire reconnaître de mes chefs.
L'échange du costume ne devait pas amener de longs retards. Ma veste et mon pantalon de garde national à cheval avaient la même coupe, et étaient de la même couleur que les vestes et les pantalons de l'artillerie ; il s'agissait purement et simplement de coudre au pantalon une bande de drap rouge, au lieu et place de la bande d'argent ; puis d'échanger, chez un passementier, mes épaulettes et mon baudrier d'argent contre des épaulettes et une corde à fourrage de laine rouge.
De même pour mon schako, dont le galon d'argent et l'aigrette en plumes de coq devaient être remplacés par un galon de laine et une flamme de crin.
Nous n'avions pas à nous inquiéter du mousqueton : c'était le gouvernement qui nous le prêtait – qui nous le prêtait est bien le mot : deux fois il nous le reprit !
J'eus affaire à un passementier bien honnête : il garda toute mon argenture, me donna de la laine en place, et ne me demanda que vingt francs de retour. Il est vrai que je payai le sabre à part.
Le lendemain du jour où j'eus le costume complet, je fis, à huit heures du matin, mon entrée au Louvre, venant prendre ma part des manoeuvres. Nous avions là vingt-quatre pièces de huit, et vingt mille coups à tirer.
Le gouverneur du Louvre se nommait Carrel, mais n'avait rien de commun avec Armand Carrel ; je ne crois même pas qu'il fût son parent.
L'artillerie était généralement républicaine : toutefois, la deuxième et la troisième batterie affichaient particulièrement cette opinion. La première et la quatrième étaient plus réactionnaires. Cependant elles comptaient bien une cinquantaine d'hommes qui, au moment du danger, se fussent réunis aux autres.
Comme mes opinions me rapprochaient de Bastide, de Guinard, de Cavaignac et de Thomas, c'est d'eux que je m'occuperai surtout ; quant aux capitaines Arnoux et Olivier, je les ai peu connus alors, et je n'ai point eu l'occasion de les revoir plus tard.
Qu'on me permette donc de dire quelques mots de ces hommes dont les noms se retrouvent, depuis 1830, dans presque toutes les conspirations. Ces noms sont devenus historiques ; il est bon, par conséquent, que les hommes qui les ont portés ou les porte encore soient envisagés sous leur véritable jour.
Commençons par Bastide, c'est-à-dire par celui qui a joué le rôle le plus considérable, ayant été ministre des affaires étrangères en 1848.
Bastide, à cette époque, était déjà un homme de trente ans, à la figure douce et ferme à la fois ; il avait le visage long et pale, les cheveux noirs coupés court, la moustache noire et bien fournie, les yeux bleus, empreints habituellement d'une grande expression de mélancolie. Il était grand et maigre, admirablement adroit de ses mains, sous un air un peu gauche qui tenait à la longueur exagérée de son cou ; du reste, tirant avec une grande supériorité l'épée et le pistolet, le pistolet surtout, et ayant ce que l'on appelle en termes de duel la main malheureuse.
Voilà pour le physique.
Au moral, Bastide était un véritable Parisien, l'homme de la rue Montmartre par excellence, acoquiné à son ruisseau, qu'il préférait, comme madame de Stal, au lac Léman ; ne sachant point se passer de ce Paris, si boueux qu'il soit, physiquement, moralement ou politiquement ; aimant mieux la prison dans Paris que l'exil dans le plus beau pays du monde – il a été deux ou trois ans exilé ; il a passé ces deux ou trois ans à Londres, et je lui ai entendu dire, depuis, que plutôt que d'y retourner, ne fût-ce que pour deux ou trois mois, il se laisserait parfaitement fusiller. Il a, dans les environs de Paris, une charmante maison de campagne où il ne va jamais.
Sous un extérieur extrêmement simple, Bastide cachait une instruction réelle, mais qu'il fallait aller chercher en lui ; son esprit, quand il voulait se donner la peine d'en avoir, était plein de saillies ; seulement, comme habituellement il ne parlait pas, il avait de l'esprit pour son voisin, voilà tout. Mais il faut dire que cela suffisait à Bastide : je n'ai jamais vu d'homme moins ambitieux que lui sous ce rapport-là.
C'était un composé de contrastes : il paraissait presque toujours oisif, et presque toujours il était occupé, souvent de bagatelles, comme Horace dans le forum romain, et, comme Horace, tout entier à elles ; plus souvent encore de solutions sérieuses, de problèmes difficiles de mathématiques ou de mécanique.
Il était brave à ne pas lui en savoir gré, tant la bravoure était simple et naturelle en lui, tant elle semblait une condition de son tempérament et de son caractère. J'aurai occasion de citer plus tard, de 1830 à 1852, des miracles de courage de sa part et des mots ravissants de sang-froid au milieu du feu.
Dans les délibérations, Bastide restait ordinairement silencieux ; si on lui demandait son avis, et qu'il le donnât, c'était toujours pour que la chose en délibération s'exécutât le plus promptement le plus ouvertement et même le plus brutalement possible. J'ai parlé de cette entrevue des républicains et du roi le 30 juillet 1830 ; Bastide en était, et, comme les autres, attendait dans le salon l'arrivée du roi.
Ce moment d'attente était mis à profit par les représentants de l'opinion républicaine. Peu habitués aux têtes couronnées ou tout près de l'être, ils se demandaient entre eux ce qu'il fallait faire quand le lieutenant général serait là. Chacun donnait son avis. On invita Bastide à donner le sien.
- Ce qu'il faut faire ? dit-il. Il faut ouvrir la fenêtre, et le f.... dans la rue !
Et, si c'eût été aussi franchement l'avis des autres que c'était le sien, il l'eût mis à exécution.
Il avait la plume facile et même élégante. Au National, c'était lui que l'on chargeait des articles impossibles ; il s'en tirait comme Méry se tire des bouts rimés, avec une adresse qui ressemblait à du miracle. Ministre des affaires étrangères, il avait accaparé la besogne de tout le monde, et faisait, lui ministre, non seulement son travail, mais encore celui de ses secrétaires. C'est à l'Europe diplomatique de nous dire si ce travail était bon.
Godefroy Cavaignac, comme il l'avait rappelé lui-même au duc d'Orléans, était fils du conventionnel Jean-Baptiste Cavaignac – et nous ajouterons : frère d'Eugène Cavaignac, alors officier du génie à Metz plus tard général en Algérie, puis dictateur en France, de juin à décembre 1848.
Godefroy Cavaignac était alors un homme de trente-cinq ans, avec des cheveux blonds, de longues moustaches rousses. se tenant un peu courbé, ayant l'aspect militaire, fumant sans cesse, jetant, entre deux nuages de fumée, des mots spirituels et mordants. Très net dans la discussion, disant toujours ce qu'il pensait, et le disant en bon langage ; plus instruit que Bastide en apparence, moins instruit que lui en réalité ; prenant la plume par fantaisie, et écrivant alors des espèces de petits poèmes, de petites nouvelles, de petits drames – je ne sais comment appeler cela – d'une originalité parfaite et d'une vigueur peu commune. Je citerai deux de ces opuscules : un que tout le monde connaît : une tuerie de Cosaques ; un autre que tout le monde ignore, que j'ai lu une fois, que je n'ai jamais pu retrouver depuis, ayant pour titre : Est-ce vous ? on chantait en 1832, une chanson de lui intitulée A la chie-en-lit ! et qui était bien la plus drôle de chose du monde.
Comme Bastide, il était très brave, mais peut-être plus indécis ; il m'a toujours semblé, au reste, qu'il y avait un grand fonds d'insouciance et de philosophie épicurienne dans son caractère. Après avoir été extrêmement liés, nous fûmes dix ans sans nous voir ; puis, tout à coup, un jour, sans nous en douter, nous nous trouvâmes côte à côte à la même table ; tout le dîner fut entre nous un babillage de joyeux souvenirs ; puis nous nous quittâmes en serrant nos mains l'une dans l'autre, nos coeurs l'un contre l'autre, et en promettant de n'être plus si longtemps sans nous revoir... Un mois ou deux après, comme je parlais de lui, on me dit : « Mais Godefroy Cavaignac est mort ! » J'avais ignoré sa maladie, sa mort, son enterrement.
Etrange chose que notre passage en ce monde, si ce n'est pas tout simplement un acheminement vers un autre !
Quant à Guinard, c'était surtout l'homme de la loyauté et des qualités du coeur ; il avait, pour un beau trait ou une grande misère, des larmes comme un enfant. Homme d'exécution merveilleux, on eût pu lui dire, comme Kléber à Schewardin : « Faites-vous tuer là, et sauvez l'armée ! » Je ne sais pas même s'il eût cru, comme Schewardin, qu'il fût nécessaire de répondre : « Oui mon général ». Il n'eût rien dit et se fût fait tuer. Sa vie, au reste, n'a été qu'un long sacrifice à ses convictions ; elles lui ont coûté tout ce qu'il leur a plu de lui prendre de sa liberté, de sa fortune et de sa santé.
Par le seul mot que nous avons cité de Thomas, lorsque, le 30 juillet, il fut accosté par M. Thiers, on peut se faire à la fois une idée de son caractère et de son esprit. Bastide et lui étaient associés, et tenaient un chantier de bois. C'était un coeur droit et ferme, une tête inventive en affaires, que Thomas ; à lui seul, et par des miracles d'industrie honnête, il a soutenu le National, blessé et chancelant de la blessure et de la mort de Carrel, de 1836 à 1848, heure à laquelle ce long labeur porta ses fruits pour tout le monde, excepté pour lui.
Maintenant, passons des artilleurs aux pièces.
Chaque batterie avait un nom tiré de sa composition même.
La première s'appelait l'Aristocrate : elle comptait, comme on le sait déjà, dans ses rangs M. le duc d'Orléans, puis MM. de Tracy, Jal, Paravey – qui fut, depuis, conseiller d'Etat – Etienne Arago, Schoelcher, Love-Weymars, Alexandre Basset, Duvert.
La deuxième s'appelait la Républicaine ; on connaît ses deux capitaines, Guinard et Cavaignac ; les principaux artilleurs étaient Guiaud, Gervais, Blaize Darcet fils, Ferdinand Flocon.
La troisième s'appelait la Puritaine ; c'était son capitaine Bastide qui lui avait valu ce nom. Bastide, au National, était le défenseur des idées religieuses, que ce journal avait une certaine propension à attaquer à la manière du Constitutionnel ; de là le bruit qui s'était répandu de sa soumission exagérée aux pratiques de la religion. La Puritaine comptait parmi ses servants : Carrel, Barthélemy-Saint-Hilaire, Grégoire, Séchan.
La quatrième s'appelait la Meurtrière, à cause de la quantité de médecins qu'elle contenait. Nous avons dit ses capitaines ; voici les principaux meurtriers qui la servaient : Bixio, étudiant en médecine ; Trélat, médecin. Laussedat, médecin. Jules Guyot, médecin ; Montègre, médecin. Jourdan, médecin ; Houet, médecin. Raspail, quasi-médecin. – Les autres étaient Prosper Mérimée, Lacave-Laplagne, depuis ministre des finances ; Ravoisié, Baltard l'architecte, Desvaux, étudiant, depuis lieutenant de juillet, et depuis encore un des plus brillants et des plus braves officiers de l'armée ; enfin, Bocage et moi.
On comprend que les batteries étaient bien autrement nombreuses, puisque l'artillerie comptait, je crois, huit cents hommes ; mais nous ne parlons ici que de ceux dont les noms ont survécu.
La discipline était très rigide : trois fois par semaine, il y avait exercice de six à dix heures du matin, dans la cour carrée du Louvre, et deux fois par mois tir à Vincennes.
J'avais donné un spécimen de ma force en soulevant, moi sixième, moi quatrième ou moi deuxième, selon que les autres servants étaient censés être tués ou hors de combat, des pièces de huit, dont le poids est de trois à quatre cents kilogrammes – lorsque, un jour, je reçus une invitation de me trouver, à quatre heures du soir, en armes, au Palais-Bourbon.
Il s'agissait d'enlever la Chambre.
Nous avions fait une espèce serment de francs-maçons et de carbonari, en vertu duquel nous nous étions engagés à obéir aux ordres des chefs sans les discuter.
Celui-là me parut un peu leste, je l'avoue : cependant, le serment était là ! A trois heures et demie, je revêtis mon costume d'artilleur, je mis six cartouches dans ma giberne, une dans mon mousqueton, et je m'acheminai vers le pont de la Concorde.
Je remarquai avec autant d'étonnement que d'orgueil que j'étais le premier.
Je ne me promenai qu'avec une fierté plus grande, interrogeant les quais, les ponts, les rues, pour voir arriver mes sept cent quatre-vingt-dix-neuf compagnons, qui, quatre heures sonnant, me paraissaient quelque peu en retard.
Enfin, je vis paraître un uniforme bleu et rouge.
Cet uniforme contenait Bixio. Nous allions donc être deux pour enlever quatre cent quarante-neuf députés !
Ce n'était guère ; mais le patriotisme fait faire de si grandes choses !
Cependant, nous résolûmes d'attendre avant de tenter aucune démonstration.
Quatre heures et demie sonnèrent, cinq heures, cinq heures et demie et six heures.
Les députés sortirent et défilèrent devant nous, ne se doutant guère que ces deux artilleurs qui les regardaient passer d'un oeil féroce, les reins adossés au parapet du pont, étaient venus là pour les enlever.
Derrière les députés, Cavaignac parut en habit bourgeois.
Nous allâmes à lui.
- Il n'y aura rien aujourd'hui, nous dit-il ; l'affaire est remise à la semaine prochaine.
- Bon ! répondis-je ; va pour la semaine prochaine, alors !
Il nous donna une poignée de main, et disparut.
Je me retournai du côté de Bixio.
- J'espère que cela ne nous empêchera pas de dîner, lui dis-je, que l'affaire soit remise à la semaine prochaine ?
- Au contraire. J'ai une faim de loup ! Je trouve que rien ne creuse comme de conspirer.
Et nous allâmes dîner avec l'appétit et l'insouciance qui sont l'apanage des conspirateurs de vingt-huit ans.
J'ai toujours soupçonné mes nouveaux chefs d'avoir voulu ce qu'on appelle, en termes de régiment, me tâter. En ce cas, Cavaignac ne serait venu que pour s'assurer de ma fidélité à me rendre à l'appel.
Bixio était-il dans la confidence, ou n'y était-il pas ? C'est ce que je n'ai jamais su.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente