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Chapitre XVIII


Ce que c'était que Berlick. – La fête de Villers-Cotterêts. – Faust et Polichinelle. – Les sabots. – Voyage à Paris. – Dollé. – Manette. – La pension de madame de Mauclerc. – Madame de Montesson. – Paul et Virginie. – Madame de Saint-Aubin.

Berlick, c'était moi.
Voici à quelle circonstance je devais ce charmant sobriquet :
Pendant la grossesse de ma mère, avait eu lieu, comme d'habitude, le jour de la Pentecôte, la fête de Villers-Cotterêts ; fête charmante, sur laquelle je reviendrai, qui se passe sous les feuillées nouvelles, au milieu des fleurs qui s'ouvrent, des papillons qui voltigent, des fauvettes qui chantent ; fête qui autrefois avait sa réputation ; fête à laquelle on venait de vingt lieues à la ronde, et qui, comme toutes les fêtes, à commencer par la Fête-Dieu, n'existe plus guère que sur le calendrier.
Donc, à cette fête où venait tant de monde, était venu un homme portant sur son dos une baraque comme l'escargot porte sa coquille.
Cette baraque contenait le spectacle essentiellement national de Polichinelle, spectacle auquel Goethe a emprunté son drame de Faust.
En effet, qu'est-ce que Polichinelle ? Un libertin usé, blasé, rusé, qui enlève les femmes, qui bafoue les frères et les maris, qui rosse le commissaire, et qui finit par être emporté par le diable.
Qu'est-ce que Faust, sinon un libertin usé, blasé, peu rusé, c'est vrai, qui enlève Marguerite, qui tue son frère, qui rosse les bourgmestres, et qui finit par être emporté par Méphistophélès ?
Je ne me hasarderai pas à dire que Polichinelle est plus poétique que Faust, mais j'oserai soutenir qu'il est aussi philosophe et plus amusant.
Notre homme à la baraque avait établi son spectacle sur la pelouse, et donnait, par jour, trente ou quarante représentations de cette sublime farce qui nous a tous fait rire, enfants, et fait réfléchir, hommes.
Ma mère, enceinte de sept mois, alla voir Polichinelle. Notre homme à la baraque était un homme d'imagination. Au lieu d'appeler son diable tout simplement le diable, il lui avait donné un nom.
Il l'appelait Berlick.
L'apparition de Berlick frappa singulièrement ma mère.
Berlick était noir comme un diable. Berlick avait une langue et une queue écarlates. Berlick ne parlait que par une espèce de grognement, qui ressemblait au bruit que fait un siphon d'eau de Seltz au moment où la bouteille achève de se vider ; bruit inconnu à cette époque où ces siphons n'étaient pas inventés, mais, par cela même, d'autant plus effrayant.
Ma mère resta préoccupée de cette figure fantastique, au point qu'au sortir de la baraque, elle s'appuya sur sa voisine en disant :
- Ah ! ma chère, je suis perdue ; j'accoucherai d'un Berlick !
Sa voisine, qui était enceinte comme elle, et qui s'appelait madame Duez, lui répondit :
- Alors, ma chère, si tu accouches d'un Berlick, moi qui étais avec toi, j'accoucherai d'un Berlock.
Les deux amies rentrèrent à la maison en riant ; mais, chez ma mère, le rire n'était pas franc, et elle demeura convaincue qu'elle mettrait au monde un enfant qui aurait un visage noir, une queue rouge et une langue de feu.
Le jour de l'accouchement arriva.
Plus ce jour approchait, plus la croyance de ma mère prenait d'intensité. Elle prétendait que je faisais dans son ventre des bonds comme un diable seul pouvait en faire, et que, quand je lui donnais des coups de pied, elle sentait les griffes dont mes pieds étaient armés.
Enfin arriva le 24 juillet. La demie sonna après quatre heures du matin, et je naquis.
Mais, en venant au monde, il paraît qu'à force de me tourner et retourner, je m'étais pris le cou dans le cordon ombilical, de sorte que j'apparus violet et à moitié étranglé.
La femme qui assistait ma mère poussa un cri.
- Oh ! mon Dieu ! murmura ma mère ; noir, n'est-ce pas ?
La femme n'osa répondre : du violet, au noir, il y avait si peu de différence, que ce n'était pas la peine de la démentir.
En ce moment, je voulus crier, comme fait en entrant dans la vie cette créature, destinée à la douleur, que l'on appelle l'homme.
Le cordon me serrait le cou, je ne pus faire entendre qu'une espèce de grognement, analogue à un bruit qui n'était que trop présent à l'oreille de ma mère.
- Berlick ! s'écria-t-elle désespérée, Berlick !...
Heureusement, l'accoucheur se hâta de la rassurer ; il me dégagea le cou, et ma face reprit sa couleur, et mon cri fut un vagissement enfantin et non un grognement diabolique.
Mais je n'en étais pas moins baptisé du nom de Berlick, et le nom m'en resta.
Quant au second paragraphe du post-scriptum : « Il court toujours sur la pointe de ses pieds, et les sabots n'y ont rien fait » ; ce second paragraphe avait trait à une particularité de mon organisation qui fit que, jusqu'à l'âge de quatre ans, je marchai ou plutôt je courus, dis-je, sur l'extrême pointe des pieds.
Elssler, près de moi, eût paru danser sur les talons.
Il résultait de cette manière toute particulière de me mouvoir, que, quoique je ne tombasse pas plus souvent qu'un autre enfant, ma mère avait plus qu'une autre mère, la crainte de me voir tomber, et demandait conseil à tout le monde afin de me faire marcher d'une façon plus chrétienne.
Je crois que c'était M. Collard qui avait donné à ma mère le conseil de me mettre des sabots.
Un jour, je renonçai à marcher sur la pointe du pied, et je marchai comme tout le monde. Il va sans dire que je ne donnai jamais aucune raison ni du caprice ni de la cause qui m'avait fait y renoncer.
Seulement, ce fut une grande joie pour la maison, et l'on fit part de cet heureux événement aux amis et aux connaissances.
M. Collard fut un des premiers informés.
Cependant la santé de mon père allait empirant. On lui parla d'un médecin de Senlis, qui avait une certaine réputation dans les environs, et que l'on nommait M. Duval. Nous allâmes à Senlis.
Ce voyage n'a laissé aucun souvenir dans mon esprit, et je n'en trouve d'autre trace qu'une lettre de ma mère qui recommande, pendant l'absence qu'elle va faire, un procès à son avoué.
M. Duval donna, à ce qu'il paraît, à mon père le conseil d'aller à Paris pour consulter Corvisart. Mon père comptait faire ce voyage depuis longtemps. Il voulait voir Brune. Il voulait voir Murat. Il espérait obtenir par eux l'indemnité qui lui était due comme prisonnier à Brindisi, et, de plus, se faire ordonnancer le payement de sa solde arriérée de l'an VII et de l'an VIII.
Nous partîmes pour Paris. Oh ! ce voyage, c'est autre chose, je me le rappelle parfaitement ; non pas précisément le voyage dans sa partie de locomotion, au contraire, je me vois tout arrivé à Paris. C'était vers le mois d'août ou de septembre 1805. Nous étions descendus rue Thiroux, chez un nommé Dollé, ami de mon père. C'était un petit vieillard, portant redingote grise, culottes de velours, bas de coton chinés, souliers à boucles ; il était coiffé en ailes de pigeon, et avait une petite queue serrée d'un ruban noir et terminée par un pinceau blanc. Le collet de sa redingote faisait remonter cette queue vers le ciel de la façon la plus menaçante.
Sa femme avait dû être très jolie, et je soupçonne mon père d'avoir été l'ami de la femme avant d'être l'ami du mari. On l'appelait Manette.
Je cite tous ces détails pour prouver combien ma mémoire est sûre et combien je puis compter sur elle.
Notre première visite fut pour ma soeur. Elle restait dans une excellente pension, tenue par une madame de Mauclerc et une demoiselle de Ryan, Anglaise, qui nous prit, depuis, toute une petite fortune dont nous devions hériter. Cette pension était située rue de Harlay, au Marais. C'était un de nos cousins, l'abbé Conseil, ancien gouverneur des pages de Louis XVI, qui avait fait entrer ma soeur dans cette pension.
J'arrivai au moment de la récréation. Toutes les jeunes filles étaient dehors, se promenant, causant, jouant dans une grande cour. A peine m'eurent-elles aperçu avec mes longs cheveux blonds qui, à cette époque, bouclaient au lieu de crêper, à peine eurent-elles su que j'étais le frère de leur amie, que, pareil à un vol de colombes, tout le pensionnat s'abattit autour de moi. Malheureusement, la société de Pierre et de Mocquet m'avait mal civilisé. J'avais peu vu le monde aux Fossés et à Antilly.Toutes ces dispositions amicales, mais bruyantes, doublèrent ma sauvagerie habituelle, et je me mis, en échange des caresses dont m'accablaient tous ces sylphes charmants, à distribuer des coups de pied et des coups de poing dont toutes celles qui eurent l'imprudence de m'approcher reçurent leur part. Les mieux rétribuées furent mademoiselle Pauline Masseron, qui épousa depuis le comte d'Houdetot, pair de France, et mademoiselle Destillères, dont l'hôtel, sous le nom d'hôtel d'Osmond, fait aujourd'hui la convoitise de tous ceux qui passent sur le boulevard des Capucines.
Peut-être mon peu de galanterie naturelle était-il encore augmenté de cette idée qu'une opération, que je tenais pour fort désagréable, m'attendait en sortant de la pension.
C'était la grande mode des boucles d'oreilles à cette époque, et l'on devait profiter de notre présence sur le boulevard pour orner chacun de mes cartilages auditifs d'un petit anneau d'or. Je fis, le moment venu, de grandes difficultés pour me laisser faire ; mais un énorme abricot que mon père alla chercher leva tous les obstacles, et je m'acheminai vers la rue Thiroux, riche d'un ornement de plus.
Vers le tiers de la rue du Mont-Blanc, mon père se sépara de ma mère, me prit avec lui et m'emmena dans un grand hôtel, desservi par des valets en livrée rouge. Mon père dit son nom. On nous fit attendre un instant, puis on nous introduisit, à travers des appartements qui me parurent fort somptueux, jusqu'à une chambre à coucher où se tenait étendue sur une chaise longue une vieille dame qui tendit à mon père la main, avec un geste plein de dignité. Mon père, de son côté, baisa respectueusement cette main et s'assit près de cette dame.
Comment se fit-il que, moi qui venais d'être si prodigue de gros mots et de gestes si familiers avec toutes les charmantes jeunes filles qui voulaient m'embrasser, comment se fit-il que, quand cette vieille dame m'appela vers elle, je lui tendis avec empressement mes deux joues ? C'est que, dans cette vieille dame, il y avait quelque chose qui attirait et commandait en même temps.
Mon père demeura une demi-heure à peu près avec cette dame demi-heure pendant laquelle je me tins, moi, assis immobile à ses pieds. Après quoi, nous la quittâmes, et elle dut demeurer convaincue que j'étais l'enfant le mieux élevé qu'il y eût au monde.
A la porte, mon père s'arrêta, et me prenant dans sa main pour me mettre à hauteur de son visage, ce qu'il faisait toutes les fois qu'il avait quelque chose de sérieux à me communiquer.
- Mon enfant, me dit-il, pendant que j'étais à Florence, j'ai lu l'histoire d'un sculpteur qui raconte qu'un jour qu'il avait ton âge à peu près, ayant montré à son père une salamandre qui jouait dans le feu, son père lui donna un grand soufflet en lui disant : « Mon fils, ce soufflet-là que je te donne n'est pas pour te châtier, c'est pour que tu te rappelles non seulement ce que peu d'hommes de notre génération ont vu, mais encore ce que verront peu d'hommes de ta génération à toi, c'est-à-dire une salamandre. » Eh bien, moi, je ferai comme le père du sculpteur florentin ; seulement, je te donnerai non pas un soufflet, mais cette pièce d'or, pour que tu te souviennes qu'aujourd'hui tu as été embrassé par une des meilleures et une des plus grandes dames qui aient jamais existé, par madame la marquise de Montesson, veuve de Louis-Philippe d'Orléans, mort il y a juste vingt ans.
Je ne sais pas ce qu'aurait fait sur mon souvenir un soufflet donné de la main de mon père ; mais je sais que cette douce recommandation, accompagnée de cette pièce d'or, grava toute cette scène dans ma mémoire, de telle sorte que je me vois encore aujourd'hui, assis près de cette gracieuse vieille femme qui, tout en causant avec mon père, s'amusait doucement à jouer avec mes cheveux.
Madame la marquise de Montesson mourut le 6 février, et mon père le 26 février 1806.
Ainsi j'avais vu, moi qui écris ces lignes en 1850 – car près de trois ans se sont écoulés depuis que ces Mémoires ont été commencés, puis abandonnés, puis repris – ; ainsi j'ai vu Charlotte-Jeanne Béraud de la Haie du Riou, marquise de Montesson, veuve du petit-fils du régent.
Au reste, mon père n'avait-il pas, lui, connu M. de Richelieu, qui avait été mis à la Bastille par Louis XIV pour avoir été trouvé caché sous le lit de madame la duchesse de Bourgogne ?
Réunissez les souvenirs des deux générations, et les événements d'un siècle vous sembleront être accomplis d'hier.
Le, soir, mon père et ma mère allèrent au spectacle et me conduisirent avec eux.
C'était à l'opéra-Comique : on jouait Paul et Virginie, et les deux principaux rôles étaient remplis par Méhu et madame de Saint-Aubin.
Dernièrement, je retrouvai cette bonne petite madame de Saint-Aubin, qui avait quelque chose comme trente-huit ans à cette époque, et qui, par conséquent, en a aujourd'hui quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois, et je lui rappelai tous les détails de cette soirée du mois d'août 1805, et parmi tous ces détails, un qui lui était personnel : c'est que Virginie était grosse à pleine ceinture.
La pauvre Saint-Aubin n'en pouvait revenir.
C'est qu'aussi cette soirée m'avait produit une vive impression : les changements à vue, qui amenaient devant la maison de madame Latour des orangers chargés de fruits d'or, cette mer furieuse, cette foudre qui allait frapper et anéantir le Saint-Géran, sont encore aujourd'hui parfaitement présents à mon souvenir.

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