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Chapitre CLXXXII


Nous sommes cernés dans la cour du Louvre. – Nos munitions nous sont enlevées par surprise. – Proclamation des Ecoles. – La Chambre vote des remerciements aux Ecoles. – Protestation de l'Ecole polytechnique. – Discussion à la Chambre sur le commandement général des gardes nationales. – Démission de La Fayette. – Réponse du roi. – Je suis nommé capitaine en second.

Pendant ma faction, un grand nombre d'artilleurs étaient rentrés ; nous nous trouvions à peu près au complet. Quelques-uns, couverts de manteaux, s'étaient fait ouvrir la grille du côté du Carrousel, quoique l'on nous eût dit que, par ordre du gouverneur du Louvre, cette grille dût rester fermée.
On nous a assuré, depuis, que le duc d'Orléans était au nombre de ces artilleurs à manteau. Sans doute, il avait, avec son courage habituel, voulu juger par lui-même de l'esprit du corps auquel il appartenait.
Au moment où je rentrai au corps de garde, tout y était dans une effroyable ébullition ; on sentait que la lutte était près de s'engager au sein de l'artillerie elle-même, et que les premiers coups de mousqueton allaient être échangés entre camarades.
Un artilleur dont j'ai oublié le nom monta sur une table, et commença de lire une proclamation qu'il venait de rédiger : c'était un appel aux armes.
A peine avait-il lu quelques lignes, que Grille de Beuzelin, qui appartenait à l'opinion réactionnaire, la lui arracha des mains, et la déchira.
L'artilleur tirait son poignard, et la chose allait, selon toute probabilité finir le plus tragiquement du monde, quand un des nôtres se précipita dans le corps de garde en criant :
- Nous sommes cernés par la garde nationale et la troupe de ligne !
Il n'y eut qu'un cri : « Aux pièces » Faire une trouée dans le cordon qui nous enveloppait ne nous inquiétait pas : nous avions plus d'une fois rivalisé d'adresse et de promptitude avec les artilleurs de Vincennes.
D'ailleurs, aux premiers coups de canon qui retentiraient dans Paris, nous en étions bien sûrs, le peuple se rallierait à nous.
On venait donc nous proposer la partie que nous allions offrir.
De leur côté, les artilleurs qui ne partageaient pas notre opinion s'étaient retirés vers la façade du Louvre la plus rapprochée des Tuileries ; ils étaient cent cinquante, à peu prés.
Par malheur, ou plutôt par bonheur, nous apprîmes tout à coup que les caves où nous déposions nos munitions étaient vides. Le gouverneur du Louvre, prévoyant les scènes que je viens de raconter, avait fait enlever ces munitions dans la journée.
Dès lors, nous n'avions plus, pour moyens d'attaque ou de défense, que nos mousquetons et six ou huit cartouches par homme.
Ces moyens de défense paraissaient, cependant, assez formidables encore pour qu'on se contentât de nous cerner.
Nous passâmes la nuit, nous attendant, à chaque minute, à être attaqués. Ceux de nous qui dormirent, dormirent le mousqueton entre les jambes.
Le jour parut et nous trouva sous les armes.
La situation tournait peu à peu du tragique au comique : les boulangers, les marchands de vins et les charcutiers avaient à l'instant même établi leur petite spéculation, et nous avaient rassurés sur cette crainte que l'on voulait nous prendre par la famine.
Nous ressemblions assez à une ménagerie de bêtes féroces enfermées pour cause de sécurité publique. La ressemblance était d'autant plus frappante que l'on commençait à nous venir voir à travers les grilles.
Parmi ceux qui venaient nous voir, au reste, étaient quelques amis qui nous apportaient des nouvelles.
Le tambour battait dans tous les quartiers – quant à cela, ce n'était point une nouvelle, car nous l'entendions parfaitement. Mais le tambour ne rendait pas.
Jusqu'à midi, la situation politique du roi fut grave ; à cette heure-là, rien n'était encore décidé ni pour ni contre lui.
A une heure, nous apprîmes que les étudiants, leurs cartes au chapeau et les élèves de l'Ecole en uniforme, parcouraient la ville, mêlés aux gardes nationaux de la 12e légion, et appelaient le peuple à la modération.
En même temps, des affiches signées de quatre élèves – un de chaque école – étaient placardées sur tous les murs.
Voici la reproduction littérale d'une de ces affiches :
« Les patriotes qui, dans tous les temps, ont dévoué leur vie et leurs veilles à notre indépendance sont toujours là, inébranlables dans le sentier de la liberté ; ils veulent, comme vous, de larges concessions qui agrandissent cette liberté ; mais, pour les obtenir, la force n'est pas nécessaire. De l'ordre ! Et, alors, on demandera une base plus républicaine pour nos institutions ; nous l'obtiendrons ; nous serons alors plus forts, parce que nous agirons franchement. Que si ces concessions n'étaient pas accordées, alors ces patriotes, toujours les mêmes, et les Ecoles, qui marchent avec eux, vous appelleraient pour les conquérir. Rappelez-vous que l'étranger admire notre révolution, parce que nous avons été généreux et modérés ; qu'il ne dise pas que nous ne sommes pas mûrs pour la liberté, et surtout qu'il ne profite pas des dissensions qu'il allume peut-être ! »
Suivaient les quatre signatures.
Cette promenade dans les rues de Paris et ces affiches placardées sur tous les murs suffirent pour calmer les esprits.
L'absence des artilleurs, absence dont on ignorait la cause, contribua à rétablir la tranquillité.
Le roi reçut avec une foule de tendresses la députation des Ecoles, qui s'en retourna enchantée, ne doutant pas que les libertés qu'elle rêvait ne lui fussent accordées d'avance.
Le soir, les gardes nationaux et la troupe de ligne qui nous cernaient reprirent leurs rangs, et s'éloignèrent.
Derrière eux, les grilles du Louvre s'ouvrirent.
On laissa la garde ordinaire près des canons, et chacun se retira chez soi. Tout était fini provisoirement.
Le lendemain, sur la proposition de M. Laffitte, la Chambre des députés vota des remerciements aux élèves des Ecoles « pour le dévouement et la noble conduite qu'ils avaient montrés la veille en maintenant l'ordre et la tranquillité publique ».
Malheureusement, il y avait, dans le discours de M. Laffitte, quêtant à la Chambre ces remerciements, une phrase qui blessa les élèves de l'Ecole polytechnique.
Voici cette phrase, accentuée de son interruption :
- Les trois écoles, avait dit le ministre, ont envoyé des députations chez le roi, ont manifesté les plus nobles sentiments, le plus grand courage, la plus entière soumission aux lois, et ont assuré qu'elles feraient tous leurs efforts pour assurer le maintien de l'ordre.
- A quelles conditions ? A quelles conditions ? s'écrièrent alors les députés, qui avaient sur le coeur les phrases que nous avons soulignées dans la proclamation des Ecoles.
- A aucune !... Aucune condition n'a été faite, répondit M. Laffitte ; s'il y a eu quelques individus qui ont pu tenir des propos ou offrir des conditions, cela n'est pas venu à la connaissance du gouvernement.
Le lendemain, une protestation signée de quatre-vingt-neuf élèves de l'Ecole polytechnique répondait ainsi aux remerciements de la Chambre et à la dénégation de M. Laffitte :
« Une portion de la Chambre des députés a daigné voter des remerciements à l'Ecole polytechnique sur des faits infidèlement rapportés ; ces faits, nous les démentons en partie, nous, élèves de l'Ecole soussignés, et nous ne voulons pas de ces remerciements.
« Les Ecoles avaient été calomniées, dit la protestation de l'Ecole de droit ; on les accusait de vouloir se mettre à la tête des artisans de trouble, et d'obtenir, par la force brutale, les conséquences du principe consacré par notre sang.
« Nous avons protesté solennellement, et, nous qui avons payé comptant la liberté qu'on nous marchande, nous avons prêché l'ordre public, sans lequel il n'y a pas de liberté. Mais l'avons-nous fait pour provoquer les remerciements et les battements de mains de la Chambre des députés ?
« Non !
« Nous avons accompli un devoir. Ah ! sans doute, nous serions fiers et glorieux des remerciements de la France ; mais nous cherchons vainement la France dans la Chambre des députés, et nous répudions des éloges dont la condition est le prétendu désaveu d'une proclamation dont nous déclarons adopter de la manière la plus absolue l'esprit et les termes. »
Il va sans dire que le ministre de la guerre mit aux arrêts les quatre-vint-neuf élèves ; mais la protestation était faite, et les conditions auxquelles ils avaient consenti à appuyer le gouvernement étaient réservées.
On voit que l'accord entre Sa Majesté Louis-Philippe et MM. les élèves des trois écoles n'avait pas été long.
Il ne devait guère durer davantage avec ce pauvre général La Fayette, dont on n'avait plus besoin.
En effet, il venait, aux troubles de décembre, de jouer sa popularité, et il l'avait perdue. Dès lors, c'était un homme inutile, et à quoi bon être reconnaissant envers un homme inutile ?
Le 24 décembre, M. Dupin et autres députés bien en cour proposaient et faisaient adopter cet amendement à l'article 64 de la loi sur la garde nationale, que la Chambre était en train de discuter :
« Les fonctions de commandant général des gardes nationales du royaume cesseront en même temps que les circonstances qui les ont rendues nécessaires ; ce commandement général ne pourra jamais être rétabli que par une loi ; nul ne pourra y être appelé en aucun cas qu'en vertu d'une loi spéciale. »
C'était tout simplement destituer le général La Fayette.
Le coup était d'autant plus perfide que le général n'assistait point à la séance.
Aussi, dès le lendemain de cette scandaleuse discussion à la Chambre le général La Fayette écrivait – de sa main, cette fois, j'en ai vu le brouillon – cette lettre au roi :

« Sire,

La résolution prise hier par la Chambre des députés, avec l'assentiment des ministres du roi, pour la suppression du commandement général des gardes nationales, à l'instant même où la loi va être votée, exprime déjà le sentiment de deux des branches de la puissance législative, et surtout de celle dont j'ai l'honneur d'être membre ; je croirais lui manquer de respect si j'attendais toute autre formalité pour envoyer au roi, comme je le fais ici, ma démission des pouvoirs que son ordonnance m'avait confiés. Votre Majesté sait, et la correspondance de l'état-major le prouverait au besoin, que leur exercice n'a pas été aussi illusoire jusqu'à présent qu'on l'a dit à la tribune. La patriotique sollicitude du roi y pourvoira, et, par exemple, il sera important réparer, par des ordonnances que la loi laisse à sa disposition, l'inquiétude qu'a produite le morcellement des bataillons ruraux, et la crainte de voir réduire aux villes de guerre ou des côtes la très utile institution de l'artillerie du royaume.
Le président du conseil a bien voulu proposer de me donner le commandement honoraire. Il sentira lui-même et Votre Majesté jugera que ces décorations nominales ne conviennent ni aux institutions d'un pays libre ni à moi.
En remettant avec respect et reconnaissance aux mains du roi la seule ordonnance qui me donne de l'autorité sur la garde nationale, j'ai pris des précautions pour que le service n'en souffrît pas. Le général Dumas prendra les ordres du ministre de l'intérieur ; le général Carbonnel distribuera le service de la capitale jusqu'à ce que Votre Majesté ait bien voulu pourvoir à son remplacement, qu'il demande.
Je prie Votre Majesté d'agréer l'hommage bien cordial de mon attachement et de mon respect. »

                    La Fayette.

Louis Blanc, si bien informé d'habitude, dit que le général La Fayette, « gentilhomme jusque dans son dépit, n'eut garde de laisser percer dans sa lettre au monarque la profondeur de ses ressentiments ». S'il eût connu la lettre dont il parle, et que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, il n'eût point dit cela. Au reste, il est permis à Louis Blanc d'ignorer le contenu de cette lettre, qui resta secrète, et ne fut communiquée qu'à quelques intimes du général.
Le même jour, Louis-Philippe répondait :

« Je reçois à l'instant, mon cher général, votre lettre, qui m'a peiné autant que surpris par la décision que vous prenez. Je n'ai pas encore eu le temps de lire les journaux. Le conseil des ministres s'assemble à une heure ; alors, je serai libre, c'est-à-dire entre quatre et cinq, que j'espère vous voir, et vous faire revenir sur votre détermination.
Agréez, mon cher général, etc. »

                    Louis-Philippe.

Nous citons cette lettre pour faire le pendant de celle à M. Laffitte et, comme on voit, nous la citons sans commentaires. Mais nous ne pouvons, cependant, résister au désir de faire remarquer à nos lecteurs que le roi Louis-Philippe avait besoin de lire les journaux pour savoir ce qui se passait à la Chambre, et que, le 25 décembre, à midi, il ne les avait pas encore lus !
Le moyen de croire, après cette preuve d'insouciance sur les actes de ses ministres, que le roi n'était pas un vrai roi constitutionnel régnant, mais ne gouvernant pas !
Seulement, notons ceci, comme M. de Talleyrand nota la fin du règne des Bourbons : c'est que, le 25 décembre 1830, la carrière politique du général La Fayette était terminée.
Une démission qui fit moins de bruit, et qui eut pour moi, ainsi qu'on le verra à la date du 1er janvier 1831, un résultat assez grotesque, fut donnée le même jour que celle du général La Fayette ; c'était la démission d'un de nos deux capitaines de la quatrième batterie.
Aussitôt cette démission connue, les artilleurs s'assemblèrent d'urgence pour nommer un autre capitaine.
La majorité des suffrages s'étant réunie sur moi, je fus élu capitaine en second.
Dans les vingt-quatre heures, mes galons, mes épaulettes et ma corde à fourrage de laine furent échangés contre une corde à fourrage, des épaulettes et des galons d'or.
Le 27, je commandais l'exercice, revêtu des insignes de ma nouvelle qualité.
On va voir tout à l'heure combien de temps je devais les porter.

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