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Chapitre CLXXXIII


Chodruc-Duclos. – Son portrait. – Sa vie à Bordeaux. – Son emprisonnement à Vincennes. – Le maire d'Orgon. – Chodruc-Duclos se fait Diogène. – M. Giraud-Savine. – Pourquoi Nodier vieillissait Stibert. – Une leçon de tir. – Mort de Chodruc-Duclos.

Faisons un instant trêve à la politique, dont je suis peut-être aussi las que le lecteur.
Un autre homme avait donné sa démission presque en même temps que La Fayette : c'était Chodruc-Duclos, le Diogène du Palais-Royal, cet homme à la longue barbe dont nous avons promis de dire deux mots.
Un matin, les habitués des galeries de pierre virent, avec étonnement, passer Chodruc-Duclos chaussé de souliers et de bas, vêtu d'une redingote seulement à demi-usée, et coiffé d'un chapeau presque neuf !
Nous empruntons à la Némésis de Barthélemy le portrait de Chodruc- Duclos ; puis nous le compléterons par quelques renseignements qui nous sont personnels, et par quelques anecdotes que nous croyons inconnues.
Après avoir peint tout ce peuple d'affamés qui, de cinq heures à sept heures du soir tourbillonne autour des caveaux de Véfour et des Frères-Provençaux, le poète arrivait au roi des déguenillés, à Chodruc-Duclos.
Voici les vers de Barthélemy, qui peignent l'homme avec ce bonheur de pinceau et cette justesse d'expression qui faisaient un des principaux caractères du talent de l'auteur de la Némésis :

          Mais, autant qu'un ormeau s'élève sur l'arbuste,
          Autant que Cornuet domine l'homme-buste,
          Sur cette obscure plèbe errante dans l'enclos,
          Autant plane et surgit l'héroïque Duclos ;
          Dans cet étroit royaume où le destin les parque,
          Les terrestres damnés l'ont élu pour monarque !
          C'est l'archange déchu, le Satan bordelais,
          Le Juif errant chrétien, le Melmoth du palais.
          Jamais l'ermite Paul, le virginal Macaire,
          Marabout, talapoin, fakir, santon du Caire,
          Brahme, guèbre, parsis adorateur du feu,
          N'accomplit sur la terre un plus terrible voeu !
          Comme un soleil éteint ce spectre tourbillonne ;
          Depuis le dernier soir que l'acier le rasa,
          Il a vu trois Véfour et quatre Corazza ;
          Sous ses orteils, chaussés d'éternelles sandales,
          Il a du long portique usé toutes les dalles ;
          Etre mystérieux qui, d'un coup d'oeil glaçant,
          Déconcerte le rire aux lèvres du passant,
          Sur tant d'infortunés, infortune célèbre !
          Des calculs du malheur c'est la vivante algèbre.
          De l'angle de Terris jusqu'à Berthellemot,
          Il fait tourner sans fin son énigme sans mot.
          Est-il un point d'arrêt à cette ellipse immense ?
          Est-ce dédain sublime, ou sagesse, ou démence ?
          Qui sait ? Il veut peut-être, au bout de son chemin,
          Par un enseignement frapper le genre humain ;
          Peut-être, pour fournir un dernier épisode,
          Il attend que Rothschild, son terrestre antipode,
          Un jour, dans le palais, l'aborde sans effroi,
          En lui disant : « Je suis plus malheureux que toi ! »

Nous allons tâcher d'être l'Oedipe de cet autre sphinx, et de deviner cette énigme, non pas sans mot, mais dont le mot resta longtemps inconnu.
Chodruc-Duclos était né à Sainte-Foy, près de Bordeaux. A l'époque de la révolution de juillet, ce pouvait être un homme de quarante-huit ans, grand, fort, admirablement fait, cachant sous sa barbe des traits qui avaient dû être d'une rare beauté, et montrant avec affectation des mains toujours très propres.
Il était, sinon par son adresse, du moins par son courage, le chef de cette pléiade de duellistes qui florissaient à Bordeaux, pendant l'Empire, sous le nom de crânes. Tous étaient royalistes. MM. Lercaro Latapie et de Peyronnet passaient pour les amis les plus intimes de Duclos. Ces hommes avaient, d'ailleurs, une qualité remarquable : ils ne se battaient jamais entre eux.
Soupçonné d'entretenir, au beau milieu de l'Empire, des relations avec Louis XVIII, Duclos fut arrêté un matin, dans son lit, par le chef de la police Pierre-Pierre.
Conduit à Vincennes, il y demeura prisonnier jusqu'en 1814.
Délivré par la Restauration, il rentra triomphalement à Bordeaux ; et, comme, pendant sa captivité, il avait hérité d'une certaine fortune, il reprit ses anciennes habitudes en les saupoudrant de nouveaux plaisirs.
Le gouvernement royaliste, qui récompensait – et c'est une vertu dont on lui a fait un crime – tous les anciens dévouements, eût, sans doute, été heureux de récompenser le dévouement de Duclos ; mais il était bien difficile de lui trouver une récompense. Duclos avait les moeurs incurables des péripatéticiens : il ne savait que se promener nuit et jour en causant escrime, politique, théâtre, femmes et littérature. Le roi Louis XVIII n'aurait donc pu lui confier d'autre fonction publique que celle de promeneur éternel, ou de chrétien errant, comme dit Barthélemy.
Malheureusement, tout trésor, si considérable qu'il soit, a une fin. Quand Duclos eut épuisé son patrimoine, Duclos se rappela les anciens services qu'il avait rendus à la cause des Bourbons, et vint à Paris pour solliciter. Seulement, il se souvenait un peu tard : il avait donné aux Bourbons le temps d'oublier.
Au reste, l'emploi de solliciteur exerçait on ne peut mieux ses facultés locomotives. – On voyait alors, tous les matins, deux solliciteurs mélancoliques passer le pont Royal, comme deux ombres passent le Styx pour aller demander une bonne place aux Champs-Elysées chez le ministre de Pluton.
L'un était Duclos, l'autre était le maire d'Orgon.
Qu'avait fait le maire d'Orgon ?
Le maire d'Orgon avait jeté la première pierre dans la voiture de l'empereur, en 1814, et il venait à Paris, sa pierre à la main, pour demander son salaire.
Après des années de sollicitations, ces deux fidélités, voyant que décidément elles n'obtenaient rien, prirent chacune une résolution différente.
Le maire d'Orgon, complètement ruiné, s'attacha sa pierre au cou, et se jeta dans la Seine.
Duclos, bien autrement philosophe, prit, au contraire, la résolution de vivre, et, pour humilier le gouvernement auquel il avait sacrifié trois ans de sa liberté, et M. de Peyronnet, avec lequel il avait fait tant d'assauts sur les rives de la Garonne, il acheta des habits vieux, n'ayant pas la patience de laisser vieillir ses habits neufs, donna un coup de poing dans le fond de son chapeau, exila le rasoir de son menton, laça des espardilles sur ses vieilles chaussures, et commença, sous les arcades du Palais-Royal, cette éternelle promenade qui exerça la sagacité de tous les Oedipe du temps.
Duclos ne quittait le Palais-Royal qu'à une heure du matin, et allait dormir quelques heures rue du Pélican, où il logeait, non pas en garni, mais en dégarni.
Pendant une promenade qui a duré douze ans peut-être, jamais – sauf trois exceptions que nous allons citer, et dont une fut faite en notre faveur – Duclos n'a abordé qui que ce fût pour lui parler. Il parlait seul, comme Socrate avec son génie ; jamais héros tragique n'a osé pareil monologue ! - Un jour pourtant, il sortit de ses habitudes, et marcha droit vers l'un de ses anciens amis, M. Giraud-Savine, homme d'esprit et de savoir, comme on va le reconnaître tout à l'heure, et qui fut, depuis, adjoint au maire de Batignolles. M. Giraud eut un moment d'effroi ; il crut sa bourse menacée ; M. Giraud se trompait : Duclos n'empruntait jamais rien.
- Giraud, lui demanda-t-il d'une voix de basse profonde, quelle est la meilleure traduction de Tacite ?
- Il n'y en a pas ! répondit M. Giraud.
Duclos secoua mélancoliquement son trésor de haillons, et rentra, comme Diogène, dans son tonneau. Seulement, ce tonneau, c'était le Palais-Royal.
Un autre jour, tandis que je causais avec Nodier, vis-à-vis la porte du café de Foy, Duclos passa regardant Nodier avec attention. Nodier, qui le connaissait, crut que Duclos avait quelque chose à lui dire, et fit un pas vers lui. Mais Duclos hocha la tête, et, sans rien dire, continua son chemin.
Alors, Nodier me donna divers détails sur la vie étrange de cet homme ; après quoi, nous nous quittâmes.
Pendant notre causerie, Duclos avait eu le temps de faire le tour du Palais- Royal ; de sorte que, remontant du côté du Théâtre-Français, je rencontrai Duclos à peu près à la hauteur du café Corazza.
Il s'arrêta droit devant moi.
- Monsieur Dumas, me dit-il, vous connaissez Nodier ?
- Beaucoup.
- Vous l'aimez ?
- De tout mon coeur.
- Ne trouvez-vous pas qu'il vieillit énormément ?
- Je dois vous avouer que c'est la réflexion que je me faisais.
- Savez-vous pourquoi il vieillit ?
- Non.
- Eh bien, je vais vous le dire, moi : c'est qu'il se néglige ! Rien ne vieillit un homme comme de se négliger !
Et il continua sa promenade, me laissant tout abasourdi, non pas de l'observation, qui était pleine de sagacité, mais de ce que c'était Chodruc Duclos qui l'eût faite.
La révolution de juillet 1830 avait momentanément interrompu les habitudes invétérées de deux hommes : Stibert et Chodruc-Duclos. – Stibert était joueur aussi enragé que Duclos était promeneur infatigable.
Frascati, où Stibert passait ses jours et ses nuits, était fermé ; les ordonnances avaient suspendu le trente et un, en attendant que la monarchie de Juillet le supprimât tout à fait.
Stibert n'eut pas la patience d'attendre que les Tuileries fussent prises : le 28 juillet, à trois heures de l'après-midi, il força le concierge de Frascati à lui ouvrir la porte, et à jouer au piquet avec lui.
De son côté, Duclos, sortant de chez lui pour gagner son Palais-Royal bien- aimé, trouva les Suisses qui en défendaient l'approche. Des jeunes gens avaient engagé le combat avec eux, et l'un de ces jeunes gens, armé d'un fusil de munition, tirait sur les habits rouges avec plus de courage que d'adresse. Duclos le regardait faire, et, au bout de quelques instants, s'impatientant de ce que l'on risquât ainsi sa vie en pure perte :
- Passez-moi votre fusil, dit-il au jeune homme ; je vais vous montrer comment on joue de cet instrument-là.
Le jeune homme prêta son fusil à Duclos.
Duclos mit en joue.
- Tenez !dit-il.
Et il lâcha le coup.
Un Suisse tomba.
Duclos rendit le fusil au jeune homme.
- Oh ! dit celui-ci, ma foi ! puisque vous vous en servez si bien, gardez-le !
- Merci ! répondit Duclos, ce n'est pas mon opinion.
Et, lui remettant le fusil entre les mains, il passa au beau travers de la fusillade, et rentra dans le Palais-Royal, où il reprit sa promenade accoutumée devant l'Apollon de bronze et l'Ulysse de marbre, unique société qu'il eût la chance d'y rencontrer pendant les journées des 27, 28 et 29 juillet.
Ce fut la troisième et dernière fois qu'il parla.
Duclos, occupé de sa promenade éternelle, n'aurait, sans doute, jamais trouvé un moment pour mourir ; mais, un matin, il oublia de se réveiller.
Les habitants du Palais-Royal, qui s'étonnaient d'avoir été un jour sans y rencontrer l'homme à la grande barbe, apprirent, le lendemain, par les journaux de Cornuet, que Chodruc-Duclos s'était endormi du sommeil éternel sur son grabat de la rue du Pélican.
Depuis trois ou quatre ans, Duclos, comme nous l'avons dit, avait revêtu un costume qui se rapprochait de celui de tout le monde. La révolution de juillet en exilant les Bourbons, et le procès des ministres en emprisonnant à Ham M. de Peyronnet, ôtaient toute signification à son déguenillage, et imposaient un terme à sa vengeance.
Malgré ce changement de décoration, peut-être même à cause de cela, Duclos, comme Epaminondas, ne laissa rien pour payer ses funérailles.
Le Palais-Royal en fit les frais par souscription.
Le général La Fayette avait donné sa démission de sa place, Chodruc- Duclos de sa vengeance. – Une troisième célébrité donna sa démission de la vie : ce fut Alphonse Rabbe, dont nous avons déjà dit quelques mots, et qui mérite bien que nous lui consacrions un chapitre spécial.

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