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Chapitre CLXXXVI


L'abbé Châtel. – Programme de son église. – Le curé de Lèves et M. Clausel de Montals. – Les Levois embrassent la religion du primat des Gaules. – La messe en français. – Le curé romain. – Un mon à enterrer.

Il se produisait, à cette époque, un triple mouvement bien remarquable : mouvement politique, mouvement littéraire, mouvement social.
On eût dit qu'après la révolution de 1793, qui avait tout ébranlé, tout renversé, tout détruit, la société, effrayée, employait ses forces à une réorganisation universelle.
Il est vrai que cette réorganisation ressemblait plus à l'érection de la tour de Babel qu'à la construction du temple de Salomon.
Nous avons parlé des bâtisseurs littéraires ; nous avons parlé des bâtisseurs politiques ; parlons un peu des bâtisseurs sociaux et religieux.
Le premier qui donna signe d'existence fut l'abbé Châtel.
Le 20 février 1831, l'Eglise catholique française, située au boulevard Saint Denis, s'ouvrait sous ce programme :
« Les ecclésiastiques formant l'Eglise catholique française se proposent, entre autres réformes de célébrer, aussitôt que les circonstances le permettront, toutes les cérémonies du culte en langue vulgaire. Les ministres de cette nouvelle Eglise exercent les fonctions de leur ministère sans imposer aucune rétribution. Les offrandes sont entièrement libres ; on n'est pas même tenu de payer les chaises. Aucune quête ne vient troubler le recueillement des fidèles pendant les saints offices.
« Nous ne reconnaissons d'autres empêchements du mariage que ceux qui sont établis par la loi civile. En conséquence, nous donnons la bénédiction nuptiale à tous ceux qui se présentent à nous munis d'un certificat constatant le mariage à la mairie, lors même que l'une des parties contractantes est de la religion réformée ou de toute autre. »
On comprend bien que l'abbé Châtel fut excommunié, mis à l'index, déclaré hérétique.
Il n'en continua pas moins de dire la messe en français, de marier selon le code civil, et non pas selon les canons de l'Eglise, et de ne point faire payer ses chaises.
Malgré les avantages que présentait le nouveau culte, je ne sache pas qu'il ait fait de grands progrès à Paris.
Quant à ses progrès en province, je présume qu'ils se sont bornés, ou à peu prés, à un fait dont je fus témoin vers le commencement de 1833.
J'étais à Levéville, au château de mon excellent et cher ami Auguste Barthélemy, un de ces partageux à trente mille livres de rente qui devaient renverser la société de fond en comble en 1852, si elle n'eût été miraculeusement sauvée en 1851, par le coup d'Etat du 2 décembre, lorsqu'on vint nous annoncer que le village de Lèves était en pleine révolution.
Le village de Lèves est placé comme une sentinelle avancée sur la route de Chartres à Paris et à Dreux ; voilà pour la topographie.
Or, le village de Lèves avait la réputation d'être un des villages les plus pacifiques de tout le pays chartrain ; voilà pour la moralité.
Quel événement inattendu avait donc pu soulever le village de Lèves ?
Voici l'événement :
Lèves avait une chose rare : un curé qu'il adorait ! C'était un brave et digne prêtre d'une quarantaine d'années, bon vivant, donnant aux hommes des poignées de main à les faire crier ; relevant le menton des filles à les faire rougir ; allant se promener, le dimanche, autour de la danse, sa soutane relevée dans sa ceinture ; ce qui lui permettait de montrer, comme mademoiselle Duchesnois dans Alzire, une jambe nerveuse et bien prise ; excitant ses paroissiens à secouer, au son du violon et de la clarinette, les soucis de la semaine ; faisant raison aux meilleurs buveurs, et jouant le piquet de première force.
On l'appelait l'abbé Ledru, beau nom qui, comme ceux des premiers rois francs, semblait emprunté à la fois aux qualités de son corps et de son esprit.
Toutes ces qualités – auxquelles il fallait joindre l'absence de la nièce de rigueur – qualités fort sympathiques aux Lévois, n'eurent pas le bonheur d'être suffisamment appréciées par l'évêque de Chartres, M. Clausel de Montals.
Il est vrai que l'on disait que cette absence de nièce, dont l'abbé Ledru se faisait un mérite, ne prouvait absolument rien, ou plutôt prouvait ceci : que l'abbé Ledru n'avait jamais regardé la dîme comme sérieusement abolie, et, en conséquence, dînait à coeur joie sur ses paroissiens, ou, pour mieux dire, sur ses paroissiennes.
M. Clausel de Montals était, à cette époque, comme il l'est encore aujourd'hui, un des plus rigides prélats du clergé français ; seulement, il a aujourd'hui vingt ans de plus qu'il n'avait alors, ce qui n'a pas du adoucir sa rigidité.
Monseigneur de Montals, à l'audition de ces bruits vrais ou faux, révoqua tout net l'abbé Ledru, sans demander l'avis des habitants de Lèves, sans crier gare à personne.
Le tonnerre tombant d'un ciel sans nuage sur le village de Lèves n'eût pas produit une émotion plus inattendue.
Les maris crièrent à tue-tête qu'ils voulaient garder leur curé ; les femmes crièrent plus haut que les maris ; les filles crièrent plus haut que les femmes.
Ces cris ameutèrent les habitants de Lèves ; on se réunit devant l'église veuve ; on se compta tant hommes que femmes et enfants : on se trouva onze ou douze cents âmes.
On dépêcha quatre cents députés à M. Clausel de Montals. C'était à peu près tout ce qu'il y avait dans le village d'hommes de vingt à soixante ans.
La députation partit ; elle ressemblait à une petite armée. Seulement, elle n'avait ni tambours, ni sabres ni fusils. Ceux qui avaient des bâtons les déposèrent aux portes de la ville pour ne pas effrayer monseigneur l'évêque.
Les députés se présentèrent à l'évêché, et furent introduits. Ils exposèrent au prélat le but de leur visite, et demandèrent instamment la réintégration du curé Ledru.
M. Clausel de Montals répondit à la manière de Sylla :

          Je puis parfois changer mes desseins... Mes décrets
          Sont comme ceux du sort : ils ne changent jamais !

On supplia, on insista ; tout fut inutile !
D'où venait cette haine de M. de Montals à l'endroit du pauvre abbé Ledru ? Nous allons le dire, nous qui écrivons ces Mémoires pour fouiller le fond des choses, et pour mettre les petites causes en face des grands effets.
L'abbé Ledru avait souscrit pour les blessés de juillet ; l'abbé Ledru avait fait faire une quête en faveur des Polonais ; l'abbé Ledru avait habillé à ses frais le tambour de la garde nationale de sa commune ; l'abbé Ledru, en un mot, était un curé patriote, tandis que, au contraire, M. de Montals était, non seulement grand partisan, mais même grand ami de Charles X, et, à ce qu'on assurait, un des instigateurs des ordonnances de juillet.
On comprend que, dès lors, le diocèse n'était point assez grand pour porter ensemble l'évêque et le curé.
Le plus petit devait succomber. M. de Montals tenait l'abbé Ledru sous sa sandale épiscopale, et il l'écrasait impitoyablement !
Les députés revinrent trouver leurs mandataires. – Comme il était enjoint au curé Ledru de quitter à l'instant le presbytère, un riche fermier du lieu lui offrit un appartement, et l'on ferma l'église.
Mais, l'église fermée, le besoin se fit sentir d'une religion quelconque.
Or, comme les paysans de Lèves ne tenaient pas beaucoup à la qualité de la religion, pourvu qu'ils en eussent une, ils s'informèrent à l'abbé Ledru s'il n'y avait pas, au nombre des religions en usage chez les différents peuples de la terre, une religion qui leur permît de se passer de M. Clausel de Montals.
L'abbé Ledru répondit qu'il y avait, entre autres, la religion de l'abbé Châtel, et demanda à ses paroissiens si la religion de l'abbé Châtel leur convenait. Ils y trouveraient un grand avantage : c'est qu'au moins, ils comprendraient la liturgie, qu'ils n'avaient jamais comprise, le service divin, dans la religion de l'abbé Châtel, se faisant en français, au lieu de se faire en latin.
Les habitants de Lèves déclarèrent, d'une commune voix, que c'était, non pas à la religion elle-même qu'ils tenaient, mais au prêtre, et qu'ils seraient enchantés de comprendre ce qu'ils n'avaient jamais compris.
L'abbé Ledru partit pour Paris, afin de prendre une ou deux leçons du chef de l'Eglise française, et, suffisamment initié dans le nouveau culte, il revint à Lèves.
Son retour fut à la fois une fête et un triomphe ! Une magnifique grange située juste en face de l'ancienne église romaine, fermée moins encore par la colère de l'évêque que par le dédain des levois, fut mise à sa disposition et transformée en temple. Chacun, comme pour les reposoirs de la Fête-Dieu, y apporta son ornement : les uns, la nappe de la sainte table ; les autres, les chandeliers de l'autel ; celui-ci, le crucifix ; celui-là, le saint ciboire. Le charpentier ajusta des bancs ; le vitrier ferma les fenêtres. La rivière fournit l'eau lustrale, et, pour le dimanche suivant, tout était prêt.
J'ai dit que nous étions au château de Levéville ; je ne connaissais pas l'abbé Châtel ; j'ignorais son culte ; je trouvai l'occasion belle de m'initier à mon tour à la doctrine du primat des Gaules. Je proposai à Barthélemy d'aller entendre la messe châtelloise ; il accepta ; nous partîmes.
C'était un peu plus ennuyeux qu'en latin, en ce qu'on était à peu près forcé d'écouter. Voilà la seule différence que nous trouvâmes entre les deux cultes.
On pense bien que nous n'étions pas les seuls, dans les environs de Chartres, qui eussent été prévenus de la séparation qui venait de s'opérer entre l'Eglise de Lèves et la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine ; M. de Montals aussi était parfaitement renseigné : il avait espéré quelque scandale où mordre pendant la messe ; mais la messe s'était célébrée sans scandale, et le village de Lèves, qui avait écouté tout entier l'office divin, était sorti de la grange aussi édifié que s'il fût sorti d'une véritable église.
Le résultat était fatal ; l'exemple pouvait devenir contagieux – on penchait fort vers le voltairianisme en 1830. L'évêque fut saisi, non seulement d'une grande colère, mais encore d'une sainte terreur. Qu'adviendrait-il si tout le troupeau allait suivre la trace de quelques brebis égarées ? C'est que l'évêque resterait seul, et que sa houlette épiscopale lui deviendrait inutile.
Il fallait donc munir au plus tôt la commune de Lèves d'un prêtre romain, afin que celui-ci pût lutter contre le curé français qu'elle s'était donné.
La nouvelle de cette décision parvint aux Lévois, lesquels se réunirent de nouveau, et jurèrent de pendre le prêtre, quel qu'il fût, qui se présenterait pour recueillir la survivance de l'abbé Ledru.
Une circonstance arriva bientôt offrant à l'évêque l'occasion d'exécuter son projet, et aux Lévois celle de tenir leur serment.
Un paysan de Lèves mourut.
Ce paysan, selon le dire de M. de Montals, avait, avant de mourir, réclamé l'assistance d'un prêtre catholique, consolation qui lui avait été refusée ; mais, comme il n'était pas encore inhumé, l'évêque décida qu'en compensation, il serait enterré avec toutes les cérémonies de l'Eglise latine.
Cela se passait le lundi 13 mars 1833.
Donc, le mardi 14 mars, monseigneur l'évêque de Chartres expédia à Lèves un vicaire de sa cathédrale nommé M. l'abbé Duval.
Le choix était bon et approprié à la circonstance. L'abbé Duval n'était point un de ces hommes craintifs qui s'inquiètent de peu, et qu'un rien fait frissonner ; c'était, au contraire, un homme d'un caractère énergique, à belle prestance, et dont la haute taille se fût aussi bien accommodée de la cuirasse d'un carabinier que de la soutane d'un prêtre.
L'abbé Duval se mit en route ; il n'était pas tout à fait sans prévision du danger qu'il allait courir ; cependant, il ignorait que jamais missionnaire entrant dans une ville de la Chine ou du Thibet n'avait été si près du martyre.
En effet, le bruit s'était répandu dans le village de Lèves que le prêtre romain arrivait. Aussitôt, chacun était rentré chez soi ; portes et fenêtres s'étaient fermées. Le pauvre abbé put croire un instant qu'on lui avait donné à desservir une ville morte comme Herculanum ou Pompéi.
Mais, arrivé au milieu du village, il vit toutes les portes s'ouvrir sournoisement, toutes les fenêtres s'entrebâiller avec hypocrisie : en un moment, il se trouva environné, lui et le maire, qui l'accompagnait, d'une trentaine de paysans qui le sommèrent de se retirer.
Il faut rendre au maire et à l'abbé cette justice de dire qu'ils essayèrent de faire résistance ; mais, au bout de quelques minutes, les cris devinrent si furieux, les menaces si terribles, que le maire, profitant de ce qu'il était à portée de sa maison, s'esquiva, ferma la porte derrière lui, et abandonna l'abbé Duval à son malheureux sort.
C'était bien mal de la part du maire ; mais, que voulez-vous ! tous les magistrats ne sont pas des Bailly, comme tous les présidents ne sont pas des Boissy-d'Anglas – demandez plutôt à M. Sauzet, à M. Buchez et à M. Dupin !
Par bonheur pour le pauvre abbé, en ce moment critique, un membre du conseil de préfecture bien connu et très estimé des habitants de Lèves passait avec son cabriolet ; il s'informa de la cause du tumulte, se déclara en faveur de l'abbé Duval, s'empara de lui, le fit monter dans sa voiture, et le ramena à Chartres.
Pendant ce temps, le mort attendait toujours !

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