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Chapitre XIX


Brune et Murat. – Retour à Villers-Corterêts. – L'hôtel de l'Epée. La princesse Pauline. – La chasse. – La permission du grand veneur –. Mon père s'alite pour ne plus se relever. – Délire. – La canne à pomme d'or. – L'agonie.

Le lendemain, Murat et Brune déjeunaient à la maison. On déjeuna dans une chambre au premier ; de la fenêtre de cette chambre, on voyait Montmartre, et je me rappelle que je suivais des yeux un immense cerf-volant nageant gracieusement dans l'air au-dessus des moulins à vent, lorsque mon père m'appela, me mit le sabre de Brune entre les jambes et le chapeau de Murat sur la tête, et, me faisant faire en galopant le tour de la table :
- Mon enfant, me dit-il, n'oublie pas plus aujourd'hui que tu as fait le tour de cette table, le sabre de Brune entre les jambes et le chapeau de Murat sur la tête, que tu n'oublieras que tu as embrassé hier madame de Montesson, veuve du duc d'Orléans, petit-fils du régent.
Vous le voyez, mon père, je n'ai perdu aucun des souvenirs que vous m'aviez dit de garder. C'est que, depuis que j'ai l'âge de raison, votre souvenir vit en moi comme une lampe sainte, et continue d'éclairer toutes les choses et tous les hommes que vous avez touchés du doigt, quoique le temps ait détruit ces choses, quoique, ces hommes, la mort les ait emportés !
Au reste, chacun de ces deux hommes, assassinés tous deux dix ans après, à deux mois d'intervalle, j'ai payé mon tribut de souvenir, à l'un à Avignon, à l'autre au Pizzo.
Hélas ! qui eût dit que cet enfant de trois ans, qui tournait joyeusement autour d'eux, raconterait un jour leur mort, après avoir mis, sur le lieu même du meurtre, ses doigts dans le trou même des balles qui ont traversé leur corps et creusé la muraille ?
O mystérieux avenir, presque toujours sombre et parfois sanglant ! Au fur et à mesure que tu te déroules, dis donc aux hommes que c'est par pitié pour eux que Dieu a permis que tu leur demeurasses inconnu !
Un dernier mot sur ce déjeuner.
Mon père avant consulté Corvisart, et, quoique Corvisart eût tenté de le rassurer, mon père se sentait mourir. Mon père avait essayé de voir l'empereur – car le général de l'armée de l'intérieur, Buonaparte, était devenu l'empereur Napoléon –, et l'empereur avait refusé de voir mon père. Celui-ci s'était donc rabattu sur Brune et sur Murat, ses deux amis, qui venaient d'être nommés maréchaux de l'Empire. Il avait trouvé Brune toujours le même, mais Murat tout refroidi. Ce déjeuner avait pour but de nous recommander, ma mère et moi, à Brune et à Murat : ma mère, qui allait être veuve et moi qui allais être orphelin ; car, mon père mort, sa retraite mourait avec lui, et nous restions sans fortune.
Tous deux lui promirent, le cas échéant, tout ce qui serait en leur pouvoir.
Mon père embrassa Brune, donna une poignée de main à Murat, et quitta Paris le lendemain, la mort dans l'âme et dans le corps tout à la fois.
Nous partîmes de Paris – ce retour n'est pas plus présent à ma pensée que l'aller – ; je revenais seulement avec trois ou quatre souvenirs qui, après s'être un peu assoupis dans ma jeunesse et dans mon adolescence, devaient se réveiller flamboyants dans l'âge viril. Où revînmes-nous ? Je n'en sais rien ; je crois cependant que c'est à Villers-Cotterêts. Je me retrouve comme souvenir, vers le 3 octobre, demeurant rue de Soissons, au fameux hôtel de l'Ecu, dont mon grand-père était propriétaire lors de la célébration du mariage de sa fille.
Seulement, comme cet écu était l'écu de France, que l'écu de France portait trois fleurs de lis, que les fleurs de lis avaient cessé d'être de mise depuis 1792, l'hôtel de l'Ecu était devenu l'hôtel de l'Epée, et était tenu par un M. Picot, qu'on appelait Picot de l'Epée, pour le distinguer de deux autres Picot, l'un qu'on appelait Picot de Noue, l'autre Picot l'avoué.
J'aurai à revenir sur ces deux derniers, qui sont intimement liés à l'histoire de ma jeunesse.
Je me rappelle que, vers la fin d'octobre, un cabriolet vint nous prendre sous la grande porte ; nous y montâmes, mon père et moi, et nous partîmes.
J'étais toujours très joyeux quand mon père m'emmenait avec lui dans ses courses.
Cette fois, nous traversâmes le parc. Je me rappelle que c'était vers la fin d'octobre, parce que les feuilles s'envolaient comme des bandes d'oiseaux.
Nous arrivâmes à une barrière. La clef en avait été oubliée par mon père. Nous étions déjà à trois quarts de lieu de la maison. C'était trop loin pour retourner. Mon père descendit, prit la barrière dans ses bras, lui imprima une violente secousse, et fit sauter de la borne dans laquelle elle était scellée, la portion de pierre où était entré le pêne de la serrure.
Nous continuâmes notre route.
Au bout d'une demi-heure, nous étions arrivés au château de Montgobert. Là, la livrée était verte, et non plus rouge comme chez madame de Montesson. On nous fit, de même que chez madame de Montesson, traverser une file d'appartements, au bout desquels nous entrâmes dans un boudoir tout tendu en cachemire.
Une femme était couchée sur un sofa.
Mais celle-là était jeune et belle, très jeune et très belle même ; si belle, que moi, enfant, cette beauté me frappa.
Cette femme, c'était Pauline Bonaparte, née à Ajaccio en 1780, veuve du général Leclerc en 1802, femme, en 1803, du prince Aldobrandini Borghèse, et séparée de son mari en 1804.
C'était une charmante créature que celle qui s'offrait à moi, toute petite, toute gracieuse, toute chaste. Elle avait de petites pantoufles brodées que lui avait sans doute données la fée, marraine de Cendrillon. Elle ne se leva pas lorsque entra mon père. Elle étendit la main et souleva la tête, voilà tout. Mon père voulait s'asseoir à côté d'elle sur une chaise ; elle le fit asseoir à ses pieds, qu'elle posa sur ses genoux, jouant du bout de sa pantoufle avec les boutons de son habit.
Ce pied, cette main, cette délicieuse petite femme, blanche et potelée, près de cet Hercule mulâtre, toujours beau et puissant, malgré ses souffrances, faisait le plus charmant tableau qui se puisse voir.
Je regardais en riant. La princesse m'appela et me donna une bonbonnière d'écaille, tout incrustée d'or.
Ce qui m'étonna, c'est qu'elle vida les bonbons qui étaient dedans pour me donner la boîte. Mon père lui en fit l'observation. Elle se pencha à son oreille, lui dit quelques mots tout bas, et tous deux se prirent à rire.
Dans ce moment, la joue blanche et rose de la princesse effleura la joue brune de mon père ; lui parut plus brun ; elle, plus blanche. Tous deux étaient superbes.
Peut-être ai-je vu cela avec mes yeux d'enfant – ces yeux pleins d'étonnement de tout – ; mais, si j'étais peintre, à coup sûr, je ferais un beau tableau de ces deux personnages.
Tout à coup, on entendit le son du cor dans le parc.
- Qu'est cela ? demanda mon père.
- Oh ! répondit la princesse, ce sont les Montbreton qui chassent.
- Mais, dit mon père, voici la chasse qui se rapproche ; l'animal va passer dans cette allée ; venez donc voir, princesse.
- Oh ! ma foi non, mon cher général, dit-elle. Je suis bien et je ne me dérange pas ; cela me fatigue de marcher : portez-moi, si vous voulez.
Mon père la prit dans ses deux mains, comme fait une nourrice d'un enfant, et la porta à la fenêtre.
Il la tint là dix minutes, à peu près. L'animal ne voulait pas débucher. Enfin, il traversa l'allée, puis les chiens vinrent après lui, puis les chasseurs après les chiens.
La princesse fit un signe aux chasseurs avec un mouchoir qu'elle tenait à la main.
Ceux-ci répondirent avec leurs chapeaux.
Puis mon père la reposa sur le canapé, et reprit sa place auprès d'elle.
Je ne sais plus ce qui se passa derrière moi. J'étais tout entier à ce cerf qui venait de franchir cette allée, à ces chiens, à ces chasseurs ; tout cela était autrement intéressant pour moi que la princesse.
Son souvenir cesse donc entièrement pour moi à ce salut fait de sa main blanche et avec son mouchoir blanc.
Je ne l'ai jamais revue depuis ; mais je si bien vue ce jour-là, que je la vois encore aujourd'hui.
Restâmes-nous à Montgobert ou revînmes-nous le même jour à Villers Cotterêts ? Je n'en sais plus rien.
Ce que je sais, c'est que peu après, mon père s'affaiblit, qu'il sortit moins souvent, qu'il monta plus rarement à cheval, qu'il garda plus longuement la chambre, qu'il me prit plus tristement sur ses genoux.
Encore, tout cela m'est-il revenu depuis par lueurs, comme des choses qu'on a vues pendant une nuit sombre, à la flamme des éclairs.
Quelques jours avant sa mort, mon père reçut une permission de chasse. C'était le maréchal de l'Empire Alexandre Berthier, grand veneur de la couronne, qui la lui envoyait. Alexandre Berthier était un vieil ennemi de mon père, c'était lui qui l'avait porté en observation au siège de Mantoue. Aussi lui avait-il fait attendre longtemps cette permission, valable du 1er vendémiaire au 15 ventôse, c'est-à-dire du 23 septembre au 6 mars.
Mon père la reçut le 24 février.
Il devait mourir le 26.
Voici la lettre d'envoi de M. Deviolaine, inspecteur de la forêt :
« Je reçois, au moment de partir pour la forêt, une permission de chasse à tir que M. Collard m'adresse pour le général Dumas ; je m'empresse de la lui envoyer en lui souhaitant le bonjour et en désirant bien vivement que sa santé lui permette bientôt d'en user.
Nos amitiés à madame Dumas.
                    Deviolaine.

Ce 24 février 1806. »

En supposant même que mon père se portât bien, on lui envoyait, de manière qu'il la reçût le 24 février seulement, une permission valable jusqu'au 6 mars.
C'étaient donc douze jours de chasse qu'on lui accordait.
Mon père jeta sur une table la lettre et la permission. Ma mère les enferma dans son portefeuille. Quarante-quatre ans après, je viens de les y retrouver l'une dans l'autre.
La veille, mon père, voulant vaincre la douleur, était monté à cheval. Mais, cette fois, le vainqueur avait été vaincu ; il avait, au bout d'une demi-heure, été forcé de revenir.
A partir de ce moment, mon père se mit au lit, et ne se releva plus.
Ma mère sortit pour aller chercher le médecin.
Alors mon père resta seul avec une voisine à nous, madame Darcourt, excellente femme, dont j'aurai l'occasion de parler ; mon père eut comme un instant de délire et de désespoir.
- Oh ! s'écria-t-il, faut-il qu'un général qui, à trente-cinq ans, a commandé en chef trois armées, meure à quarante ans dans son lit, comme un lâche ! O mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je donc fait pour me condamner si jeune à quitter ma femme et mes enfants ?
Puis, après quelques minutes d'affaissement :
- Tenez, ma bonne madame Darcourt, dit-il, voici une canne qui m'a sauvé la vie dans les prisons de Brindisi, quand ces brigands de Napolitains ont voulu m'y assassiner. Veillez à ce qu'elle ne me quitte pas : qu'on l'enterre avec moi ! Mon fils ne saurait pas le prix que j'y attache, et elle serait perdue avant qu'il pût s'en servir.
Madame Darcourt, qui voyait bien qu'il y avait un peu de délire dans ces paroles, lui répondit, pour ne point le contrarier, qu'il serait fait comme il le désirait.
- Attendez, dit mon père, la pomme est en or.
- Oui, sans doute.
- Eh bien, comme je ne laisse pas mes enfants assez riches pour les priver de la somme que vaut cet or, si peu considérable qu'elle soit, portez ma canne chez Duguet, l'orfèvre en face d'ici ; qu'il fonde la pomme, qu'il la fonde en lingot, et qu'il m'apporte ce lingot aussitôt qu'il sera fondu.
Madame Darcourt voulut risquer une observation, mais il la pria si doucement de faire ce qu'il désirait, qu'elle y consentit, prit la canne, et la porta chez Duguet.
Au bout d'un instant, elle rentra, n'ayant eu que la rue à traverser.
- Eh bien ? lui demanda mon père.
- Eh bien, demain à six heures du soir, général, vous aurez votre lingot.
- Demain à six heures du soir, répéta mon père, soit ! Il est probable que je ne serai pas encore mort.
Le lendemain, en effet, Duguet apporta le lingot. Le mourant le remit à ma mère : il était très affaibli déjà ; cependant il avait encore toute sa tête, et continuait d'entendre et de parler.
A dix heures du soir, sentant que la mort approchait, il demanda l'abbé Grégoire.
L'abbé Grégoire était non seulement un bon prêtre, mais encore un excellent ami.
Ce n'était point une confession que le mourant avait à faire. Dans toute sa vie, mon père n'avait pas une mauvaise action à se reprocher ; peut-être restait-il au fond de son coeur quelque haine pour Berthier et Napoléon. Mais qu'importaient à ces hommes au faite de la fortune et de la puissance les dernières douleurs d'un mourant ? Du reste, toute haine fut abjurée pendant les deux heures qui précédèrent la mort, et pendant lesquelles celui qui allait quitter ce monde essaya de consoler ceux qui allaient y demeurer après lui.
Une fois, il demanda à me voir ; puis, comme on s'apprêtait à m'aller chercher chez ma cousine, où l'on m'avait emporté :
- Non, dit-il. Pauvre enfant ! il dort ; ne le réveillez pas.
Enfin, après avoir dit adieu à madame Darcourt et à l'abbé, il se retourna vers ma mère, et, gardant pour elle son dernier soupir, il expira entre ses bras, à minuit sonnant.

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