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Chapitre CXCIII


Le dieu et son sanctuaire. – Il notifie au pape sa déchéance. – Ses manifestes. – Son portrait. – Doctrine de l'évadisme. – Emblèmes de cette religion. – Chaudesaigues me conduit chez le Mapah. – Iswura et Pracriti. – Questions qui manquent d'actualité. – Guerre entre les sectateurs du bidja et les partisans du sakti. – Ma dernière entrevue avec le Mapah.

En 1840, dans cette vieille île Saint-Louis que fouettent les vents aigres et colères du nord et de l'ouest, sur le quai le plus froid de cette froide Thulé – terrarum ultima Thule – à un rez-de-chaussée obscur et livide, dans une chambre nue, un homme pétrissait et moulait du plâtre.
Cet homme, c'était l'ancien Gannot.
La chambre était à la fois un atelier et une école. On venait y prendre des leçons de moulage, et y consulter le Mapah. C'était, nous l'avons déjà dit, le nom sous lequel Gannot présidait à sa nouvelle existence.
De cette chambre partit le premier manifeste par lequel celui qui avait été Gannot révélait au monde sa mission. – Qui dut être étonné ? Ce fut certes le pape Grégoire XVI, lorsqu'il reçut un jour, sur son trône souverain, un écrit daté de notre grabat apostolique, dans lequel on lui annonçait qu'il avait fait son temps, qu'à partir de ce jour, il eût à se regarder comme déchu, et qu'enfin il était remplacé.
Ce devoir de politesse rempli envers son prédécesseur, Gannot annonça purement et simplement à ses amis qu'ils eussent à le considérer comme le dieu de l'avenir.
Depuis deux ou trois ans, Gannot faisait école ; de cette école étaient Félix Pyat, Thoré, Chaudesaigues, etc., etc. La brusque transfiguration de Gannot en Mapah, sa déclaration au pape, la prétention qu'il affichait de se poser en révélateur, lui aliénèrent ses anciens disciples ; ce fut le durus hic sermo. Cependant, lui, inébranlable, continuait le cours de ses prédications ; mais, comme ses prédications orales ne suffisaient point, et qu'il crut nécessaire d'y joindre les professions de foi imprimées, un jour il vendit ses hardes, et en convertit le prix en manifestes de guerre contre la religion du Christ, lesquels manifestes il distribuait à ses nouveaux disciples en disant, non pas comme Jésus : « Mangez et buvez ; ceci est mon corps et ceci est mon sang ! » Mais : « Prenez et lisez ; ce sont mes chemises et mes culottes ! »
Depuis cette vente de sa garde-robe, les habitudes du ci-devant lion, ainsi que le costume, avaient entièrement disparu. Dans son passage du Gannot au Mapah, tout ce qui constituait le vieil homme s'était évanoui : une blouse remplaçait, hiver comme été, les habits élégants que portait l'ancien joueur ; un feutre gris couvrait son front haut et magnifiquement dessiné. Ainsi vu, il était véritablement beau : ses yeux gris-bleu brillaient d'un feu mystique ; son nez fin, aux arêtes mobiles, suivait une ligne droite et pure ; une abondante barbe d'un blond vif tombait sur sa poitrine ; tous ses traits, comme ceux des rêveurs et des illuminés, étaient attirés vers le haut de sa tête par une sorte de tension nerveuse ; sa main était blanche, fine, distinguée, et, par un reste d'idolâtrie de l'homme du monde, il en prenait un soin particulier ; son geste ne manquait point d'empire ; sa parole était éloquente, chaude, colorée, bizarre. Prophète de la misère, il en avait pris les insignes, il s'était fait prolétaire pour arriver au coeur des prolétaires ; il avait endossé la blouse pour convertir les blouses.
Le Mapah n'était pas un dieu simple ; c'était un dieu composite ; il y avait en lui du Saint-Simon, du Fourier, de l'Owen.
Son principal dogme était le dogme très ancien de l'androgénisme, c'est-à- dire l'unité du principe mâle et du principe femelle dans toute la nature, l'unité de l'homme et de la femme dans la société.
Il appelait sa religion l'Evadisme, d'Eve et d'Adam ; lui-même s'appelait le Mapah, de pater et de mater. C'est en cela qu'il se superposait au pape, lequel n'avait été, dans les meilleurs temps de la papauté, même sous Grégoire VII, que le père des chrétiens, tandis que lui était à la fois le père et la mère de l'humanité.
Dans son système, on devait porter, non plus le nom de son père seulement, mais la première syllabe du nom maternel combinée avec la première syllabe du nom paternel.
Un jour, le Mapah s'adresse à son ami Chaudesaigues :
- Comment t'appelles-tu ?
- Chaudesaigues.
- Qu'est-ce que cela, Chaudesaigues ?
- C'est le nom de mon père.
- Et ta mère, malheureux, tu l'as donc tuée ?
Chaudesaigues baissa la tête : il n'y avait rien à répondre à cela.
En socialisme, le dogme du Mapah était la protestation. A l'entendre, les assassins, les voleurs, les contrebandiers étaient la condamnation vivante de l'ordre moral contre lequel ils s'insurgeaient. Les Brigands de Schiller lui paraissaient le plus complet développement de sa théorie qui existât au monde.
Il se présente un beau matin dans une maison de filles, les rassemble, comme, au jour de sa folie mondaine, il avait rassemblé les garçons de l'estaminet Hollandais ; puis, s'adressant aux pauvres créatures qui attendaient avec curiosité, ne comprenant pas quel était ce sultan, qui demandait douze ou quinze femmes à la fois :
- Mesdemoiselles, dit-il, savez-vous ce que vous êtes ?
- Mais nous sommes des p, répondirent les filles d'une seule voix.
- Vous vous trompez, dit le Mapah, vous êtes des protestantes !
Et, dans un langage qui ne manquait ni d'élévation ni de couleur, il leur expliqua de quelle manière, elles, pauvres filles, protestaient contre le privilège des femmes honnêtes.
Il va sans dire qu'au fur et à mesure que cette doctrine se faisait jour, elle portait une certaine inquiétude dans l'esprit des magistrats, qui n'étaient pas à la hauteur de la religion nouvelle, plongés qu'ils se trouvaient dans les ténèbres du christianisme. Deux ou trois fois, on fit venir le Mapah chez le juge d'instruction, et on le menaça d'un procès ; mais, de sa main nerveuse et fine tout à la fois, le Mapah secouait sa blouse, comme l'ambassadeur romain avait secoué sa toge.
- Emprisonnez-moi, jugez-moi, condamnez-moi, disait-il ; je n'en appellerai pas du tribunal correctionnel à la cour royale ; j'en appellerai de Pilate au peuple !
Et, en effet, soit que l'on craignit sa barbe, sa blouse, sa parole, qui, en réalité, était entraînante, soit qu'on ne jugeât point à propos de donner au nouveau dogme le piédestal de la police correctionnelle, ou de la cour d'assises, on laissa le Mapah tranquille.
Le plus ardent des apôtres évadiens était celui qui fut Caillaux et qui publia l'Arche de la nouvelle alliance.
C'était le saint Jean du Mapah ; l'Arche de la nouvelle alliance est l'évangile qui raconte la passion de l'humanité, aux cris de laquelle s'était levé le Christ de l’île Saint-Louis.
Nous consacrerons un chapitre à cet évangile.
Quant au Mapah, il n'écrivait point. A part deux ou trois manifestes datés de son grabat apostolique, et dans lesquels il annonçait son apostolat au monde nouveau, il ne faisait guère que des tableaux et des ouvrages en plâtre que l'on eût pu croire tirés de quelque temple d'Isis. C'est là que, prenant sa religion à son origine, il la montrait, sous son double symbole, se développant de siècle en siècle, fécondant toute la nature, et, enfin, se résumant en lui. Toute cette histoire, écrite en signes hiéroglyphiques qui avaient l'avantage de pouvoir être lus et expliqués par tout le monde, traversait le bouddhisme, le paganisme et le christianisme pour arriver à l'évadisme.
Dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, le Mapah envoyait ses tableaux allégoriques et ses symboles de plâtre aux membres de la Chambre des députés et aux membres de la famille royale ; on devine bien que membres de la Chambre, membres de la royauté, laissaient les lithographies et les symboles aux mains des huissiers et des laquais, qui en faisaient l'ornement de leurs mansardes. Le Mapah en gémissait pour eux.
- Ils méprisent, disait-il, la prophétie : le Manê, Thecel, Phares ; il leur arrivera malheur !
Il leur arriva ce que vous savez.
Un jour, Chaudesaigues – bon et pauvre garçon, mort bien avant l'âge, dont j'aurai à parler aussi à son tour – me proposa de me conduire chez le Mapah : j'acceptai.
Le Mapah me reconnut pour avoir dîné ou soupé un soir avec moi, du temps qu'il était Gannot ; il avait gardé un bon souvenir de cette rencontre ; aussi voulut-il, du premier coup, me mettre en rapport avec ces figures symboliques, et me faire pénétrer, comme les initiés égyptiens, jusqu'au fond des plus secrets mystères.
Je venais, par hasard, d'étudier assez sérieusement toutes les questions du monde primitif, et ces grandes guerres sans cause apparente qui désolèrent les premiers âges de l'humanité ; j'étais donc en mesure, non seulement de comprendre parfaitement les traditions les plus obscures de la religion du Mapah, mais encore de les faire comprendre à d'autres.
C'est ce que je vais essayer ici.
A l'époque où les Celtes firent la conquête de l'Inde, cette aïeule des civilisations égyptienne, grecque et romaine, ils y trouvèrent établi un système complet de sciences métaphysiques et physiques ; cette cosmogonie atlantique rapportait tout à l'unité absolue, et faisait tout émaner d'un seul principe ; ce principe unique, nommé Iswara, était purement spirituel.
Mais bientôt les savants indiens s'aperçurent avec épouvante que ce monde, qu'ils avaient longtemps considéré comme le produit d'une unité absolue, était incontestablement celui d'une duité combinée.
Ils eussent pu, comme le fit, longtemps après eux, le premier ­oroastre, regarder ces deux principes comme principiés, c'est-à-dire comme fils et fille d'Iswara, et laisser ainsi l'antique Iswara à sa place en l'appuyant sur la double colonne des êtres créateurs, comme on voit un général romain élevé sur deux boucliers portés par ses soldats ; mais ils voulurent faire, de ces deux principes, des principes principiants ; ils se contentèrent donc d'adjoindre à Iswara un nouveau principe, c'est-à-dire de marier Iswara avec Pracriti, ou la Nature. Alors, tout fut expliqué : Pracriti posséda le sakti, c'est-à-dire le pouvoir conceptif et l'ancien Iswara le bidja, ou le pouvoir génératif.
Je crois avoir été aussi clair que possible jusqu'à présent ; je vais tâcher de continuer ma démonstration avec une égale limpidité, chose qui ne sera pas facile, attendu – et je suis bien aise d'en prévenir le lecteur – que nous faisons de la plus haute science, ce dont il pourrait ne pas se douter.
Cette première découverte des savants indiens, qui amena le mariage d'Iswara et de Pracriti, eut pour résultat de faire considérer l'univers comme le produit de deux principes possédant, chacun en son particulier, l'un la faculté du mâle, l'autre la faculté de la femelle. Iswara et Pracriti, c'étaient l'Eve et l'Adam, non pas seulement de l'humanité, mais encore de l'univers.
Ce système, remarquable par sa simplicité même, et qui séduisit l'homme en donnant à tout ce qui l'entourait une origine pareille à la sienne, se retrouve chez la plupart des peuples, qui le reçurent des Indous. Sanchoniathon appelle son principe mâle Hypsistos, le Très-Haut, et son principe femelle Berouth, la Nature. Les Grecs appellent leur principe mâle Saturne, et leur principe femelle Rhea ; les uns et les autres correspondent à Iswera et à Pracriti.
Cela alla bien pendant quelques siècles ; mais la manie de la controverse est naturelle à l'homme, et cette manie amena les questions suivantes, que se posèrent les savants indous, et qui provoquèrent la lutte d'une moitié du genre humain contre l'autre.
« Puisque l'univers, disaient les controversistes, est le résultat des deux puissances principiantes, dont l'une agit avec les qualités du mâle, et l'autre avec les qualités de la femelle, comment devons-nous considérer les rapports qui les lient ? Sont-elles indépendantes l'une de l'autre ? Sont-elles préexistantes à la matière et contemporaines de l'éternité ? ou bien doit-on voir dans l'une d'elles la cause procréatrice de sa compagne ? Si elles sont indépendantes, comment se sont-elles réunies ? est-ce par une force coercitive ? Alors, quelle divinité plus puissante qu'elles-mêmes exerçait sur elles cette pression ? Est-ce par sympathie ? Pourquoi pas plus tôt ou plus tard ? Si elles ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, laquelle des deux doit être soumise à l'autre ? Quelle est la première en rang, soit comme ancienneté, soit comme puissance ? Est-ce Iswara qui a produit Pracriti, ou Pacriti Iswara ? Lequel, d'Iswara ou de Pracriti, agit le plus nécessairement et le plus énergiquement dans la procréation des choses inanimées et des êtres animés ? Qui doit-on nommer le premier ou la première dans les sacrifices qu'on leur fait, ou dans les hymnes qu'on leur adresse ? Doit-on confondre ou séparer le culte qu'on leur rend ? Les hommes et les femmes doivent-ils avoir des autels séparés pour l'un ou pour l'autre, ou pour tous deux ensemble ? »
Ces questions, qui ont divisé des millions d'hommes, qui ont fait couler des fleuves de sang, paraîtront aujourd'hui oiseuses et même ridicules à nos lecteurs, qui entendent parler de la religion indoue comme d'un mythe, et de l'Inde comme d'une planète. Mais, à l'époque dont nous nous occupons, l'Empire indien était le centre du monde civilisé, et le maître du monde connu. Ces questions étaient donc de la plus haute importance.
Elles circulèrent d'abord sourdement dans l'empire ; mais bientôt chacune d'elles eut réuni un assez grand nombre de partisans pour que la question religieuse apparût sous un aspect politique. Le sacerdoce suprême, qui d'abord avait commencé par se tenir en dehors de toute controverse, sacrifiant également à Iswara et à Pracriti, au pouvoir génératif et au pouvoir conceptif ; le sacerdoce, qui était longtemps resté neutre entre le bidja et le sakti, fut obligé de se prononcer, et, comme il était composé d'hommes, c'est-à-dire de pouvoirs génératifs, il se prononça pour les mâles, et proclama la dominance du sexe masculin sur le sexe féminin.
Ce jugement passa, comme on l'imagine bien, pour tyrannique aux yeux des pracritistes, c'est-à-dire des partisans du pouvoir conceptif ; ceux-ci se révoltèrent, le gouvernement voulut réprimer la révolte, et, dès lors, la guerre civile fut déclarée.
Qu'on se figure sur une immense échelle, dans un empire de plusieurs centaines de millions d'hommes, une guerre comme celle des Albigeois, comme celle des Vaudois, comme celle des protestants.
Sur ces entrefaites, deux princes de la dynastie régnante, issus tous deux du roi Ougra, l'aîné ayant nom Tarak'hya, le cadet Irshou, divisèrent l'Empire indien, moins par conviction que pour se faire des prosélytes. L'un prit pour signe le bidja, l'autre le sakti. Les partisans de chacun de ces deux symboles se réunirent à l'instant même à celui qui représentait sa croyance, et l'Inde eut une guerre à la fois politique, civile et religieuse, Irshou, le cadet des deux frères, ayant positivement déclaré qu'il rompait avec le sacerdoce, et qu'il adorait la faculté conceptive ou féminine, comme la cause première de l'univers, lui accordant l'antériorité et la prééminence sur la faculté générative ou masculine.
Une guerre politique peut se terminer par un partage d'empire ; une guerre religieuse n'a pas de fin : les sectes s'exterminent et ne se convainquent pas. Une guerre acharnée, mortelle, sans miséricorde, désola donc l'empire. Comme Irshou représentait l'opinion populaire, le socialisme du temps, et que son armée se composait en grande partie de pâtres, on appela ses partisans les pallis, c'est-à-dire les pasteurs, du mot celte pal, qui veut dire houlette.
Irshou fut battu par Tarak'hya, et repoussé jusqu'en Egypte. Les pallis y furent la souche de ces dynasties primitives qui durèrent deux cent soixante et un ans, et qui sont connues sous le nom de dynasties des rois pasteurs. Cette fois, l'étymologie est flagrante ; aussi espérons-nous, sur ce point, ne rencontrer aucune contradiction.
Or, nous avons dit qu'Irshou avait pris pour drapeau le signe représentatif de la divinité qu'il avait glorifiée ; ce signe, en sanscrit, s'appelle yoni, d'où dérive yoneh, c'est-à-dire colombe ; ce qui explique, notons-le en passant, comment la colombe devint l'oiseau de Vénus.
Les hommes qui portaient le signe yoni furent appelés des Yoniens, et, comme ils le portaient toujours symboliquement sur un drapeau rouge, le rouge ou le pourpre devint, à Tyr, à Sidon, en Grèce, la couleur royale, couleur qui fut adoptée par la Rome des consuls, des empereurs et des papes, et, enfin, par tous les princes régnants, quelle que soit la race dont ils descendent, et la religion qu'ils professent.
On comprend que je ne suis pas fâché d'apprendre ici à MM. les rois où est teinte la pourpre qu'ils portent.
Eh bien, c'était préoccupé de ces grands débats, qui durèrent plus de deux mille ans, et qui coûtèrent la vie à un million d'hommes ; c'était dans la crainte qu'ils ne ressuscitassent de nos jours, que le philanthrope Gannot voulait fonder, sous le titre d'évadisme, une religion qui réunît les deux cultes en un seul.
De là les figures bizarres qu'il moulait en plâtre, et les lithographies excentriques qu'il composait et exécutait sur papier de couleur avec le sérieux d'un brahme sectateur du bidja ou d'un Egyptien partisan du sakti.
On comprend quelle fut la joie du Mapah en trouvant en moi un homme aussi au courant des dogmes primitifs de sa religion et des malheurs que la discussion de ces dogmes avait entraînés avec elle. Il m'offrit, séance tenante, la position de son premier disciple, c'est-à-dire de remplacer celui qui avait été Caillaux ; mais j'ai toujours été l'ennemi de l'usurpation, et je ne voulus point, par mon exemple, consacrer un principe qu'un jour ou l'autre je pouvais être appelé à combattre.
Alors, le Mapah m'offrit d'abdiquer en ma faveur, et de se faire mon premier disciple.
La position ne me parut pas assez nettement dessinée, en face des autorités spirituelles et surtout temporelles, pour que j'acceptasse cette offre, si séduisante qu'elle fût. le me contentai donc d'emporter de l'atelier du Mapah un des plus beaux échantillons du bidja et du sakti, promettant de les exposer dans l'endroit le plus visible de mon salon, ce que je me gardai bien de faire, et je partis.
Je ne revis plus le Mapah qu'après la révolution du 24 février, et ce fut le hasard qui me le fit rencontrer dans les bureaux de la Commune de Paris, où j'allais demander l'insertion d'un article sur les exilés en général, et, en particulier, sur les exilés de la famille d'Orléans, l'insertion de cet article ayant été refusée à la Liberté par son rédacteur en chef, M. Lepoitevin Saint-Alme.
Cette révolution que Gannot avait prévue était arrivée ; je croyais donc le trouver au comble de la joie ; et, en effet, il glorifiait les trois jours de février, mais d'une voix faible et d'un coeur engourdi. Il me parut singulièrement affaibli par ce mysticisme sensuel et bizarre qui donnait chez lui une forme dogmatique à tous les événements. Au reste les lignes de la partie supérieure de son visage étaient plus que jamais tirées vers les proéminences frontales, et toute sa personne annonçait un visionnaire chez lequel la fantaisie d'être dieu avait dégénéré en maladie.
Il définissait la terreur de la classe moyenne, en face du 24 février et des doctrines du socialisme, « la peur féroce du cochon qui a senti sur sa gorge le froid du couteau ».
Ses dernières années furent tristes et obscures, il avait fini par douter de lui- même : l'Elohi ! Elohi ! Lema sabakht ânny ! retentissait comme un cri de mort dans son coeur vide et désabusé.
Pendant la dernière année de sa vie, il n'avait plus d'autre disciple qu'un Auvergnat, marchand de marrons dans un passage... C'est à lui que le dieu mourant confia le soin de faire germer sa doctrine.
Cet événement s'accomplit vers le commencement de 1851.

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