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Chapitre CCIII


Mon explication avec M. Thiers. – Ce qui l'avait forcé de suspendre Antony. – Lettre de madame Dorval au Constitutionnel. – M. Jay couronné rosière. – Mon procès avec M. Jouslin de La Salle. – Il y a encore des juges à Berlin !

A quatre heures, je descendis à la porte du ministère. J'entrai tout droit, et je parvins au cabinet du ministre sans obstacle ; les garçons de bureau et les huissiers, qui m'avaient vu venir trois ou quatre fois depuis quinze jours, c'est-à-dire depuis l'époque où M. Thiers était ministre de l'intérieur, n'eurent pas même l'idée de me demander où j'allais.
M. Thiers travaillait avec son secrétaire.
M. Thiers avait fort à faire en ce moment-là : on sortait des troubles de Paris des 13 et 14 avril ; on en finissait à peine avec l'insurrection des mutuellistes de Lyon ; on discutait le budget du commerce et des travaux publics, qui était resté, faute de ministre spécial, une annexe du ministère de l'intérieur ; enfin, on allait justement passer à la discussion générale des beaux-arts, et, par conséquent, passer à la discussion particulière de la subvention du Théâtre-Français.
Au bruit que je fis en ouvrant la porte de son cabinet, M. Thiers leva la tête.
- Bon ! dit-il, je vous attendais.
- Je ne crois pas, répondis-je.
- Pourquoi cela ?
- Parce que, si vous m'aviez attendu, vous eussiez compris dans quelles intentions je venais, et vous m'eussiez consigné à la porte.
- Et dans quelles intentions venez-vous ?
- Mais je viens tout simplement demander compte à l'homme du manque de parole du ministre.
- Vous ne savez donc pas ce qui s'est passé à la Chambre ?
- Non ; je sais seulement ce qui s'est passé au Théâtre-Français.
- J'ai été forcé de suspendre Antony.
- Non pas de suspendre, mais d'arrêter.
- Arrêter ou suspendre...
- Ce n'est pas la même chose.
- Eh bien, j'ai été forcé d'arrêter Antony.
- Forcé ! Un ministre ? on peut forcer un ministre d'arrêter une pièce qu'il a envoyé prendre lui-même entre les mains du souffleur d'un autre théâtre, quand ce ministre a loué sa loge pour voir la première représentation de cette pièce ?
- Oui... forcé, j'ai été forcé !
- Par l'article du Constitutionnel ?
- Bah ! s'il n'y avait eu que l'article, je m'en serais encore moqué, quoiqu'il soit de bonne encre.
- Vous appelez cela de bonne encre, vous ? Je vous défie de sucer la plume de M. Jay, et de ne pas avoir la colique.
- Eh bien, de mauvaise encre, si vous voulez... Mais c'est la Chambre !
- Comment, la Chambre ?
- Eh ! oui, j'ai eu toute la Chambre contre moi ! Si Antony avait été joué ce soir, le budget ne passait pas.
Le budget ne passait pas ?
- Non... Imaginez-vous que ces gens-là... Jay, Etienne, Viennet, que sais- je, moi ?... disposent d'une centaine de voix à la Chambre, cent voix qui votent comme un seul homme. J'ai été mis au pied du mur : « Antony, et pas de budget ! » ou bien : « Un budget, et pas d'Antony !... » Ah ! mon cher, restez auteur dramatique, allez, et gardez-vous de devenir jamais ministre !
- Ah çà ! mais vous croyez donc que cela va en rester là ?
- Non, je sais bien que je vous dois une indemnité fixez-la vous-même, et j'ordonnance la somme que vous exigerez !
- Allons donc, ! une indemnité ! Est-ce que je travaille pour toucher des indemnités, moi ?
- Non ; mais vous travaillez pour toucher des droits d'auteur.
- Quand on joue mes pièces, pas quand on les défend.
- Cependant, vous avez droit à un dédommagement.
- Le tribunal le fixera.
- Croyez-moi, ne recourez pas aux tribunaux.
- Pourquoi ?
- Mais parce qu'il vous arrivera ce qui est arrivé à Hugo, à propos du Roi s'amuse : le tribunal se déclarera incompétent.
- Le ministre n'était pas intervenu au traité du Roi s'amuse, mais vous êtes intervenu au traité d'Antony.
- Indirectement.
- C'est ce que le tribunal appréciera.
- Cela ne vous empêchera pas de nous faire une pièce nouvelle.
- Bon ! pour qu'on vous refuse le budget de 1835 ? Merci.
- Vous reviendrez sur votre détermination.
- Moi ? Je ne reviendrai même plus dans votre ministère !
Et je sortis tout boudant et tout grondant ; ce que je n'eusse certes pas fait, si j'avais su qu'avant deux ans le même Thiers manquerait de parole à la Pologne, en laissant occuper Cracovie par les Autrichiens les Prussiens et les Russes ; à l'Espagne, en refusant d'intervenir, et à la Suisse, en menaçant de la bloquer. Près de ces trois grands événements, qu'était-ce qu'un pauvre petit manque de parole à un auteur dramatique ?
Je courus chez Dorval, que le revirement ministériel frappait plus cruellement que moi. En effet, la défense de jouer Antony était faite au seul Théâtre-Français ; d'ailleurs, la réputation d'Antony était bien établie, et sa reprise ne pouvait en rien ajouter à la mienne. Il n'en était pas de même de Dorval : dans aucun rôle elle n'avait encore eu le succès qu'elle venait d'obtenir dans celui d'Adèle ; aucun de ses anciens rôles ne pouvait suppléer celui-là, et il n'y avait aucune probabilité qu'un rôle nouveau lui rendît la chance de succès que la suppression d'Antony venait de lui ôter.
Elle commença par écrire au Constitutionnel la lettre suivante :

« Monsieur.

Lorsque je suis entrée au Français, ce fut à la condition expresse que je débuterais par Antony. Cette condition fut portée sur mon engagement comme base du traité que je contractais avec l'administration du théâtre Richelieu.
Aujourd'hui, le ministère juge que la pièce, reçue au Théâtre-Français en 1830, censurée sous les Bourbons, jouée cent fois à la Porte-Saint-Martin, trente fois à l'Odéon, une fois aux Italiens, ne peut être représentée par les comédiens du roi. Un procès entre l'auteur et M. Thiers jugera cette question de droit.
Mais, jusqu'à l'issue de ce procès, je me vois forcée de cesser de paraître dans toute autre pièce.
Je m'empresse, en même temps, de déclarer qu'il n'y a dans mon refus rien qui puisse blesser les auteurs d'une liaison, auxquels je dois personnellement des remerciements pour leurs bonnes relations avec moi.
Agréez, etc. »

                    « Marie Dorval.»

C'était là le côté sérieux et triste de la situation ; puis, lorsqu'elle eut accompli ce devoir envers elle-même – et surtout envers sa famille, dont elle était l'unique soutien – Dorval voulut remercier M. Jay à sa façon, ne doutant point que je ne susse, de mon côté, un jour ou l'autre, le remercier à la mienne.
Je retrouve le fait que je vais raconter consigné dans un album que la pauvre femme me remit en mourant, et que j'ai précieusement conservé :

« Le 28 avril 1834, Antony, pour mes débuts, a été défendu au Théâtre- Français, à la sollicitation ou plutôt sur la dénonciation de M. Antoine Jay, rédacteur du Constitutionnel.
« J'ai eu l'idée de lui envoyer une couronne de rosière. J'ai mis cette couronne dans un carton, avec une petite lettre, le tout attaché par une faveur blanche.
« La lettre contenait ces mots :

Monsieur,
Voici une couronne jetée à mes pieds dans Antony : permettez-moi de la déposer sur votre tête. Je vous devais cet hommage.

          Personne ne sait davantage
          Combien vous l'avez mérité !

                    « Marie Dorval. »

Au-dessous de la signature de cette bonne et chère amie, je retrouve encore les deux lignes et la lettre suivantes :
« M. Jay m'a renvoyé le carton, la couronne et la faveur blanche, avec ce billet :

Madame,
L'épigramme est jolie, et quoiqu'elle porte à faux, elle est de trop bon goût pour que je ne tienne pas à la garder.
Quant à la couronne, elle appartient et la grâce et au talent, et je m'empresse de la remettre à vos pieds.

                    « A. Jay. »
30 avril 1834.

Comme j'en avais prévenu M. Thiers, j'en appelai de sa décision au tribunal de commerce.
L'affaire vint le 2 juin suivant.
Mon ami maître Mermilliod réclama en mon nom la représentation d'Antony, ou douze mille francs de dommages-intérêts. Maître Nouguier, avocat de M. Jouslin de La Salle, offrit, au nom de son client, de jouer Antony, mais à la condition que j'apporterais la mainlevée du ministère de l'intérieur. Maître Legendre, agréé du ministère de l'intérieur, déclina la compétence du tribunal, attendu, dit-il, que les actes de l'autorité administrative ne pouvaient être soumis à l'appréciation de l'autorité judiciaire.
C'était bien simple, comme on voit : le ministère me volait ma bourse ; et, quand je réclamais ma bourse volée, le ministère me disait : « Halte-là, faquin ! je suis trop grand seigneur pour être poursuivi ! »
Heureusement, le tribunal ne se laissa point intimider par les grands airs de maître Legendre, et il ordonna que M. Jouslin de La Salle comparaîtrait en personne à la barre.
L'affaire était remise à quinzaine.
Maintenant, j'ouvre la Gazette des Tribunaux, et je copie.

          Tribunal de Commerce de la Seine.

Présidence de M.Vassal. – Audience du 30 Juin 1834.

Alexandre Dumas contre Jouslin de La Salle.

« Maître Henry Noguier, agréé de la Comédie-Française : – Le tribunal a voulu que les parties vinssent s'expliquer elles-mêmes devant lui. Je demande acte de ce que M. Jouslin de La Salle ne se présente que par déférence pour la justice, mais en protestant contre cette comparution, en tant qu'elle établirait un précèdent qui amènerait M. Jouslin de La Salle à comparaître personnellement dans tous les débats qui pourront concerner la Comédie-Française, et à révéler ses communications avec l'autorité administrative, et de ce que, sous le mérite de cette protestation, le comparant s'en réfère à ses précédente conclusions.
« M. Alexandre Dumas. – Comme demandeur, je donnerai les premières explications. Lorsque le ministre de l'intérieur eut formé le dessein de régénérer ou de réorganiser le Théâtre-Français, il songea d'abord à lui donner un bon directeur, et à appeler, je ne dirai pas des auteurs de talent, mais des auteurs à argent.
« L'intention du ministre était, d'abord, de commencer par rétablir l'ancienne prospérité matérielle du théâtre. Il lui fallait, pour atteindre ce but, avoir des pièces en possession d'attirer le public, et de faire recette, outre la subvention qu'on se proposait de fournir. – M. Thiers se procura un directeur fort intelligent dans la personne de M. Jouslin de La Salle. Il crut aussi devoir recourir à moi, comme jouissant, jusqu'à un certain degré, de la faveur publique. Le ministre me manda donc dans son cabinet, et me proposa de travailler pour le Théâtre-Français, et alla même jusqu'à m'offrir une prime. Je demandai à être traité comme les autres auteurs pour les pièces à venir.
« Je ne demandai d'autre condition à mon consentement que l'obligation de jouer trois de mes anciens ouvrages, Antony, Henri III et Christine. M. Thiers dit qu'il ne connaissait pas Antony, quoique ce drame eût obtenu quatre-vingts représentations ; avait vu Christine, que cette pièce lui avait fait beaucoup de plaisir, et que même il en avait fait, dans le temps, l'objet d'un feuilleton. Ma condition fut acceptée sans aucune restriction. Ainsi j'étais en relation avec le ministre avant que le directeur du Théâtre-Français se fût abouché avec moi. M. Jouslin de La Salle me trouva dans le cabinet de M. Thiers. Ce dernier indiqua les clauses du traité, et chargea M. Jouslin de les mettre par écrit. Conformément aux conventions ainsi arrêtées, Antony fut mis en répétition, et annoncé sur l'affiche.
« Mais, dans cet ouvrage, usant de mon droit d'auteur, j'avais raillé Le Constitutionnel et ses doctrines surannées. Le Constitutionnel, qui, avant 1830, était une sorte de puissance, s'offensa des plaisanteries d'un jeune auteur dramatique, et, dans son courroux, il fulmina un article où il prétendait démontrer qu'Antony était une production immorale, et qu'il était scandaleux d'en permettre la représentation sur le premier théâtre national. La colère du journal n'eût peut-être pas exercé une grande influence sur le ministre de l'intérieur. Mais, à cette époque, MM. Jay et Etienne se trouvaient être les rapporteurs du budget des théâtres. Ces honorables députés, dont la collaboration au Constitutionnel est parfaitement connue, s'imaginèrent que les épigrammes d'Antony les atteignaient personnellement ; dans cette persuasion, ils déclarèrent au ministre qu'ils feraient rejeter le budget théâtral si la pièce satirique n'était pas interdite au Théâtre-Français.
« Antony devait être joué le jour même où ces menaces étaient adressées à M. Thiers. Le ministre envoya à quatre heures du soir, à M. Jouslin de La Salle, l'ordre d'arrêter la représentation. Je fus informé de cette défense quelques heures plus tard. Je reconnais que M. Jouslin de La Salle a agi en bon camarade, et qu'il a fait tout ce qui dépendait de lui pour jouer ma pièce. Le tort ne vient que du ministre, qui a mis Antony à l'index, sans le connaître, ainsi qu'il l'a dit lui-même à la tribune. Cette interdiction ministérielle a été fatale à mes intérêts, car les préfets des départements s'évertuent, à l'instar de leur maître, à frapper ma pièce de prohibition.
« Il n'est plus permis de me jouer même à Valenciennes. M. Jouslin de La Salle m'a offert de me faire représenter telle autre pièce que je voudrais choisir à la place d'Antony, mais ce ne serait pas là exécuter ce qui a été convenu : d'ailleurs, je tiens à la représentation d'Antony, qui est mon ouvrage de prédilection, et celui d'une jeunesse nombreuse qui veut bien me regarder comme son représentant. Sur la foi des promesses du ministre et du traité fait avec M. Jouslin de La Salle, j'ai retiré violemment Antony du répertoire de la Porte-Saint-Martin, où il faisait d'abondantes recettes. Je me suis donc privé des droits d'auteur qui me revenaient journellement. Il est, par conséquent, juste que M. Jouslin me dédommage du préjudice qu'il m'a causé par l'inexécution du contrat. Le ministre ne manquera pas de lui fournir les fonds nécessaires. La pique que j'ai eue avec le Constitutionnel ne doit pas autoriser le directeur du Théâtre-Français, non plus que le ministre, à arrêter la représentation d'une pièce qui est une partie de ma fortune ; ce serait une véritable spoliation. Si M. Thiers n'eût pas entendu traiter avec moi, il ne m'aurait pas appelé douze ou quinze fois chez lui ; il ne serait pas entré dans ces détails de théâtre qui ne peuvent qu'être ridicules pour un ministre. M. Jouslin n'a été évidemment qu'un intermédiaire.
« M. Jouslin de la Salle. – J'ai fait le traité avec M. Alexandre Dumas dans mon cabinet. Le ministre a su que j'avais fait un traité, mais il n'en a pas connu les détails. J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour exécuter la convention. La défense du ministre, arrivée tout à coup, et sans que je l'eusse prévue, a seule empêché l'effet de ma bonne volonté. C'est une force majeure dont je ne saurais être responsable.
« M. Alexandre Dumas. – Ne m'avez-vous pas rencontré chez le ministre ?
« M. Jouslin de La Salle. – Oui, il y a quinze jours.
« Maître Mermilliod. – Le ministre savait qu'Antony faisait partie du répertoire de madame Dorval, et qu'elle devait débuter dans cette pièce.
« M. Alexandre Dumas. – Madame Dorval en a fait l'objet d'une stipulation particulière dans son engagement.
« M. Jouslin de La Salle. – Madame Dorval a été engagée deux ou trois mois avant le traité avec M. Alexandre Dumas. Aucune stipulation ne fut faite alors relativement à Antony. Depuis le traité avec le demandeur, M. Merle, époux de madame Dorval, vint me prier d'ajouter la clause dont on vient de parler ; je ne me refusai pas à cet acte de complaisance, parce que je ne prévoyais pas qu'Antony serait défendu un jour. J'ajoutai la clause au bas de l'engagement dramatique.
« M. Alexandre Dumas. – La clause additionnelle a-t-elle une date particulière. ?
« M. Jouslin de La Salle. – Non.
« Maître Mermilliod. – M. Jouslin de La Salle reçoit une subvention du ministre, et se trouve dans un état de dépendance qui l'empoche de s'expliquer ouvertement.
« M. Jouslin de La Salle. – Je n'ai pas à m'expliquer sur mes rapports avec le ministre ; il y aurait même inconvenance de ma part à le faire ici.
« M. le Président. – Etes-vous tenu, par suite de la subvention que vous recevez, de ne jouer que les pièces qui conviennent au ministre ?
« M. Jouslin de La Salle. – Il ne m'a été imposé aucune obligation de ce genre. Je jouis, à cet égard, de la même liberté que les autres directeurs ; mais, comme eux, je suis tenu de me soumettre aux défenses qui émanent du pouvoir. Il n'y a, entre mes confrères et moi, aucune différence.
« Après ces explications, le directeur du Théâtre-Français sort immédiatement de la salle d'audience.
« M. le président déclare que la cause est mise en délibéré, pour le jugement être rendu à quinzaine. »

Audience du 14 juillet.

« Le tribunal,
« Attendu la connexité, joint les causes.
« Statuant sur le tout par un seul et même jugement ;
« En ce qui touche la demande principale :
« Considérant que, s'il a été jugé par le tribunal que la défense légalement faite par un ministre compétent, et régulièrement notifiée à sa requête à un directeur, de représenter une pièce, comme contraire aux bonnes moeurs et à la morale publique, pouvait être considérée comme un cas de force majeure, et ôter ainsi le recours de l'auteur contre le directeur, le tribunal n'a été appelé à statuer que sur les défenses qui auraient été faites à l'égard de pièces nouvelles dont la représentation aurait paru dangereuse à l'administration ;
« Considérant que, dans le procès actuel, les parties se trouvent dans des positions tout à fait différentes, puisque, à l'égard de la matière, il ne s'agit plus de la représentation d'une pièce nouvelle soumise à la double investigation du public et de l'administration, mais d'un ouvrage qui, dans un répertoire d'un autre théâtre, y aurait eu un grand nombre de représentations sans entraves ni empêchement de la part de l'administration ; qu'à l'égard des personnes, la qualité de Jouslin, directeur d'un théâtre subventionné par le ministre, doit être examinée sous ce rapport particulier ; qu'ainsi les dispositions des jugements précédents ne sont point applicables dans l'espèce ;
« Considérant qu'il résulte des pièces produites, des plaidoiries et explications données à l'audience par les parties elles-mêmes, que le ministre de l'intérieur, dans l'intérêt de la prospérité du Théâtre-Français, avait cru nécessaire de rattacher à ce théâtre le talent d'Alexandre Dumas ; qu'à cet effet, un traité verbal était intervenu entre Jouslin de La Salle et Alexandre Dumas ; que la condition première dudit traité était que la pièce d'Antony serait représentée sur le Théâtre-Français ;
« Considérant que la pièce d'Antony appartenait au répertoire de la Porte- Saint-Martin ; qu'elle y avait été représentée un grand nombre de fois sans entraves ni empêchement de l'autorité ; qu'il est, dès lors, exact de dire que Jouslin de La Salle connaissait toute la portée de l'engagement qu'il prenait avec Alexandre Dumas, et que c'est à ses risques et périls qu'il s'est engagé ;
« Considérant que, si Jouslin de La Salle a cru devoir, sans opposition ni protestation de sa part, se soumettre au simple avis qui lui était donné par le ministre, de la décision prise par lui pour empêcher, à la date du 28 avril, la représentation d'Antony au Théâtre-Français, il ne faut voir dans cette soumission de Jouslin de La Salle qu'un acte de condescendance qui a pu lui être commandé par ses intérêts personnels, et à cause de sa qualité de directeur subventionné, puisqu'il n'a pas cru devoir se pourvoir contre la défense du ministre ; qu'on ne peut reconnaître là, un cas de force majeure ; que cet acte de condescendance de Jouslin de La Salle n'a pu ni dû porter préjudice aux droits d'Alexandre Dumas ; que son traité avec Jouslin de La Salle doit, dès lors, recevoir son exécution, ou se résoudre par des dommages-intérêts ;
« Considérant qu'il appartient au tribunal de déterminer la somme à laquelle Alexandre Dumas peut avoir droit en réparation du tort que lui a causé, jusqu'à ce jour, Jouslin de La Salle par la non-exécution du traité d'entre eux ;
« La fixe à dix mille francs. En conséquence, jugeant en premier ressort, condamne Jouslin de La Salle à payer à Alexandre Dumas ladite somme de dix mille francs pour lui tenir lieu de tous dommages-intérêts.
« Statuant sur le surplus des demandes d'Alexandre Dumas.
« Considérant que ce n'est point à ce dernier à se pourvoir pour faire lever les défenses relatives à la représentation de la pièce d'Antony, mais bien au directeur subventionné, puisqu'il s'est engagé à ses risques et périls ;
« ordonne que, dans le délai de quinzaine, Jouslin de La Salle sera tenu de se pourvoir devant l'autorité compétente pour faire statuer sur l'empêchement mis par le ministre ; sinon et faute de ce faire dans ledit délai, et ce délai passé, dès à présent comme pour lors, par ce présent jugement, et sans qu'il en soit besoin d'autre, condamne Jouslin de La Salle à payer à Alexandre Dumas la somme de cinquante francs par chaque jour de retard ; condamne, en outre, Jouslin de La Salle aux dépens.
« En ce qui touche la demande en garantie de Jouslin de La Salle contre le ministre de l'intérieur :
« Attendu qu'il s'agit de l'appréciation d'un acte administratif se déclare incompétent, renvoie la cause et les parties devant les juges qui doivent en connaître, et condamne Jouslin de La Salle aux dépens de cette demande... »
Nous croyons inutile de faire suivre ce jugement d'aucun commentaire.

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