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Chapitre CCXIII


Ce que c'était que la mère Galop. – Pourgnoi M. Dupont-Delporte était absent. – Comment je me brouillai avec Viardot. – Le quart d'heure de Rabelais. – Providence n° 1. – Le supplice de Tantale. – Un garçon qui n'avait pas lu Socrate. – Providence n° 2. – Un déjeuner pour quatre. – Retour à Paris.

La mère Galop était l'aide de cuisine de M. Dupont-Delporte ; elle servait surtout à faire les courses du château au village, et on l'appelait la mère Galop à cause de la rapidité proverbiale avec laquelle elle accomplissait ces sortes de missions.
Je n'ai jamais su son autre nom, et n'ai jamais eu la curiosité de m'en informer.
La mère Galop avait vu sortir de la cheminée une colonne de fumée près de laquelle celle qui guidait les Hébreux dans le désert n'était qu'une vapeur, et elle était accourue, ne doutant pas que le château de son maître ne fût envahi par une bande de chauffeurs.
Son étonnement fut grand quand elle vit un cuisinier et deux ou trois marmitons embrochant et plumant des volailles.
Elle nous demanda naturellement qui nous étions et ce que nous faisions dans sa cuisine.
Nous lui répondîmes que M. Dupont-Delporte fils, étant sur le point de se marier, et comptant célébrer ses noces au château, nous avait envoyés d'avance, pour prendre possession des cuisines.
Elle en crut ce qu'elle voulut : mon opinion est qu'elle n'en crut pas grand chose ; mais que nous importait ? Elle n'était pas en force.
Nous lui aurions bien montré la lettre de Dupont-Delporte, mais deux raisons nous en empêchèrent : la première, c'est que Bixio la tenait dans sa poche, et l'avait emportée au marché ; la seconde, c'est que la mère Galop ne savait pas lire !
A notre tour, nous interrogeâmes, avec toute l'adresse dont nous étions capables, la mère Galop sur cette absence de toute la famille qui faisait le château désert.
M. Dupont-Delporte père avait été nommé préfet de la Seine-Inférieure, et il avait déménagé en toute diligence depuis une semaine, laissant son château et ce qu'il y restait de mobilier sous la surveillance de la mère Galop.
On voit qu'elle remplissait son mandat en conscience.
L'arrivée de la mère Galop avait son bon et son mauvais côté : c'était un censeur, mais, en même temps, c'était une femme de ménage.
Il en résulta que, moyennant une pièce de cinq francs qui lui fut généreusement octroyée par moi, nous eûmes des assiettes et des serviettes à notre déjeuner.
Bixio et Boulanger arrivèrent comme les poulets accomplissaient leur dernier tour de broche, et comme la mère Galop dressait le canard aux navets.
Une omelette de vingt-quatre oeufs compléta le service.
Puis admirablement lestés, nous nous mîmes en chasse.
Nous n'avions pas tiré quatre coups de fusil, que nous vîmes le garde champêtre accourir en toute hâte.
C'était bien ce que nous espérions ; lui savait lire : il tint pour bonne la lettre de notre sous-lieutenant, se chargea de nous conduire par tout le terroir, et de rassurer la mère Galop, à qui notre métamorphose de cuisiniers en chasseurs avait inspiré quelques craintes superposées sur les anciennes craintes, qui ne s'étaient jamais entièrement calmées.
Un chasseur sans chien – on se rappelle que c'était ma position sociale – est un être très désagréable, attendu que, s'il veut tuer quelque chose, il doit se faire le Pollux, le Pylade ou le Pythias d'un chasseur qui a un chien.
Je commençai par donner la préférence de mon voisinage à Bessas- Lamégie, celui de mes compagnons de chasse avec lequel j'étais le plus lié. Malheureusement, Bessas avait un chien neuf qui faisait ses débuts, et qui en était à sa première ouverture.
Ordinairement, les chiens – le vulgaire du moins – chassent le nez en bas et la queue en l'air. Le chien de Bessas avait adopté le système opposé. Il en résultait qu'il avait l'air de sortir, non pas des mains d'un garde, mais des jambes d'un écuyer ; si bien qu'au bout d'une heure, je conseillai à Bessas de monter son chien en selle, ou de l'atteler, mais de ne plus chasser avec lui.
Tout au contraire, Viardot avait une petite chienne charmante, chassant sous le canon du fusil, arrêtant comme un pieu, et revenant au premier coup de sifflet.
J'abandonnai Bessas, et commençai à jouer avec Viardot, que je connaissais moins, la scène de don Juan et de M. Dimanche.
Au beau milieu de la scène, une compagnie de perdrix partit.
Viardot leur envoya ses deux coups, et en tua une. Je fis comme Viardot ; seulement, j'en tuai deux.
Nous continuâmes de chasser et de tuer dans cette proportion.
Mais, bientôt, j'eus un tort.
Un lièvre partit devant la chienne de Viardot. J'eusse dû donner à celui-ci le temps de lui envoyer ses deux coups, et ne tirer que s'il l'avait manqué.
Je tirai le premier, et le lièvre roula avant que Viardot eût eu le temps de mettre le fusil à l'épaule.
Viardot me regarda de travers. Il y avait de quoi.
Nous entrâmes dans une pièce de trèfle. Je tirai mes deux coups sur deux perdrix qui tombèrent démontées toutes les deux. Le secours d'un chien m'était absolument nécessaire. J'appelai la chienne de Viardot ; mais Viardot appela sa chienne, et Diane, en bête bien dressée, suivit son maître, et ne s'inquiéta aucunement de moi et de mes deux perdrix.
Nul n'est si près de la damnation de son âme qu'un chasseur qui perd une pièce de gibier ; à plus forte raison un chasseur qui perd deux pièces.
J'appelai le chien de Bessas-Lamégie. Roméo vint. – C'était son nom, et sans doute tenait-il par tradition sa tête si droite : il cherchait sa Juliette à tous les balcons. – Roméo vint donc, piaffa, caracola, rua, ne daigna pas s'occuper un instant de mes deux perdrix.
Je jurai tous les saints du paradis : mes deux perdrix étaient perdues, et j'étais brouillé avec Viardot !
Viardot, en effet, nous quitta le lendemain, prétextant à Paris un rendez vous oublié.
Je n'ai pas eu l'occasion de me raccommoder avec lui depuis ce jour-là, et, de ce jour-là, il y a vingt-deux ans. Aussi, comme c'est un charmant esprit avec lequel je ne veux pas rester brouillé plus longtemps, je lui fais ici mes excuses bien humbles et mes amitiés bien sincères.
Le lendemain, ce fut le tour de Bessas de nous quitter. Lui n'avait pas besoin de chercher un prétexte ; son chien lui en fournissait un des plus plausibles.
Je lui donnai de nouveau le conseil de faire entraîner Roméo pour le prochain steeple-chase, et de parier pour lui à la Croix-de-Berny, mais de renoncer à sa collaboration pour la chasse. Je ne sais s'il a suivi mon conseil.
Je restai donc le seul chasseur, et, par conséquent, le seul approvisionneur de la caravane, qui me rendra la justice de dire que, si elle risqua de mourir de faim, ce ne fut pas au château d'Esgligny.
Mais ce fut à Montereau que ce malheur pensa nous arriver à tous.
Nous avions réglé nos comptes avec la mère Galop ; nous avions liquidé notre dette avec le garde champêtre ; nous avions payé aux paysans ces mille contributions qu'ils lèvent sur le chasseur innocent, pour un chien qui a passé à travers un champ de pommes de terre, ou pour un lièvre qui a dégradé un carré de betteraves ; nous étions revenus à Montereau ; nous y avions copieusement soupé ; enfin, nous avions grassement dormi dans d'excellents lits, lorsque, le lendemain, en faisant nos comptes, nous nous aperçûmes qu'il nous manquait quinze francs, le garçon non payé, pour être au pair avec notre hôte.
Ce déficit reconnu, la consternation fut grande. Pas un de nous n'avait la moindre montre, ne possédait la plus petite épingle, n'était à la tête du plus médiocre bijou. Nous nous regardâmes interdits ; chacun de nous savait bien être au fond de sa bourse, mais chacun de nous avait compté sur son voisin.
Le garçon.venait de nous remettre la carte, et rôdait dans la chambre, attendant son argent.
Nous nous retirâmes sur le balcon comme pour prendre l'air. Nous étions logés au Grand Monarque ! - une enseigne magnifique représentait une grosse tête rouge coiffée d'un turban. Nous n'avions pas même la ressource, comme Gérard, à Montmorency, de proposer à notre hôte de lui faire une enseigne !
J'étais sur le point d'avouer naïvement notre embarras à l'hôtelier, de lui offrir mon fusil en gage, lorsque Bixio, arrêtant machinalement les yeux sur la maison en face, jeta un cri.
Il venait de lire ces mots au-dessus de trois cerceaux auxquels cliquetaient des chandelles de bois :

          Carré, Marchand Epicier.

Dans les situations désespérées tout devient un événement.
Nous nous pressâmes autour de Bixio en lui demandant quelle mouche l'avait piqué.
- Ecoutez, dit-il, je ne voudrais pas vous donner de fausses espérances ; mais j'ai été au collège avec un Carré qui était de Montereau. Si le bonheur voulait que le Carré que nous avons là devant les yeux fût mon Carré, je n'hésiterais pas à lui demander les quinze francs qui nous manquent.
- Pendant que tu y seras, dis-je à Bixio, demande-lui-en trente.
- Pourquoi trente ?
- Tu ne comptes pas que nous nous en irons à pied, je suppose ?
- Ah ! mordieu ! c'est vrai. Va pour trente ! Messieurs, faites des voeux pour que ce soit mon Carré ; je cours y voir.
Bixio descendit, et nous demeurâmes pleins d'anxiété sur le balcon ; le garçon attendait toujours.
Bixio sortit de l'hôtel, passa deux ou trois fois sans affectation devant le magasin ; puis, tout à coup, se précipita dans la boutique ! Puis, à travers les vitres transparentes, nous le vîmes serrer entre ses bras un gros garçon en veste ronde et en casquette de loutre.
Le spectacle était si touchant, que les larmes nous en vinrent aux yeux.
Puis nous ne vîmes plus rien : les deux anciens condisciples s'étaient acheminés vers l'arrière-boutique.
Dix minutes après, tous deux sortirent du magasin, traversèrent la rue, et entrèrent à l'hôtel. Il était évident que Bixio avait réussi dans son emprunt ; sans quoi, nous présumâmes que le Rothschild de Montereau n'aurait pas eu l'audace de se montrer après un refus.
Nous ne nous trompions pas.
- Messieurs, dit Bixio en entrant, je vous présente M. Carré, mon ami de collège, lequel, non seulement veut bien nous tirer d'embarras en nous faisant l'avance de trente francs, mais encore nous invite à aller prendre chez lui un verre de cognac ou de curaçao, selon les tempéraments des amateurs.
L'ami de collège fut reçu par des acclamations, Boulanger, que nous avions élu notre caissier, et qui, depuis une demi-heure, jouissait d'une sinécure, régla les comptes avec le garçon, lui donna généreusement cinquante centimes pour le service, et remit, à l'intention du bateau, quatorze francs dix sous dans sa poche. Puis nous nous précipitâmes par les degrés, bien heureux de nous en tirer plus adroitement que le Henri V de M. Alexandre Duval.
Le service que nous venions de recevoir de notre ami Carré – il nous avait demandé notre amitié, et nous nous étions empressés de la lui accorder – ne nous empêcha point de rendre justice à son cassis et à son curaçao ; ils étaient excellents.
Il est vrai que nous prîmes deux verres de chaque liqueur, pour nous assurer qu'elle était de bonne qualité.
Puis, comme l'heure pressait, nous dîmes à notre nouvel ami la phrase consacrée par le roi Dagobert : « Il n'y a si bonne compagnie qui ne se quitte », et nous exprimâmes le désir de nous rendre au bateau.
Carré voulut nous faire jusqu'au bout les honneurs de sa ville natale. Il s'offrit pour nous accompagner. Nous acceptâmes.
Bien nous en prit. Nous avions été mal renseignés sur le tarif des places : il s'en fallait de neuf francs que nous n'eussions la somme nécessaire à notre transport par eau.
Carré tira majestueusement dix francs de sa poche, et les remit à Bixio. – Notre dette avait atteint un maximum de quarante francs.
Il nous restait vingt sous pour notre nourriture à bord du bateau. C'était modeste ; mais, enfin, avec vingt sous entre quatre, on ne meurt pas de faim.
Puis la Providence n'était-elle point là ? L'un de nous ne pouvait-il pas aussi rencontrer son Carré ?
En attendant cette nouvelle manifestation de la Providence, nous serrâmes tour à tour le Carré de Bixio entre nos bras, et nous passâmes du quai sur le bateau.
Il était temps : la cloche sonnait le départ, et le bateau se mettait en mouvement.
Les adieux se prolongèrent tant que nous pûmes nous voir. Carré brandissait sa casquette de loutre, nous agitions nos mouchoirs de poche. Il n'y a rien de tel que les nouvelles amitiés pour être tendres. Enfin, un moment vint où, si visibles que fussent Carré et sa casquette tous deux disparurent à l'horizon.
Nous commençâmes alors nos investigations sur le bateau ; mais, après avoir pris le signalement de chaque passager, nous fûmes obligés de reconnaître que, pour le moment du moins, la Providence nous faisait défaut. Cette certitude amena parmi nous une tristesse d'autant plus grande que chaque estomac, éveillé par l'air apéritif du matin, commençait à réclamer sa nourriture.
Nous entendions autour de nous, comme pour railler notre misère, vingt voix qui criaient :
- Garçon ! deux côtelettes !... Garçon ! un bifteck !.. Garçon ! un thé complet !
Et les garçons accouraient portant les comestibles demandés, et criaient à leur tour en passant devant nous :
- Ces messieurs ne désirent rien ? Ces messieurs ne déjeunent pas ? Ces messieurs sont les seuls qui n'ont rien demandé !
Enfin, impatienté :
- Non, répondis-je ; nous attendons quelqu'un qui doit nous rejoindre à l'escale de Fontainebleau.
Puis, me retournant vers mes compagnons de famine :
- Ma foi ! leur dis-je, messieurs, qui dort dîne : or, qui peut le plus peut le moins, je vais déjeuner en dormant.
Et je m'établis dans un coin.
J'avais déjà, à cette époque, une faculté que j'ai fort perfectionnée depuis : je dors à peu près quand je veux. A peine accoudé dans mon coin, je m'endormis.
Je ne sais depuis combien de temps je me livrais à la trompeuse illusion du sommeil, lorsqu'un garçon, s'approchant de moi, répéta trois fois en suivant une gamme ascendante :
- Monsieur ! monsieur !! monsieur !!!
Je me réveillai.
- Après ? lui dis-je.
- Monsieur a dit qu'il déjeunerait, lui et ses compagnons, avec une personne qu'il attendait à l'embarcadère de Fontainebleau.
- Ai-je dit cela ?
- Monsieur l'a dit.
- Vous en êtes sûr ?
- Oui.
- Eh bien ?
- Eh bien, alors il serait temps que monsieur commandât son déjeuner, vu que nous approchons de Fontainebleau.
- Déjà ?
- Ah ! monsieur a dormi longtemps !
- Vous eussiez bien pu me laisser dormir plus longtemps encore.
- Mais l'ami de monsieur...
- L'ami de monsieur eût trouvé monsieur, dans le cas où il serait venu.
- Mais monsieur n'est donc pas sûr de rencontrer son ami ?
- Garçon, quand vous aurez lu Socrate, vous saurez combien un ami est rare, et combien, par conséquent, on est peu sûr de rencontrer un ami !
- Alors, monsieur pourrait toujours commander le déjeuner pour trois ; si l'ami de monsieur vient, on ajoutera un couvert.
- Vous dites que nous sommes près de Fontainebleau ? répondis-je en éludant la question.
- Dans cinq minutes, nous serons en face du débarcadère.
- Alors je vais voir si mon ami vient.
Et je montai sur le pont, tournant machinalement mes yeux vers le débarcadère.
On en était encore à une trop grande distance pour rien distinguer ; mais, aidé du courant et de la vapeur le bateau descendait assez rapidement.
Peu à peu, les individus groupés sur le rivage se détachèrent les uns des autres. On commença de distinguer les contours, puis la couleur des habits, puis les traits du visage.
Mes regards s'étaient arrêtés presque malgré moi sur un individu qui attendait au milieu de dix autres personnes, et que je croyais reconnaître. Mais c'était si peu probable !... Cependant, il lui ressemblait bien... Si c'était lui, quelle chance !... Non, cela me paraissait impossible... Pourtant, c'était bien sa tournure, sa taille, sa physionomie.
Le bateau approchait toujours.
L'individu qui faisait l'objet de mon attention descendit dans la barque. Le bateau s'arrêta pour recevoir les passagers.
A moitié chemin du bateau, l'individu me reconnut à son tour, et me salua de la main.
- C'est toi ? m'écriai-je.
- Oui, c'est moi, me répondit-il.
J'avais trouvé mon Carré ; seulement, il s'appelait Félix Deviolaine ; et, au lieu d'être pour moi un simple camarade de collège, il était mon cousin.
Je courus à l'échelle, et je me jetai dans ses bras avec autant d'effusion que Bixio s'était jeté dans les bras de Carré.
- Tu es seul ? me demanda Félix.
- Non ; je suis avec Bixio et Boulanger.
- Avez-vous déjeuné ?
- Non.
- Eh bien, je vais déjeuner avec vous ?
- C'est-à-dire que nous allons déjeuner avec toi.
- C'est la même chose.
- Point.
Je lui expliquai alors la différence qu'il y avait pour lui à déjeuner avec nous, ou pour nous à déjeuner avec lui.
Il comprit parfaitement.
Le garçon attendait, la serviette à la main ; le drôle m'avait suivi comme un requin suit un navire affamé.
- Un déjeuner pour quatre ! lui dis-je, et, pourvu qu'il se compose de deux bouteilles de bourgogne, de huit côtelettes, d'un poulet et d'une salade, ajoutez ensuite ce que vous voudrez comme hors-d'oeuvre et entremets.
Le déjeuner nous conduisit jusqu'à Melun.
Le soir, à quatre heures, nous débarquions sur le quai voisin de l'Hôtel de ville, et, le lendemain, je reprenais mes répétitions de Charles VII.

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