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Chapitre CCXX


Eugène Delacroix

Eugène Delacroix avait exposé au salon de 1831 ses Tigres, sa Liberté, sa Mort de l'évêque de Liège.
Remarquez-vous comme la grave et misanthropique figure de Delaroche se trouve bien encadrée entre Horace Vernet, qui est la vie et le mouvement, et Delacroix, qui est le sentiment, l'imagination et la fantaisie ?
Voilà un peintre dans toute la force du terme, à la bonne heure ! plein de défauts impossibles à défendre, plein de qualités impossibles à contester, pour lequel amis et ennemis, admirateurs et détracteurs, peuvent s'égorger en toute conscience. Et tous auront raison : ceux-là d'aimer, ceux-ci de haïr ; les uns d'admirer, les autres de dénigrer.
Donc, bataille ! Delacroix est à la fois un fait de guerre et un cas de guerre.
Nous allons tâcher d'esquisser cette grande et curieuse figure artistique, qui ne ressemble à rien de ce qui a été, et probablement à rien de ce qui sera ; nous allons essayer de donner, par l'analyse de son tempérament, une idée des productions de ce grand peintre, qui tient à la fois de Michel-Ange et de Rubens ; moins bon dessinateur que le premier, moins bon compositeur que le second, mais plus fantaisiste que l'un et l'autre.
Le tempérament, c'est l'arbre ; les oeuvres n'en sont que les fleurs et les fruits.
Eugène Delacroix est né à Charenton, près Paris – à Charenton-les-Fous ; aussi personne, peut-être, n'a fait les fous comme Delacroix : voyez le fou hébété, le fou craintif et le fou colère de La Prison du Tasse.
Il est né en 1798, en plein Directoire. Son père, après avoir été ministre de la Révolution, était préfet à Bordeaux, et allait être préfet à Marseille. Eugène était le dernier de la famille, le culot, comme disent les dénicheurs de nids ; son frère avait vingt-cinq ans de plus que lui ; sa soeur était mariée avant qu'il fût né.
Il est difficile d'avoir une enfance plus accidentée que ne l'a été celle de Delacroix.
A trois ans, il avait été pendu, brûlé, noyé, empoisonné, étranglé ! Il fallait une rude prédestination pour échapper à tout cela.
Un jour, son père, qui était militaire, le prend entre ses deux bras, et l'élève jusqu'à la hauteur de sa bouche ; pendant ce temps, l'enfant s'amuse à se tourner autour du cou la corde à fourrage du cavalier ; le cavalier, au lieu de le déposer à terre, le laisse retomber, et voilà Delacroix pendu !
Heureusement, on desserre à temps la corde à fourrage, et Delacroix est sauvé.
Un soir, sa bonne laisse la bougie allumée trop près de sa moustiquaire ; le vent fait flotter la moustiquaire ; la moustiquaire prend feu ; le feu se communique aux matelas, aux draps, à la chemise de l'enfant, et voilà Delacroix qui brûle !
Heureusement, il crie ; à ses cris, on arrive, et on éteint Delacroix. Il était temps, le dos de l'homme est, aujourd'hui encore, tout marbré des brûlures qui ont corrodé la peau de l'enfant.
Son père, de la préfecture de Bordeaux, passe à celle de Marseille. On donne au nouveau préfet une fête d'installation dans le port ; en passant d'un bâtiment à un autre, le domestique qui porte l'enfant fait un faux pas, se laisse choir, et voilà Delacroix qui se noie !
Heureusement, un matelot se jette à la mer, et le repêche juste au moment où, songeant à sa propre conservation, le domestique vient de le lâcher.
Un peu plus tard, dans le cabinet de son père, il trouve du vert-degris qui sert à laver les cartes géographiques ; la couleur lui plaît : Delacroix a toujours été coloriste ; il avale le vert-de-gris, et le voilà empoisonné !
Heureusement, son père entre, trouve le godet vide, se doute de ce qui s'est passé, appelle un médecin ; le médecin ordonne l'émétique et désempoisonne l'enfant.
Un jour qu'il a été bien sage, sa mère lui donne une grappe de raisin sec ; Delacroix était gourmand : au lieu de manger son raisin grain à grain, il avale la grappe entière ; la grappe lui reste dans la gorge et l'étrangle ni plus ni moins que l'arête de sole étranglait Paul Huet !
Heureusement, sa mère lui fourre la main dans la bouche jusqu'au poignet, rattrape la grappe par la queue, parvient à la retirer, et Delacroix, qui étranglait, respire.
Ce sont, sans doute, ces divers événements qui ont fait dire à l'un de ses biographes qu'il avait eu une enfance malheureuse. Comme on le voit, c'est accidentée qu'il eût fallu dire. Delacroix était adoré de son père et de sa mère, et il n'y a pas d'enfance malheureuse poussant et fleurissant entre ce double amour.
A huit ans, on le met au collège – au lycée impérial. Il y reste jusqu'à dix- sept ans, et y fait de bonnes études, passant ses vacances tantôt près de son père, tantôt près de son oncle Riesener, le peintre de portraits. Chez cet oncle, il voit Guérin. – Toujours la rage de la peinture l'avait poursuivi : à six ans, en 1804, lors du camp de Boulogne, il avait fait, à la craie blanche, sur une planche noire, un dessin représentant la Descente des Français en Angleterre ; seulement, la France était figurée par une montagne ; l'Angleterre par une vallée : c'était la descente en Angleterre. De la mer, il n'en était pas question.
On voit qu'à six ans, les notions géographiques de Delacroix n'étaient pas bien arrêtées. – Il est convenu, entre Riesener et l'auteur de la Clytemnestre et du Pyrrhus, qu'en sortant du collège, Delacroix entrera dans l'atelier de celui-ci.
Il y avait bien quelques difficultés de la part de la famille : le père penchait pour l'administration, la mère pour la diplomatie ; mais, à dix-huit ans, Delacroix perd sa fortune et son père ; il lui reste quarante mille francs et la liberté de se faire peintre.
Alors, il entre chez Guérin, ainsi que c'était convenu, travaille comme un nègre, rêve, compose et exécute son tableau du Dante.
Ce tableau, qui n'est pas le plus mauvais de ceux qu'il a faits – les hommes forts mettent autant, quelquefois plus dans leur première oeuvre que dans aucune autre – ce tableau avait poussé sous les yeux de Géricault.
C'était un chaud soleil, que le regard du jeune maître qui était en train de composer le Naufrage de la Méduse.
Géricault venait souvent voir travailler Delacroix ; la rapidité et la fantaisie de pinceau de son jeune rival, ou plutôt de son jeune admirateur, l'amusaient. Il le regardait par-dessus l'épaule – Delacroix est de petite, et Géricault était de grande taille – ou bien à cheval sur une chaise. Géricault aimait tant les chevaux qu'il se mettait toujours à cheval sur quelque chose.
Le dernier coup de pinceau donné au sombre passage des enfers, on le montra à M. Guérin.
M. Guérin se pinça les lèvres, fronça le sourcil, et fit entendre un petit grognement désapprobateur accompagné d'un signe de tête négatif. Ce fut tout ce que Delacroix en put tirer.
Le tableau fut exposé.
Gérard le vit en passant, s'arrêta court, le regarda longtemps, et, le soir, en dînant avec Thiers – qui faisait ses premières armes en littérature, comme Delacroix en peinture – il dit au futur ministre :
- Nous avons un peintre de plus !
- Qui s'appelle ?
- Eugène Delacroix.
- Qu'a-t-il fait ?
- Un Dante passant l'Achéron avec Virgile. Voyez son tableau.
Le lendemain, Thiers va au Louvre cherche le tableau, le trouve, le regarde à son tour, et sort enchanté.
Il y a un sentiment artistique réel, sinon dans le coeur du moins dans l'esprit de Thiers. Ce qu'il a pu faire pour l'art, il l'a fait, et quand il a mécontenté, blessé, découragé un artiste, la faute en a été à son entourage, à sa famille, à des coteries de salon, et, tout en faisant cette douleur à un artiste, de lui manquer de parole, il eût voulu, au prix d'une douleur éprouvée par lui, épargner à cet artiste celle qu'il lui faisait.
Puis il avait la main, sinon juste, du moins heureuse : c'est lui qui a eu l'idée d'envoyer Sigalon à Rome.
Il est vrai que Sigalon est mort à Rome du choléra ; mais il est mort après avoir envoyé de Rome sa belle copie du Jugement dernier.
Thiers revint donc enchanté du tableau de Delacroix ; il travaillait alors au Constitutionnel. Il fit un splendide article au débutant.
En somme, le Dante n'avait pas soulevé trop de colère. On ne se doutait pas quelle famille de réprouvés l'exilé de Florence traînait après lui !
Le gouvernement acheta le tableau deux mille francs, sur la recommandation de Gérard et de Gros, et le fit transporter au Luxembourg, où il est encore. Vous pouvez le voir, c'est un des beaux tableaux du palais.
Deux ans s'écoulèrent. A cette époque, les expositions n'avaient lieu que tous les deux ou trois ans. Le salon de 1824 s'ouvrit.
Tous les regards étaient tournés vers la Grèce. Les souvenirs de notre jeunesse faisaient de la propagande, et recrutaient hommes, argent, poésies, peintures, concerts. On chantait, on peignait, on versifiait, on quêtait en faveur des Grecs. Quiconque se fût déclaré turcophile eût risqué d'être lapidé comme saint Etienne. Delacroix exposa son fameux Massacre de Scio.
Bon Dieu ! vous qui étiez de ce temps-là, avez-vous oublié les clameurs qui fit pousser cette peinture, qui apparaissait à la fois rude dans sa composition, violente dans sa forme, et, cependant, pleine de poésie et de grâce ? Vous rappelez-vous la jeune fille attachée à la queue d'un cheval ? Comme elle était frêle et facile à briser ! Comme on comprenait qu'au contact des cailloux, au choc des rochers, aux pointes des ronces, tout ce corps s'effeuillerait ainsi que les pétales d'une rose, se disperserait ainsi que des flocons de neige !
Or, cette fois, le Rubicon était passé, la lance jetée, la guerre déclarée. Le jeune peintre venait de rompre avec toute l'école impériale. En franchissant le précipice qui séparait le passé de l'avenir, il avait poussé du pied la planche dans l'abîme, et, eût-il voulu revenir sur ses pas la chose lui était désormais impossible. A partir de ce moment – chose rare, à vingt-six ans ! – Delacroix fut proclamé un maître, fit école, et eut, non pas des élèves, mais des disciples, des admirateurs, des fanatiques.
On chercha qui lui opposer ; on exhuma l'homme qui lui était le plus dissemblable en tous points, pour se rallier autour de lui : on découvrit Ingres ; on l'exalta, on le proclama, on le couronna en haine de Delacroix.
Comme du temps de l'invasion des Huns, des Burgondes et des Wisigoths, on cria aux barbares, on invoqua sainte Geneviève, on adjura le roi, on supplia le pape !
Ingres dut, certes, sa recrudescence de réputation, non point à l'amour et à l'admiration qu'inspiraient ses grisailles, mais à la terreur et à la haine qu'inspirait le pinceau fulgurant de Delacroix.
Tous les hommes au-dessus de cinquante ans furent pour Ingres ; tous les jeunes gens au-dessous de trente ans furent pour Delacroix.
Nous étudierons, nous examinerons, nous apprécierons Ingres à son tour, qu'on soit tranquille ! Son nom, jeté là en passant, n'y demeurera pas enfoui ; seulement, nous prévenons d'avance – que nos lecteurs se le tiennent pour dit, et que notre jugement ne soit pris que pour ce qu'il vaut – nous prévenons que ni l'homme ni le talent ne nous sont sympathiques.
Thiers, au reste, ne manqua pas plus à l'auteur du Massacre de Scio qu'il n'avait manqué à l'auteur du Dante. Un article non moins louangeur que le premier, et tout surpris de se trouver dans les colonnes du classique Constitutionnel, vint en aide à Delacroix dans cette mêlée où, comme au temps de L'Iliade, les dieux de l'art ne dédaignaient pas de combattre ainsi que de simples mortels.
Le gouvernement eut en quelque sorte la main forcée par Gérard, Gros et M. de Forbin. Ce dernier, au nom du roi, acheta le Massacre de Scio six mille francs pour le musée du Luxembourg.
Géricault mourut comme Delacroix venait de toucher ses six mille francs. – Six mille francs ! C'était une fortune. – La fortune passa à acheter des esquisses à la vente de l'illustre défunt, et à faire un voyage en Angleterre.
L'Angleterre est le pays des belles collections particulières : les immenses fortunes de certains gentlemen leur permettent – que ce soit par mode ou véritable sentiment de l'art – de satisfaire leur goût pour la peinture.
Delacroix se crut encore à l'ancien musée Napoléon, au musée de la conquête qu'avait anéanti 1815 il nagea en pleine Flandre et en pleine Italie.
C'était une merveilleuse chose, que cet ancien musée où s'étaient donné rendez-vous les chefs-d'oeuvre de toute l'Europe, et au milieu duquel les Anglais faisaient rôtir leurs viandes saignantes après Waterloo.
Ce fut dans cette période de prospérité – le bruit, en art, est toujours de la prospérité : s'il n'amène pas la fortune, il satisfait l'orgueil, et l'orgueil satisfait donne, certes, des jouissances plus vives que la fortune acquise ! – ce fut dans cette période de prospérité, disons-nous, que Delacroix fit son premier Hamlet, son Giaour, son Tasse dans la prison des fous, La Grèce sur les ruines de Missolonghi et Marino Faliero.
J'ai acheté les trois premiers tableaux ; ils sont encore aujourd'hui des plus beaux qu'ait faits Delacroix.
La Grèce fut achetée par un musée de province.
Marino Faliero eut une singulière destinée. La critique s'acharna contre ce tableau. Delacroix l'eût donné, à cette époque, pour quinze ou dix-huit cents francs : personne n'en voulut. Lawrence le vit l'apprécia, en eut envie, et allait l'acheter, quand il mourut. – Le tableau resta dans l'atelier de Delacroix.
En 1836, j'entrais chez le prince royal comme il allait envoyer à Victor Hugo, en remerciement d'un volume de poésies adressé par le grand poète à madame la duchesse d'Orléans, je ne sais quelle tabatière ou quelle bague en diamants. Il me montra l'objet en question, et m'annonça sa destination, en me laissant entrevoir que j'étais menacé du pareil.
- Oh ! monseigneur, par grâce ! lui dis-je, n'envoyez à Hugo ni bague ni tabatière.
- Pourquoi cela ?
- C'est ce que tout autre prince ferait, et monseigneur le duc d'Orléans, mon duc d'Orléans, à moi, n'est pas tout autre : il est lui, c'est-à-dire un homme d'esprit, un homme de coeur, un artiste.
- Que voulez-vous donc que je lui envoie ?
- Décrochez un tableau de votre galerie, peu importe lequel, pourvu qu'il ait appartenu à Votre Altesse. Faites mettre au bas : « Donné par le prince royal à Victor Hugo », et envoyez-lui cela.
- Eh bien, soit ! Mieux encore : cherchez-moi, chez un peintre de vos amis, un tableau qui puisse plaire à Hugo ; achetez-le, faites-le-moi apporter, et je le lui donnerai. Il y aura ainsi deux contents au lieu d'un : le peintre à qui je l'achèterai, le poète à qui je le donnerai.
- J'ai votre affaire, monseigneur, dis-je au prince.
Je pris mon chapeau, et sortis tout courant. Je pensais au Marino Faliero de Delacroix.
Je traversai les ponts, je montai les cent dix-sept degrés de l'atelier de Delacroix, qui logeait alors quai Voltaire, et je tombai dans son atelier tout essoufflé.
- Vous voilà ! me dit-il. Pourquoi diable avez-vous monté si vite ?
- J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
- Bon ! fit Delacroix. laquelle ?
- Je viens vous acheter votre Marino Faliero.
- Ah ! dit-il d'un air plus contrarié que satisfait.
- Tiens ! cela n'a pas l'air de vous réjouir !
- Est-ce pour vous que vous voulez l'acheter ?
- Si c'était pour moi, combien vaudrait-il ?
- Ce que vous auriez envie d'en donner : deux mille francs, quinze cents francs, mille francs.
- Non, ce n'est pas pour moi ; c'est pour le duc d'Orléans. Combien pour le duc d'Orléans ?
- Quatre mille, cinq mille, six mille francs, selon l'endroit de la galerie où il sera placé.
- Ce n'est pas pour lui.
- Pour qui ?
- C'est pour faire un cadeau.
- A qui ?
- Je ne suis pas autorisé à vous le dire ; je suis seulement autorisé à vous offrir six mille francs.
- Mon Marino Faliero n'est pas à vendre.
- Comment, il n'est pas à vendre ? Mais vous vouliez tout à l'heure me le donner pour mille francs ?
- A vous, oui.
- Au prince pour quatre mille !
- Au prince, oui ; mais au prince ou à vous seulement.
- Pourquoi cette préférence ?
- A vous, parce que vous êtes mon ami ; au prince, parce que c'est un honneur d'avoir sa place dans la galerie d'un artiste royal aussi éclairé qu'il l'est ; mais à tout autre que vous deux, non.
- Oh ! la singulière idée !
- Que voulez-vous ! c'est la mienne.
- Mais, enfin, vous avez une raison !
- C'est probable.
- Vous vendriez tout autre tableau dont on vous donnerait le même prix ?
- Tout autre, mais pas celui-là.
- Et pourquoi pas celui-là ?
- Parce qu'on m'a tant dit qu'il était mauvais, que je l'ai pris en affection, comme une mère prend en affection un pauvre enfant chétif, malingre, contrefait. Dans mon atelier, il m'a – pauvre paria qu'il est ! pour le regarder en face si on le regarde de travers, pour le consoler si on l'humilie, pour le défendre si on l'attaque. Chez vous, il eût eu, sinon un père, du moins un tuteur ; car, si vous l'achetiez, vous qui n'êtes pas riche, c'est que vous l'aimeriez. Chez le prince, à défaut de louanges sincères, il eût eu celles des courtisans : « La peinture était bonne, puisque monseigneur l'a achetée... Monseigneur est trop artiste, trop connaisseur pour se tromper... C'était la critique qui avait fait erreur, la vieille sorcière ! l'abominable sibylle ! » Mais, chez un étranger, chez un indifférent à qui il n'aura rien coûté, qui n'aura aucune raison de prendre son parti, non, non, non. – Mon pauvre Marino Faliero, sois tranquille, tu n'iras pas là !
Et j'eus beau prier, supplier, insister, Delacroix tint bon. Sûr de ne pas être désavoué par le duc d'Orléans, j'allai jusqu'à huit mille francs.
Delacroix refusa obstinément. Le tableau est encore dans son atelier. Voilà l'homme, ou plutôt voilà l'artiste !
Au salon de 1826, qui dura six mois, et qui eut trois renouvellements, Delacroix exposa un Justinien et un Christ au jardin des oliviers merveille de douleur et de tristesse que vous pouvez voir rue Saint-Antoine, dans l'église Saint-Paul, en entrant à gauche. Je ne manque jamais, pour mon compte, d'entrer dans cette église quand je passe par là, et de faire à la fois, devant ce tableau, ma prière de chrétien et d'artiste.
Tout cela, au reste, était sage ; et, comme ce n'était que beau, et non bizarre, cela ne fit pas grand bruit. On dit bien que le Justinien avait l'air d'un oiseau, et le Christ... je ne sais plus de quoi ; on se battit plutôt sur le dos du passé que sur celui du présent. Mais, tout à coup, au dernier renouvellement, arrive... quoi ? Devinez... Vous ne vous rappelez pas ?
- Non.
- Le Sardanapale.
- Ah ! c'est vrai !
Pour le coup, ce fut un tolle général.
Le roi d'Assyrie, coiffé du bandeau, vêtu de la robe royale, était assis au milieu des vases d'argent, des aiguières d'or, des colliers de perles, des bracelets de diamants, des trépieds de bronze, avec sa favorite la belle Mirrha, sur un bûcher qui semblait près de glisser et de tomber sur le public. Tout autour du bûcher, les femmes du monarque d'orient se tuaient, tandis que des esclaves amenaient et égorgeaient ses chevaux.
L'attaque fut si violente, la critique avait tant de choses à reprocher à cette toile gigantesque – une des plus grandes, sinon la plus grande du salon – que l'attaque étouffa la défense : les fanatiques essayèrent bien de se réunir en bataillon carré autour du chef ; mais l'Académie elle-même, la vieille garde classique, chargea à fond ; les malheureux partisans du Sardanapale furent enfoncés, dispersés, taillés en pièces ! Ils disparurent comme une trombe, s'évanouirent comme une fumée, et, pareil à Auguste, Delacroix redemanda en vain ses légions ! Thiers lui-même était caché, on ne savait pas où.
L'auteur du Sardanapale – il va sans dire que Delacroix n'était plus l'auteur du Dante, l'auteur du Massacre de Scio, l'auteur de La Grèce sur les ruines de Missolonghi, l'auteur du Christ au jardin des Oliviers ; non, Delacroix n'était plus que l'auteur du Sardanapale ! – l'auteur du Sardanapale demeura cinq ans sans commande.
Enfin, en 1831, il venait, comme nous l'avons déjà dit, d'exposer ses Tigres, sa Liberté et son Assassinat de l'évêque de Liège, et, autour de ces trois oeuvres des plus remarquables, commença à se rallier ce qui avait survécu à la dernière défaite.
Le duc d'Orléans acheta l'Assassinat de l'évêque de Liège, et le gouvernement, la Liberté. Les Tigres restèrent à l'auteur.

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