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Chapitre CCXXI


Les trois portraits dans le même cadre.

Maintenant – si j'en juge par moi-même du moins – après l'appréciation de l'oeuvre des hommes supérieurs, ce qui, en eux, éveille le plus la curiosité, c'est leur manière de travailler. Il y a des musées où l'on peut étudier toutes les phases de la gestation humaine, des serres où l'on peut, presque à l'oeil nu, suivre le développement des plantes et des fleurs. N'est-il pas aussi curieux, dites-moi, d'assister aux divers phénomènes du travail de l'intelligence ? Et croyez-vous qu'il n'y ait pas un intérêt égal à voir ce qui se passe dans le cerveau de l'homme, surtout si cet homme est, en peinture, Vernet, Delaroche ou Delacroix ; en science, Arago, Humboldt ou Berzélius ; en poésie, Goethe, Hugo ou Lamartine, de regarder, à travers un globe de verre, ce qui se passe dans une ruche d'abeilles ?
Un jour, je disais à un de mes amis misanthrope que, parmi les cerveaux des animaux, celui qui se rapprochait le plus du cerveau de l'homme était le cerveau de la fourmi.
- Ce que vous me dites là n'est pas poli pour la fourmi ! me répondit le misanthrope.
Je ne suis pas tout à fait du même avis que mon ami, et je crois, au contraire, que le cerveau de l'homme est, de tous les cerveaux, le plus curieux à examiner.
Or, comme c'est le cerveau – jusqu'à présent, du moins, on s'est arrêté là, faute de mieux – comme c'est le cerveau qui crée la pensée, la pensée qui commande le mouvement, et le mouvement qui produit le fait, nous pouvons dire hardiment qu'étudier les caractères, et regarder les oeuvres qui sont les productions du tempérament, c'est étudier le cerveau.
Nous avons dit ce qu'était Horace Vernet, comme aspect physique : petit, mince, leste, agréable à voir, bon à entendre, avec ses cheveux rares, ses sourcils épais, ses yeux bleus, son nez long, sa bouche souriante sous de longues moustaches, et sa royale taillée en pointe.
C'est, avons-nous ajouté, la vie et le mouvement.
Vernet sera, en effet, à la fin de sa carrière, l'un des hommes qui auront le plus vécu, et, le jour où il s'arrêtera, l'un des hommes qui auront le plus marché : grâce à la poste, aux chevaux, aux dromadaires, aux bateaux à vapeur, aux chemins de fer, il a, certes, fait aujourd'hui, c'est-à-dire à soixante-cinq ans, plus de chemin que le Juif errant ! – Il est vrai que le Juif errant va à pied, ses cinq sous ne lui permettant pas la locomotion rapide, et sa fierté se refusant à la locomotion gratuite. – Vernet, disons-nous, a déjà fait, à cette heure, plus de chemin que le Juif errant n'en a fait depuis mille ans ; son travail lui-même est une espèce de voyage : nous lui avons vu peindre La Smala avec un échafaudage montant jusqu'au plafond, des terrasses s'étendant dans toute la longueur de la salle ; c'était curieux de le voir, allant, venant, montant, descendant, ne s'arrêtant, à chaque station, que cinq minutes, comme on ne s'arrête à Creil que dix minutes, comme on ne s'arrête à Valenciennes qu'une demi-heure ; et, au milieu de tout cela, bavardant, fumant, faisant des armes, montant à cheval, à mulet, à chameau, en tilbury, en droschky, en palanquin, racontant ses voyages, en projetant d'autres, et, d'impalpable, enfin, devenant presque invisible : c'est une flamme, une eau, une fumée comme Protée !
Puis il y a encore une curiosité avec Vernet : c'est qu'il part pour Rome, comme il partirait pour Saint-Germain ; pour la Chine, comme il partirait pour Rome. J'ai été six ou sept fois chez lui ; la première fois, il y était : la chose m'a alléché ; la seconde, il était au Caire ; la troisième, à Pétersbourg ; la quatrième, à Constantinople ; la cinquième, à Varsovie ; la sixième, à Alger.
La septième – c'était avant-hier – je l'ai trouvé à l'Institut, arrivant de courir les chasses de Fontainebleau, et se donnant un jour de repos en blaireautant, d'une manière aussi sûre et aussi fraîche que lorsqu'il avait trente ans, un petit tableau de dix-huit pouces, représentant un Arabe à califourchon sur un âne ayant pour housse une peau de lion encore sanglante, et qui vient d'être enlevée au corps de l'animal. L'âne traverse, insoucieux du terrible fardeau qu'il porte, un ruisseau qu'on entend presque gazouiller sur les cailloux ; l'homme, la tête en l'air regarde, avec distraction, le ciel bleu qui transparaît à travers les feuilles et les fleurs aux couleurs ardentes, rampant aux troncs des arbres, et retombant comme des cornets de nacre ou des cocardes de pourpre.
Cet Arabe, Vernet l'a rencontré ainsi, calme et insoucieux sur son âne, venant de tuer et de dépouiller ce lion.
Voici comment la chose était arrivée :
L'Arabe labourait un petit champ voisin d'un bois – un bois est toujours un mauvais voisinage en Algérie – sa femme était assise à vingt pas de lui, avec son enfant. Tout à coup, la femme poussa un cri... Elle avait un lion à côté d'elle.
L'Arabe s'élança sur son fusil ; mais la femme lui cria :
- Laisse-moi faire !
Je me trompe, ce n'est point la femme, c'est la mère qui lui cria cela.
Il laissa faire la mère. Celle-ci prit son enfant, le mit entre ses jambes, et, se tournant vers le lion :
- Ah ! lâche ! lui dit-elle en lui montrant le poing, tu viens attaquer une femme et un enfant sans défense ! Tu crois me faire peur ; mais je te connais. Va donc attaquer un peu mon mari, qui est là-bas, et qui a un fusil... Vas-y donc ! Mais tu n'oses pas ; tu es un misérable, et c'est toi qui as peur ! Va-t'en, chacal ! Va-t'en, loup ! Va-t'en, hyène ! Tu as pris la peau d'un lion, mais tu n'es pas un lion !
Le lion s'était retiré.
Par malheur, en se retirant, il avait rencontré la mère de l'Arabe, qui lui apportait son dîner. Il s'était jeté sur la vieille femme, et avait commencé de la manger.
Aux cris de sa mère, l'Arabe était accouru avec son fusil, et, tandis que le lion faisait tranquillement craquer les os et les chairs sous sa dent, il avait introduit le bout du canon de son fusil dans l'oreille de l'animal, et l'avait tué raide.
Au reste, l'Arabe n'en paraissait pas plus triste pour être orphelin, et pas plus ému pour avoir tué le lion.
Vernet me racontait cela, tout en mettant les dernières touches à son tableau, qui doit être fini à cette heure.
Ce n'est point ainsi que travaille Delaroche ; ce n'est point cette vie aventureuse qu'il mène : lui n'a pas trop de temps pour son travail. C'est que, pour Delaroche, le travail est une constante étude, et non pas un jeu. Il n'est pas né peintre comme Vernet ; il n'a pas joué, tout enfant, avec des pinceaux et des crayons, il a appris à dessiner et à peindre, tandis que Vernet n'a rien appris de tout cela.
Delaroche est un homme de cinquante-six ans, aux cheveux plats, autrefois noirs, aujourd'hui grisonnants, au front large et découvert aux yeux noirs plus intelligents qu'animés, sans barbe ni favoris. Sa taille est moyenne, bien prise, élégante même ; ses mouvements sont lents, sa parole froide ; paroles et mouvements, on le sent très bien, sont soumis à la réflexion, et, au lieu d'être instantanés comme chez Vernet, ne viennent en quelque sorte qu'à la suite de la pensée.
Autant la vie de Vernet est turbulente, mouvementée et pareille à la feuille qui, sans résistance, se laisse emporter au premier vent, autant la vie de Delaroche, abandonné à son libre arbitre, serait calme et sédentaire. Chaque fois que Delaroche a fait un voyage – et Delaroche a peu voyagé, je crois – c'est qu'une nécessité le forçait de quitter son atelier ; c'est qu'un besoin sérieux, réel, artistique, l'appelait là où il allait. Où il va, il s'arrête, se replante, reprend racine, et a autant de peine à revenir qu'il a eu de peine à aller.
Dans son travail, rien non plus qui ressemble à celui de Vernet.
Vernet sait tous ses bonshommes par coeur, depuis l'aigrette du shako jusqu'au bouton de la guêtre. Il a si souvent vécu sous la tente, que la tente, ses cordages, ses piquets lui sont familiers ; il a tant vu de chevaux, il en a tant monté, et en a tant fait, qu'il connaît tous les harnachements, depuis la rude peau de mouton du Baskir jusqu'à la housse brodée et constellée de pierreries du pacha. Il n'a donc, quelque chose qu'il fasse, presque pas besoin d'études préparatoires. A peine fait-il un croquis à la plume : Constantine lui a coûté une heure de travail ; la Smala, une journée. Ce qu'il ne sait pas, d'ailleurs, il le devine.
Il n'en est point ainsi de Delaroche. Delaroche cherche longtemps, tâtonne beaucoup, compose lentement ; Vernet n'étudie qu'une chose, la localité, c'est pour cela qu'ayant peint à peu près tous les champs de bataille de l'Europe et de l'Afrique, il est toujours par monts et par vaux, par chemins de fer et par bateaux à vapeur.
Delaroche, au contraire, étudie tout : draperies, vêtements, chair, jour, lumière, demi-teinte ; tous les effets de Delaroche sont cherchés, calculés, préparés ; ceux de Vernet sont trouvés du premier coup. Quand Delaroche rêve un tableau, tout est rnis à contribution par lui, la Bibliothèque pour les gravures, les musées pour les tableaux, les magasins de fripiers pour les draperies ; il se fatigue en croquis, s'épuise en ébauches, et met souvent dans une esquisse le plus pur de son talent. Il résulte de cette fatigue préparatoire une certaine lourdeur dans le tableau, laquelle, du reste, au lieu d'être un défaut, est, aux yeux des gens laborieux, une qualité.
Delaroche, comme tous les hommes de transition, devait avoir de grands succès, et les a eus. Pendant les expositions de 1826, de 1831, de 1834, il n'y avait pas un bourgeois qui, avant de se risquer au salon, ne demandât : « M. Delaroche a-t-il exposé ? »
Mais, du moment où, anneau intermédiaire, il eut joint la peinture classique à la peinture romantique, le passé à l'avenir, David à Delacroix, on fut injuste envers lui, comme on l'est envers tous les hommes de transition.
Au reste, Delaroche n'expose plus ; à peine même travaille-t-il aujourd'hui. Il a fait une composition de premier ordre, son hémicycle du palais des Beaux-Arts, et cette composition, qui, en 1831, eût fait courir tout Paris, a déplacé tout au plus les artistes.
Pourquoi ? Le talent de Delaroche a-t-il faibli, depuis l'époque où l'on faisait queue devant ses tableaux, où l'on se battait devant ses peintures ? Non, au contraire, il a grandi, il s'est élevé, il est devenu magistral. Mais, que voulez-vous ! j'ai comparé Paul Delaroche à Casimir Delavigne, et ce qui arriva au poète arrive au peintre ; seulement, il y a cette différence que le génie du poète avait faibli, tandis que celui du peintre non seulement est resté le même, mais encore a constamment progressé.
A l'heure qu'il est, il faut être des meilleurs amis de Delaroche pour avoir le droit d'entrer dans son atelier.
D'ailleurs, Delaroche n'est plus même à Paris : il est à Nice ; il se dit souffrant.
Chaud soleil, belles nuits étoilées, atmosphère étincelante de lucioles, guérissez l'âme, et le corps sera bientôt guéri !...
Delacroix n'a aucune ressemblance physique avec ses deux rivaux.
Il est de la taille de Vernet, presque aussi mince que lui, très propre, très élégant, très coquet. Il a cinquante-cinq ans, les cheveux, les favoris et les moustaches noirs comme à trente ; les cheveux ondulent naturellement, les poils de la barbe sont rares, la moustache est un peu hérissée, et ressemble à deux pincées de tabac à fumer. Le front est large, bombé, terminé à sa base par deux sourcils épais, recouvrant des yeux petits, qui étincellent pleins de flamme entre deux longues paupières noires ; la peau est brune, bistrée, mobile, se plissant comme celle du lion ; les lèvres sont épaisses, sensuelles, promptes au sourire et, en souriant, découvrent des dents blanches comme des perles. Tous ses mouvements sont vifs, rapides, accentués ; sa parole peint, ses gestes parlent ; son esprit est subtil, discuteur, prompt à la repartie ; il aime la lutte, et s'y déploie étincelant d'aperçus nouveaux, justes, brillants ; à côté d'un talent hasardeux, plein de caprices, rempli d'écarts, il est sage, sobre de paradoxes, classique même ; on dirait que la nature, qui tend à tout équilibrer, le place comme un habile cocher, bride en main, pour retenir ces deux chevaux fougueux qu'on appelle, l'un l'Imagination, l'autre la Fantaisie. Parfois cet esprit déborde ; aussitôt la parole ne lui suffit plus ; la main quitte le pinceau, inhabile à rendre la théorie qu'elle veut défendre, et prend la plume. Alors, ceux dont c'est l'état de faire de la phrase, du style, de l'appréciation, s'étonnent de cette facilité du peintre à construire la phrase, à mener son style, à développer ses appréciations ; on oublie le Dante, le Massacre de Scio, l'Hamlet, le Tasse, le Giaour, l'Evêque de Liège, les Femmes d'Alger, les fresques de la Chambre des députés, le plafond du Louvre ; on regrette que cet homme qui écrit si bien, si facilement, si correctement, n'écrive pas. Puis, tout à coup, on se rappelle que beaucoup peuvent écrire comme Delacroix, mais que nul ne saurait peindre comme lui, et l'on est près de lui arracher la plume de la main avec un mouvement de terreur.
Quant au travail, Delacroix tient le milieu, comme question de rapidité, entre Vernet et Delaroche : il travaille ses esquisses plus que le premier, moins que le second. Il a sur tous deux une incontestable supériorité de couleur, mais une notable infériorité de forme. Comme teinte, il voit violet ; comme forme, il voit plutôt laid que beau ; mais sa laideur est toujours poétisée par un profond sentiment. Tout au contraire de Delaroche, ce sont les extrêmes qui le séduisent. Ses luttes sont terribles, ses combats acharnés ; tout ce que le corps a de souplesse, de force et même d'exagération dans ses mouvements, il le traduit sur la toile, et y ajoute encore parfois, comme un vernis étrange, et qui augmente les qualités vivantes de son tableau, une certaine impossibilité anatomique dont il ne s'inquiète nullement. Ses combattants combattent véritablement, s'étreignent, se mordent, se déchirent, se hachent, se pourfendent, se broient ; ses épées sont ébréchées, ses haches sanglantes, ses masses moites de cervelles broyées. Voyez la Bataille de Taillebourg, et vous aurez une idée de ce terrible génie : on entend les hennissements des chevaux, les cris des hommes, le froissement du fer. Vous la trouverez dans la grande galerie de Versailles ; et, quoique Louis-Philippe ait fait rogner la toile de six pouces sur ses quatre côtés, parce que la mesure avait été mal donnée, cette toile, toute mutilée qu'elle est, déshonorée même au lit de Procuste de M. Fontaine, est restée une des plus belles, la plus belle peut-être de toute la galerie.
En ce moment, Delacroix fait un plafond à l'hôtel de ville. Il sort de chez lui avec le jour et n'y rentre qu'à la nuit. – Delacroix appartient à cette rude famille de travailleurs qui a donné Raphal et Rubens. – Rentré chez lui, il prend une plume, et fait des croquis. Autrefois, Delacroix allait beaucoup dans le monde, où il avait de grands succès comme homme ; une maladie du larynx l'a rendu casanier.
Hier, j'ai été le voir à minuit.. Il était en robe de chambre, le cou enveloppé d'une cravate de laine, dessinant près d'un grand feu qui faisait à la chambre une température de trente degrés.
Je lui demandai à voir son atelier aux lumières. Nous passâmes dans un corridor encombré de dahlias, d'agapanthes et de chrysanthèmes ; puis nous entrâmes dans l'atelier.
L'absence du maître, qui, depuis six mois, travaille à l'autre bout de Paris, s'y faisait sentir ; et, cependant, il y avait quatre toiles étincelantes ; deux représentant des fleurs, deux représentant des fruits. Je crus, de loin, que c'étaient des tableaux empruntés par Delacroix à Diaz. – Voilà pourquoi il y avait tant de fleurs dans l'antichambre.
Puis, après les fleurs, nouvelles pour moi, je vis une foule d'anciens amis pendus aux murailles : des Chevaux anglais qui se mordent dans une prairie, un Grec qui traverse un champ de bataille au galop, le fameux Marino Faliero – compagnon fidèle des tristesses du peintre, quand le peintre a un moment de tristesse – enfin, seul, dans un petit cabinet, à côté du grand atelier, une scène de Gtz de Berlichingen.
Nous nous quittâmes à deux heures du matin.

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