Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre CCXXXV


Réponse et protestation de M. Gaillardet. – Frédérick et le rôle de Buridan. – Transaction avec M. Gaillardet. – Première représentation de « La Tour de Nesle ». – La pièce et ses interprètes. Le lendemain d'un succès – M. ***. – Un « bon » procès en perspective. – Caprice de George. – Le directeur, l'auteur et le collaborateur.

Mon étonnement fut grand quand je reçus de M. Gaillardet une réponse qui, au lieu d'un remerciement, était une protestation.
M. Gaillardet m'écrivait que la pièce était à lui seul, lui appartenait en propre ; qu'il n'avait jamais entendu et n'entendait jamais avoir de collaborateur.
J'avoue que les bras me tombèrent. La pièce, de l'avis de tout le monde, était injouable telle qu'elle était, et Janin y avait renoncé, reconnaissant tout haut qu'il ne savait qu'y faire pour la rendre meilleure.
Je courus chez Harel. Je ne lui avais pas demandé la communication du traité, et l'avais cru sur parole. Je l'accusai de m'avoir trompé.
Il tira alors le traité de son bureau, et me le fit lire.
Voici quel en était le texte :

« Entre MM. Gaillardet et Jules Janin d'une part ;
Et M. Harel, directeur de la Porte-Saint-Martin, d'autre part ;
Il a été convenu ce qui suit :
MM. Gaillardet et Jules Janin remettent et cèdent à M. Harel, pour être joué sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, un drame en cinq actes intitulé la Tour de Nesle.
M. Harel reçoit l'ouvrage, et le fera représenter très incessamment.
Fait double à Paris, le 29 mars 1832.

                    Signé : F. Gaillardet, Janin, Harel »

Puisque MM. Janin et Gaillardet remettaient et cédaient conjointement leur drame, c'est que M. Gaillardet avait un collaborateur, et que ce collaborateur s'appelait M. Janin.
Or, il avait toujours un collaborateur ; seulement, ce collaborateur ne lui enlevait pas la moitié de ses droits, et ne s'appelait plus ni M. Janin ni autrement, puisqu'il n'était pas nommé.
Je ne puis croire que ce fût la personne de Janin qui fût regrettée par M. Gaillardet ; car lui-même, ainsi qu'on le verra, écrivit plus tard que Janin lui avait été subrepticement imposé.
Harel n'eut point de peine à me convaincre qu'il était dans le droit de m'apporter le drame de M. Gaillardet, puisque le drame lui était remis et cédé.
Le drame n'eût point été refait par moi, et eût été à refaire, que je ne me fusse certes pas mis à l'oeuvre ; mais c'était chose faite en conscience et de bonne foi. Le salut du théâtre, ruiné par les émeutes et le choléra, reposait entièrement sur l'ouvrage. Je fus le premier d'avis qu'il fallait attendre l'arrivée de M. Gaillardet.
Depuis la livraison du premier tableau, d'ailleurs, la pièce était en répétition.
Or, dès les premières répétitions, un incident assez étrange s'était produit.
Les deux rôles principaux avaient été distribués à George et à Frédérick ; mais, je l'ai dit, le choléra faisait rage.
Frédérick, qui était venu écouter la lecture du premier acte, et qui avait emporté le rôle, avait peur du choléra ; il se tenait à la campagne, et, malgré les billets de répétition, ne donnait pas signe de vie.
Frédérick, homme d'un talent, capricieux, violent, emporté, a naturellement dans le caractère de l'emportement, de la violence, du caprice.
C'est le Kean français.
Harel ne pouvait attendre ni la fin de la peur de Frédérick, ni la fin du choléra. Il songea à remplacer l'artiste qui s'obstinait à rester absent. Il jeta les yeux autour de lui.
Bocage était sans engagement : il traita avec Bocage.
Bocage prit son rôle, s'engagea à répéter envers et contre tous les choléras de la terre, rentra chez lui, et se mit à l'étude. Le lendemain, il arrivait au théâtre sans manuscrit : il savait son premier tableau.
Le bruit de ce qui s'était passé arriva à Frédérick ; il accourut. Je n'ai jamais vu de désespoir pareil au sien.
Frédérick est un grand artiste, artiste de talent et de coeur. Il était blessé à la fois dans son coeur et dans son talent. Il offrit jusqu'à cinq mille francs à Bocage pour que celui-ci lui rendît son rôle, Bocage s'y refusa, et le rôle resta à Bocage.
Ce fut alors une belle chose que votre douleur, Frédérick, et je ne l'oublierai jamais !
Les répétitions continuèrent avec Bocage et mademoiselle George.
Un jour, Harel, qui demeurait alors rue Bergère, m'envoya chercher.
M. Gaillardet venait d'arriver, et voici sous quelle impression j'emprunte la chose à lui-même, tant je désire rester en dehors du débat :

«... Je pars, et, avant de descendre chez moi, j'entre en habit de voyage chez M. Harel.
- Je suis un homme ruiné ! me dit-il. Je vous ai trompé, c'est vrai. Maintenant, qu'allez-vous faire ?
- Arrêter la pièce.
- Vous n'y parviendrez pas ; j'en change le titre, et je la joue ; vous m'attaquez en contrefaçon, vol, plagiat, tout ce que vous voudrez. Vous obtiendrez douze cents francs de dommages-intérêts. Si vous laissez jouer, au contraire, vous gagnerez douze mille francs, etc., etc. »
« Il disait vrai, car telle est d'ordinaire la protection que nos juges accordent à l'écrivain qu'on dépouille... »

Si je me le rappelle bien, ce fut sur ces entrefaites que j'arrivai. Les dispositions étaient violentes de part et d'autre ; aussi l'explication fut-elle violente.
Nous faillîmes sortir de chez Harel pour aller chercher chacun nos témoins.
Harel intervint, nous calma, et amena M. Gaillardet à signer une transaction par laquelle nous nous reconnûmes de part et d'autre auteurs en commun de la Tour de Nesle. Nous nous réservions de la mettre chacun à notre nom seul dans nos oeuvres complètes. La pièce devait être jouée et imprimée sous le nom seul de M. Gaillardet ; mais Harel insista pour que son nom fût suivi d'étoiles.
Cet accord signé, les répétitions continuèrent sans encombre.
Au reste, au fur et à mesure qu'elle se débrouillait, la pièce prenait des proportions gigantesques, et je commençais à croire, comme Harel, que ce serait un grand succès.
Les rôles de Marguerite et de Buridan étaient bien réellement faits pour George et pour Bocage ; tous deux y étaient magnifiques. Lockroy, qui, par amitié pour moi, jouait le bout de rôle de Gaultier d'Aulnay, y était ravissant de jeunesse, d'amour et de poésie. Provost dans Savoisy, Serres dans Landry, Delafosse dans Philippe d'Aulnay, complétaient l'ensemble.
Le jour de la représentation arriva : c'était le 29 mai 1832 ; j'avais envoyé une loge à Odilon Barrot, en lui faisant dire que je dînerais chez lui, et me réservais une place dans sa loge.
Le dîner dura plus longtemps qu'on ne croyait, madame Odilon Barrot, jeune et charmante femme alors, toujours femme d'esprit, et d'un esprit original – chose rare chez les femmes – était sur les épines. Le grand tribun ne se figurait pas que l'on pût, pour une première représentation, éprouver de pareilles impatiences.
Nous arrivâmes à la moitié du second tableau, juste pour entendre la tirade des grandes dames.
La salle était en ébullition. On sentait le grand succès. Il était dans l'air ; on le respirait.
La fin du second tableau fut d'un effet terrible. Buridan sautant par la fenêtre dans la Seine, Marguerite démasquant sa joue sanglante, et s'écriant : « Voir ton visage, et puis mourir, disais-tu ? Qu'il soit donc fait ainsi que tu désires... Regarde, et meurs ! », tout cela était d'un effet saisissant et terrible ! Et, quand, après cette orgie, cette fuite, cet assassinat, ces rires éteints dans les gémissements, cet homme précipité dans le fleuve, cet amant d'une nuit assassiné sans pitié par sa royale maîtresse, on entendit la voix insouciante et monotone de l'avertisseur de nuit qui criait : « Il est trois heures ; tout est tranquille ; Parisiens, dormez ! », la salle éclata en applaudissements.
Le troisième tableau est mauvais, je puis le dire hardiment : il était presque entièrement de moi, et fait tout de chic ; cependant, il ne laissa pas languir l'intérêt ; le second en avait bourré les spectateurs pour un certain temps. – J'ai dit, on se le rappelle, qu'à part un remaniement de scène, le second était presque tout entier dans le manuscrit de M. Gaillardet.
La fin du troisième tableau, d'ailleurs, releva le commencement : la dernière scène était tout entière à Gaultier d'Aulnay venant demander à Marguerite de Bourgogne vengeance du meurtre de son frère, sans savoir que ce meurtre avait été commis par elle. Lockroy y était magnifique de douleur.
Le quatrième tableau ne valait guère mieux que le troisième ; c'était celui où Buridan et Marguerite se rencontraient à la taverne d'Orsini et où Marguerite déchirait dans les tablettes confiées à son amant la fameuse page qui constatait le meurtre. La scène principale était invraisemblable ; je l'avais recommencée trois ou quatre fois avant de la réussir. Ajoutons que je n'en ai jamais été content ; George, qui, de son côté, la sentait fausse, la jouait moins bien que les autres.
Au reste, le public était pris, et dans cette situation d'esprit où il accepte tout.
Le cinquième tableau était court, spirituel, nerveux et plein de surprises. L'arrestation et la sortie de Buridan firent le plus grand effet.
Enfin, arrivait le fameux acte de la prison.
Un jour, mon fils me demandait – il n'avait pas encore fait de pièces à cette époque :
- Quels sont les premiers principes d'un drame ?
- Que le premier acte soit clair, que le dernier soit court, et surtout pas de prison au troisième !
Quand je disais cela, j'étais ingrat : jamais je n'ai vu d'effet pareil à cet acte de la prison, merveilleusement joué, d'ailleurs, par les deux acteurs entre lesquels il se passe, et qui en portent tout le poids.
Serres Landry y fut charmant de verve naïve. Bocage, avec ses grands yeux siciliens, ses dents blanches comme des perles, sa barbe noire, était d'une beauté physique à laquelle j'ai vu atteindre un seul homme, peut-être : Mélingue, un des plus beaux acteurs que j'aie vus sous le costume.
Après le tableau de la prison, les autres pouvaient indifféremment être bons ou mauvais : le succès était décidé.
Ce n'était pas malheureux ! Le septième tableau, avec le troisième, était le plus faible de l'ouvrage ; il se sauva par l'esprit, et parce que, au bout du compte, les spectateurs trouvèrent, comme Harel, que le roi Louis le Hutin était un drôle de corps.
Enfin, venait le cinquième acte, qui avait tant épouvanté Harel.
Il était divisé en deux tableaux : le huitième, d'un comique terrible ; le neuvième, qui pouvait, comme épouvante dramatique, être comparé au second. Quelque chose y rappelait la fatalité antique de Sophocle, mêlée à la terreur scénique de Shakespeare. Aussi le succès fut-il immense, et le nom de M. Frédéric Gaillardet proclamé au milieu des applaudissements.
Madame Odilon Barrot était ravie ; elle s'était amusée comme une pensionnaire.
Odilon Barrot, peu familiarisé avec les théâtres de drame, était stupéfait que l'émotion put être poussée jusque-là.
Il va sans dire que, comme pour Richard Darlington, Harel était venu me faire toute sorte d'offres si je consentais à me nommer.
J'avais refusé pour Richard où rien ne m'engageait ; je refusai bien autrement pour la Tour de Nesle, où j'étais à la fois retenu par une promesse d'honneur et par une promesse écrite.
Je rentrai chez moi, je le jure, sans un seul sentiment de regret. C'était, cependant, la première représentation d'une pièce qui devait tenir l'affiche près de huit cents fois !
Le lendemain, quelques-uns de mes amis qui connaissaient la part que j'avais prise à la Tour de Nesle vinrent pour me faire leurs compliments.
Au nombre de ces amis, était un de mes meilleurs, Pierre Collin.
- Tu sais ce qu'Harel a fait ? me dit-il en entrant.
- Ce qu'il a fait ?
- Sur l'affiche.
- Non.
- Au lieu de procéder, comme cela se fait en mathématiques, du connu à l'inconnu, il a procédé de l'inconnu au connu.
- Je ne comprends pas.
- Au lieu de mettre : « MM. Gaillardet et *** », il a mis : « MM. *** et Gaillardet ».
- Ah ! le malheureux ! m'écriai-je, il va me faire une nouvelle querelle avec M. Gaillardet ; et ce qu'il y a de pis, c'est que, cette fois-ci, M. Gaillardet aura raison.
Je pris mon chapeau et ma canne.
- Où vas-tu ?
- Je vais chez Harel. Viens-tu avec moi ?
- Il faut que j'aille à mon bureau.
- Alors, vite une voiture ! je t'y jetterai en passant, à ton bureau.
Cinq minutes après, j'étais chez Harel.
- Ah ! vous voilà ! me dit-il ; vous savez le tour que j'ai joué à Gaillardet ?
- C'est parce que je viens de l'apprendre que j'accours... Comme vous avez eu tort, cher ami !
- Bon ! en quoi ? N'était-il pas convenu que les étoiles précéderaient le nom de M. Gaillardet ? C'est un droit que vous avez : vous êtes de quatre ans plus ancien que lui au théâtre.
- Mais l'usage veut que les étoiles suivent le nom.
- L'usage est un sot, mon cher : ou nous le changerons, ou nous lui donnerons de l'esprit ; nous en avons à nous deux assez pour cela, quand le diable y serait !
- Dites que vous en avez assez à vous tout seul.
- Ah ! vous me trahissez ? Vous passez contre moi ?
- Non pas, je reste neutre ; seulement, si M. Gaillardet en appelle à mon témoignage, je serai forcé de dire la vérité.
- Mon cher, nous avons un grand succès ; avec un peu de scandale, nous aurons un succès immense... Si M. Gaillardet réclame, notre scandale est tout trouvé. – Il aura fait quelque chose à la pièce, au moins.
- Harel !
- Ah ! vous êtes charmant ! Vous croyez qu'il vous suffit de faire des chefs-d'oeuvre, et de dire : « Je n'en suis pas. » Eh bien, que cela vous convienne ou non, tout Paris saura que vous en êtes.
- Allez-vous-en au diable ! Je voudrais n'avoir jamais touché à votre maudite pièce... Tenez, on sonne chez vous : je parie que c'est M. Gaillardet.
Harel ouvrit sa porte, et attendit un instant.
- Qu'est-ce ? demanda-t-il.
- Je ne sais pas, monsieur, répondit le domestique. c'est un homme qui apporte un papier timbré.
- Un papier timbré ?... Voilà du nouveau ! Montrez-moi cela.
L'homme était un huissier qui venait au nom de M. Gaillardet, et qui, comme Aman pour Mardochée, servait de héraut à sa gloire.
Le papier timbré était une assignation devant le tribunal de commerce, pour que M. Harel eût à enlever les malencontreuses étoiles.
- Bon ! m'écriai-je, voilà notre affaire ! je vais en trouver autant en rentrant chez moi... Que vous êtes bête d'avoir tant d'esprit, vous, allez !
Harel se frottait les mains, que toutes ses articulations en craquaient.
- Bon procès ! dit-il, bon procès ! J'en demande deux pareils par an, pendant six ans, et ma fortune est faite !
- Mais vous le perdrez !
- Je le sais bien.
- C'est donc un mauvais procès, alors.
- D'abord, vous saurez que ce n'est point une preuve qu'un procès soit mauvais parce qu'on le perd ; puis, si je le perds, j'en appellerai.
- Mais vous le perdrez en appel, puisque je vous dis que je serai contre vous.
- Vous ne direz pas que vous n'êtes pas de la pièce, je suppose.
- Je dirai que je ne devais pas être nommé.
- En attendant, vous le serez au tribunal de commerce, au tribunal d'appel, vous le serez par l'avocat de M. Gaillardet, vous le serez par le vôtre, les journaux répéteront les plaidoyers, les trois étoiles auront fait du bruit devant le nom, les trois étoiles en feront après ; les manuscrits seront communiqués : celui de M. Gaillardet, celui de Janin, le vôtre... Mon cher, je ne comptais que sur cent représentations ; aujourd'hui, je parie pour deux cents.
- Que le diable vous emporte !
- Vous ne restez pas à dîner avec nous ?
- Merci.
- Vous n'embrassez pas George ?
- Si fait... Est-elle contente de son succès ?
- Enchantée ! quoique vous l'ayez un peu sacrifiée à Bocage, convenez-en.
- Bon ! ne va-t-elle pas me faire un procès, elle aussi ?
- Elle en a bonne envie, et cela pourra bien arriver, à moins que vous ne lui promettiez de lui faire une pièce.
- Oh ! je le lui promets, qu'à cela ne tienne !
- Elle a une idée.
- Ce n'est pas le Divorce ?
George m'avait tourmenté longtemps pour lui faire une pièce sur le divorce de l'empereur.
- Non, soyez tranquille.
Je montai chez elle. Nous nous embrassâmes, comme nous nous embrassons encore aujourd'hui quand nous nous rencontrons.
Je lui racontai toute notre discussion à propos de M. Gaillardet, et j'eus la douleur de voir qu'elle donnait entièrement raison à Harel.
- Alors, c'est bien, dis-je, n'en parlons plus... A propos, que m'a-t-il dit ?
- Harel ?
- Oui.
- Quelque bêtise.
- Justement... Il m'a dit que vous aviez une idée.
- Insolent !
- Une idée de pièce, bien entendu. Peste ! vous avez bien mieux que des idées : vous avez des caprices.
- Pas pour vous, dans tous les cas !
- C'est bien ce dont je me plains.
J'allai me mettre à genoux devant elle, et, baisant ses belles mains :
- Dites donc, George, est-ce que nous aurons le ridicule, aux yeux de la postérité, d'avoir passé l'un près de l'autre sans que ces fameux atomes crochus dont parle Descartes aient respectivement fonctionné chez nous ?
- Taisez-vous, grande bête ! et allez conter toutes ces niaiseries-là à votre Dorval.
- Ah ! Dorval !... Pauvre Dorval, il y a un siècle que je ne l'ai vue !
- Bon ! vous avez été vous loger porte à porte avec elle.
- Justement ! autrefois, nous n'avions qu'une porte entre nous ! maintenant, nous avons un mur.
- Mitoyen !
- Bravo !... Ah çà ! voyons votre idée.
- Eh bien, mon cher, j'ai joué des princesses, j'ai joué des reines...
- Et même des impératrices !
- Tenez, voilà pour vous !
Elle leva sur moi sa belle main, que j'arrêtai au passage, et que je baisai.
- Et même des impératrices ! répétai-je.
- Eh bien, je voudrais jouer une femme du peuple.
- Oui ! je vous connais : vous jouerez cela avec une robe de velours et tous vos diamants.
- Eh non ! puisque je vous dis une femme du peuple, une mendiante.
- Bah ! avancez-vous jusqu'à la rampe, tendez la main au public et il n'y aura plus de pièce, ou plutôt il n'y aura plus de mendiante.
- Oh ! mais sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd'hui ?
- Sur une herbe qui poussait dans votre cabinet de toilette un jour qu'Harel m'y a enfermé pour faire Napoléon.
- Allons, taisez-vous, et faites-moi ma pièce.
- Une mendiante... Nous avons Jane Shore, cela vous va-t-il ?
- Non ; Jane Shore est une princesse ; je veux une femme du peuple, je vous dis.
- Je ne sais pas faire ces femmes-là.
- Aristocrate !
- Voyons, avez-vous un sujet ?
- J'ai quelqu'un qui en a un.
- Envoyez-moi votre quelqu'un.
- Je vous l'enverrai.
- Qui est-ce ?
- Anicet.
- Cela tombe à merveille, je lui dois une pièce.
- Comment cela ?
- Nous avons fait ensemble Teresa, je me suis nommé, nous ferons ensemble votre Mendiante, et il se nommera.
- Ah çà ! mais c'est donc une rage de ne pas vous nommer ? Richard ! la Tour de Nesle ! Vous finirez par ne vous nommer que pour les mauvais drames.
- C'est à propos de Catherine Howard que vous dites cela ?
- Non, je dis cela... en l'air.
On frappa à la porte.
- Bon ! continua-t-elle, voilà Harel qui vient nous ennuyer. Voyons ; entre, que veux-tu ?
- J'apporte des nouvelles de M. Gaillardet.
- Une seconde assignation ?
- Non, la copie d'une lettre qui sera demain dans tous les journaux.
- Ah ! laisse-nous tranquilles ! dit George.
- Attends donc que je te la lise.
- Mon cher Harel, vous nous dérangez beaucoup, je vous en préviens.
- Je ne trouve pas ! dit-il.
En effet, j'étais resté à genoux devant George.
- Ecoutez.
Et il lut.

« 30 mai.
Monsieur le rédacteur,
Nommé seul hier comme auteur de la Tour de Nesle, mon nom se trouve aujourd'hui précédé sur l'affiche de deux M. et de ***. C'est une erreur ou une méchanceté dont je ne veux être ni la victime ni la dupe. Dans tous les cas, veuillez annoncer, je vous prie, que, dans mon traité comme sur le théâtre, et comme, je l'espère, sur l'affiche de demain, je suis et serai le seul auteur de la Tour de Nesle.

                    F. Gaillardet ».

- Là ! dis-je à Harel, c'est bien fait.
Harel déplia une seconde lettre.
- Voici ma réponse, dit-il.
- Mon cher, la seule réponse que vous ayez à faire, c'est de changer les étoiles de place.
- Cela n'entre pas dans mon système planétaire... Ecoutez.
Et il lut :

« 1er juin
Monsieur le rédacteur,
Voici ma réponse à l'étrange lettre de M. Gaillardet, qui se prétend seul auteur de la Tour de Nesle.
La pièce, tout entière pour le style, et dans les dix-neuf vingtièmes au moins pour la composition, appartient au célèbre collaborateur qui, pour des raisons particulières, n'a pas voulu se nommer après un immense succès.
Du travail primitif de M. Gaillardet, il ne reste rien ou presque rien. Voilà ce que j'affirme, et ce que prouvera, au besoin, la comparaison du manuscrit représenté avec le manuscrit de M. Gaillardet.
Agréez, etc.

                    Harel ».

Le 2 juin, les journaux contenaient cette réplique de M. Gaillardet :

« Monsieur le rédacteur,
Pour toute réponse à M. Harel, ayez la bonté d'insérer la lettre ci-jointe, que m'écrivit le célèbre collaborateur dont vous parle M. Harel, lettre que je reçus à Tonnerre, où je venais d'apprendre que j'avais un collaborateur. »
                    F. Gaillardet ».

Suivait ma lettre.
J'avoue que l'insertion de cette lettre m'étonna : elle était au moins maladroite, puisqu'elle faisait à M. Gaillardet un adversaire d'un homme qui voulait rester neutre.
Il ne m'était plus possible de me taire ; les journaux, toujours assez malveillants pour moi, commençaient à m'attaquer, et j'avais eu, la veille, avec M. Viennot du Corsaire, dans les bureaux mêmes du journal, une querelle qui faillit finir par un duel.
Au reste, je sentais vaguement qu'il y avait, au bout de tout cela, un coup d'épée ou de pistolet à donner ou à recevoir.
Et, après tous les déboires que m'avait valus l'ouvrage, j'aimais autant que ce fût avec M. Gaillardet qu'avec un autre.
Ajoutez à cela que, depuis mon attaque de choléra, j'étais d'une faiblesse extrême, que je ne mangeais plus, et que j'étais pris, tous les soirs, d'une fièvre qui me rendait d'exécrable humeur.
Je pris donc la plume, et, sous l'impression désagréable que je venais d'éprouver, à la reproduction de ma lettre, je répondis :

A M. le Rédacteur en chef du journal le
...
« Permettez-moi d'abord de vous remercier, monsieur, de l'insertion de la lettre que j'avais écrite à M. Gaillardet, reproduite dans votre numéro d'hier.
Elle sera une preuve, vis-à-vis du public, de la délicatesse que j'avais désiré mettre dans mes relations avec ce jeune homme ; mais cette délicatesse, ce me semble, a été bien mal appréciée ; au reste, les deux seules conversations que j'ai eues avec lui m'ont prouvé qu'il ne pouvait pas la comprendre.
Mais comment M. Gaillardet n'a-t-il pas senti, au moins, que l'insertion de cette lettre nécessiterait de ma part une réponse, que cette réponse ne pourrait que lui être désavantageuse, et que, cherchant le ridicule avec une lanterne, il ne pouvait manquer d'être plus heureux que Diogène ? - Eh bien, cette réponse qu'il me force à lui faire, la voici :
Je n'ai pas lu le manuscrit de M. Gaillardet ; ce manuscrit, sorti un instant des mains de M. Harel, y est rentré presque aussitôt ; car, en consentant à faire un ouvrage sur un titre et une situation connus, j'ai craint d'être influencé par un travail antérieur au mien, et de perdre ainsi la verve qui m'était nécessaire pour achever cette oeuvre.
Maintenant, puisque M. Gaillardet trouve que le public n'est pas encore assez au courant de cette pauvre affaire, qu'il convoque l'arbitrage de trois hommes de lettres, à son choix ; qu'il arrive devant eux avec son manuscrit, et moi avec le mien ; ils jugeront alors de quel côté est la délicatesse, et de quel côté est l'ingratitude.
Pour être fidèle jusqu'au bout aux conditions que je me suis bénévolement imposées dans la lettre que j'ai écrite à M. Gaillardet, permettez-moi, monsieur le rédacteur, de ne pas plus me nommer ici que je ne l'ai fait sur l'affiche.
          L'auteur du manuscrit de la Tour de Nesle »

Dès lors, on le comprend, c'était une guerre déclarée entre M. Gaillardet et moi.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente