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Chapitre CCLVIII


Procès du « Corsaire ». – Le duc d'Orléans caricaturiste. – Procès de « la Tribune ». – Le droit d'association consacré par le jury. – Statistique des condamnations politiques sous la Restauration. – « Le Pré-aux-Clercs ».

Du reste, mieux valait, à cette époque, un procès politique qu'un procès littéraire, et l'on était bien autrement sûr d'être acquitté si l'on avait conspiré contre le gouvernement que si l'on avait conspiré contre l'Académie.
Le procès du journal le Corsaire suivit celui du Roi s'amuse, ou même le précéda, je crois.
Le Corsaire était alors républicain : il avait rendu compte des journées des 5 et 6 juin à notre point de vue, à nous. Voici comment il s'était exprimé ; – nous citons seulement le passage qu'incriminait le ministère public.

«... La garde nationale de la banlieue est arrivée, et c'est dans la cour même des Tuileries qu'on lui a distribué des cartouches et de l'eau-de-vie.
« Tout à coup, sur le quai aux Fleurs, sur le quai de la Mégisserie, dans la rue Saint-Martin, près du cloître Saint-Merri, dans la rue Montmartre, dans la rue Saint-Honoré, on entendit gronder la fusillade. Bientôt le canon s'en mêla ; et, pendant ce temps, une soldatesque considérable se portait aux issues des divers quartiers ; le tambour répétait des invitations que la grande masse des citoyens écoutait insouciante et se refusant à la guerre civile.
« Une partie de la ville était barricadée.
« Une promenade royale a eu lieu. Le roi des Français et son fils le duc de Nemours, accompagnés de M. de Montalivet, l'épée à la main, et de M. d'Argout, armé de la béquille qu'il ne quitte plus depuis sa dernière maladie, comme disent assez grotesquement les journaux du ministère, ont parcouru les boulevards, et sont revenus par les quais.
« Plus de quinze cents hommes de cavalerie escortaient le roi.
« Pendant ce temps, le sang ruisselait dans le quartier Saint-Martin. La garde nationale de la banlieue montrait une excitation dont il était difficile de bien connaître la cause ; la fusillade ne cessait pas ; plus de quarante mille hommes agissaient... »

Cet article était poursuivi pour provocation à la rébellion.
Comme on le voit, il n'était pas bienveillant à l'égard du gouvernement de juillet, et la question devait, à notre avis, être posée d'une tout autre façon.
Le gouvernement attaqué avait-il le droit de se défendre ? Sans aucun doute. Avait-il le droit de distribuer de l'eau-de-vie et des cartouches dans la cour des Tuileries ? Certainement ! – N'avons-nous pas vu M. de Rumigny distribuer de la poudre, des balles et du vin au Palais-Royal, le 31 juillet et le 1er août, le matin de la promenade de Rambouillet, enfin ? Oui ; mais, alors, l'action était sympathique, et l'on y applaudissait, tandis que, aujourd'hui, une immense opposition s'organisait contre Louis-Philippe, et l'on blâmait tous ses actes, même ceux de légitime défense.
On attaquait le roi, on attaquait les princes, on attaquait les ministres : tout cela était bien fait, bien vu, bien accueilli.
Philippon, le spirituel rédacteur du Journal pour rire, avait eu l'idée de représenter Louis-Philippe sous la forme d'une poire : tous les murs de Paris étaient couverts de cette ressemblance grotesque. Il publiait le journal la Caricature, où Decamps mit quelques-uns de ses premiers dessins, et la Caricature avait un succès fou.
Il n'y avait pas jusqu'au duc d'Orléans qui ne s'en mêlât.
On sait que le prince dessinait de la façon la plus spirituelle et la plus distinguée, qu'il gravait même à l'eau-forte ; et j'ai encore des dessins et des gravures de lui. Il était élève de Fielding, et faisait les animaux avec un grand chic.
Un jour, il lui passa par l'esprit une idée de caricature ; elle lui avait été inspirée par les chicanes journalières que la Chambre faisait à son père : c'était de dessiner le roi en Gulliver, et les députés en Lilliputiens.
Le roi était couché tout de son long, lié et garrotté, avec toute la peuplade lilliputienne autour de lui, et profitant de son immobilité forcée pour le fouiller et le visiter.
Une foule d'épisodes, plus comiques les uns que les autres, ressortaient de cette idée première.
M. Jacques Lefebvre, le banquier, roulait une pièce de cinq francs à l'effigie du roi Louis-Philippe, avec les mêmes efforts qu'un charron roule une roue. M. Humann, ministre des finances – autant que je puis me le rappeler – à cette époque, et, par conséquent, grand maître des contributions indirectes, était plongé jusqu'aux genoux dans la poudre si fort appréciée par Sganarelle, et éternuait à se faire sauter le crâne. M. Ganneron, qui avait fait sa fortune dans les suifs s'avançait, une chandelle à la main, vers le pont entrebâillé de la culotte de Gulliver, moins brave que le comte Max Edmond des Burgraves, et ne sachant pas s'il devait se hasarder dans la nuit de la caverne. M. Thiers et M. Guizot, qui se disputaient déjà le pouvoir, avaient chacun tendu une corde allant du bout de chaque gousset de la veste du roi, et ils s'avançaient, ayant chacun un balancier à la main, vers ces deux goussets royaux, qui portaient, l'un, le titre de ministère de l'intérieur, et l'autre, celui de ministère des affaires étrangères ; le balancier de M. Thiers était intitulé : Libéralisme ; le balancier de M. Guizot était intitulé : Réaction. M. Malé et M. Dupin jouaient à la bascule.
Tous ces Lilliputiens étaient aussi ressemblants que possible. Nous ne parlons pas du roi, qui, ayant huit ou dix pouces de long, était, lui, d'une ressemblance parfaite.
Mais voici le plus curieux de l'histoire.
Le duc d'Orléans faisait tirer ses pierres à la lithographie de Motte, le beau- père de notre cher ami Achille Devéria. On avait oublié de dire que cette lithographie, n'étant point destinée au commerce, n'avait pas besoin d'être déposée : le chef d'atelier fit la chose en conscience, et envoya une épreuve au ministère de l'intérieur ; elle était signée : F. O., signature habituelle du duc, Ferdinand d'Orléans.
Il va sans dire que la lithographie, non seulement ne fut pas autorisée, mais encore fut portée au roi.
Le roi reconnut la signature de son fils ! On comprend la chasse paternelle que reçut Son Altesse royale. Amende honorable fut faite : le lithographe gratta la tête, et, au lieu de la tête du chef de l'Etat, mit la première tête venue.
En 1834, M. le duc d'Orléans me donna deux exemplaires de cette caricature, une avant la tête, l'autre après la tête ; j'ai eu la sottise de me les laisser prendre tous deux. Du reste, M. le duc d'Orléans vivant, je n'avais qu'à lui en redemander d'autres et je n'y attachai point alors le prix qu'ils méritaient.
Cette digression a pour but de donner une idée du genre d'opposition qui se faisait à cette époque.
Le Corsaire se présentait donc devant le jury comme prévenu de provocation à la rébellion.
Le jury entra dans la salle des délibérations pour la forme : il en sortit aussitôt en déclarant le gérant du Corsaire non coupable.
Le procès de la Tribune succéda au procès du Corsaire. M. Bascans fut acquitté comme l'avait été M. Viennot.
Puis vint l'affaire du droit d'association. Dix-neuf membres de la société des Amis du peuple furent cités devant les jurés de la deuxième section. Ils étaient prévenus d'avoir été chefs et administrateurs d'une réunion politique de plus de vingt personnes.
Là, ce fut bien autre chose encore que dans les deux acquittements précédents !
Après trois quarts d'heure de délibération, M. Fenet, chef du jury, donna lecture de cette déclaration :

« Sur la première question : Y a-t-il eu association se réunissant à des jours marqués pour s'occuper de politique ?
- Oui.
Sur la seconde question : Les réunions avaient-elles lieu sans l'autorisation du gouvernement ?
- Oui. »
Vous comprenez qu'après ces deux affirmations, tout le monde croyait la condamnation des accusés certaine.
« Sur la troisième question : Les prévenus sont-ils coupables ?
- Non. »
Et la salle tout entière éclata en applaudissements.
Ainsi, le droit d'association venait d'être consacré par le jury.
C'est que l'on commençait à être las de condamnations politiques. Une statistique venait d'être publiée, qui donnait la liste des condamnés de la Restauration : les Bourbons de la branche aînée avaient, en quinze ans, fait tomber cent dix-huit têtes, et condamné cent quatorze contumaces ; il y avait eu – pour politique, toujours – dix-sept condamnations aux travaux forcés à perpétuité, dix-neuf aux travaux forcés à temps ; à la déportation, soixante- douze ; à la réclusion, dix-huit ; au bannissement à perpétuité, soixante- douze ; au bannissement temporaire, trente-cinq. Enfin, le total général des condamnations graves ou légères, depuis la peine de mort jusqu'à la surveillance, s'élevait à deux mille quatre cent soixante-six !
Au milieu de tout cela, le 12 décembre, Hérold donnait un chef-d'oeuvre : le Pré-aux-Clercs.
L'art est un roi qui marche souriant à travers les révolutions, et qui regarde en mépris tous ces bouleversements auxquels il doit survivre.

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