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Chapitre CCLX


George Sand.

Maintenant, disons quelques mots de la production littéraire de cette année 1832.
Nous avons vu qu'elle avait donné, en pièces de théâtre importantes : Teresa, Louis XI, Dix Ans de la vie d'une femme, un duel sous Richelieu, la Tour de Nesle, Clotilde, Perrinet Leclerc et le Roi s'amuse.
L'annuaire de M. Lesur, qui résume les travaux de l'année, se plaint du peu de fécondité de ces douze mois, qui n'ont produit que deux cent cinquante- sept pièces, au nombre desquelles sont les huit drames que nous venons de nommer.
Quant aux romans, voici ce qu'en dit le chronologiste ; on y reconnaîtra sa bienveillance ordinaire pour la littérature contemporaine. « Les romans pullulent comme toujours ; ils foisonnent, ils grouillent, pour nous servir des trivialités énergiques. Romans de moeurs, romans historiques, romans psychologiques, physiologiques, pathologiques, contes et nouvelles drolatiques, fantastiques ; nous en avons de toutes les façons et de toutes les couleurs ! »
Oui, monsieur Lesur ; et au nombre de ces romans qui pullulent, qui foisonnent, qui grouillent, vous avez même eu deux chefs-d'oeuvre de madame Sand, Indiana et Valentine, et un des meilleurs ouvrages d'Eugène Sue, la Salamandre.
Occupons-nous d'abord de madame Sand, de ce génie hermaphrodite, qui réunit la vigueur de l'homme à la grâce de la femme, qui, pareille au sphinx antique, vivante et mystérieuse énigme, s'accroupit aux extrêmes limites de l'art avec un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d'aigle.
Puis nous reviendrons à Eugène Sue.
Madame Sand était venue à Paris peu de temps avant la révolution de 1830.
Que venait-elle faire à Paris ? Elle va vous le dire elle-même avec sa franchise accoutumée. Madame Sand porte les habits d'une femme, mais c'est pour se vêtir et non pour se cacher ; à quoi servirait l'hypocrisie à qui possède la force ?

« Peu de temps avant la révolution de 1830, dit l'auteur d'Indiana, je vins à Paris avec le souci de trouver une occupation, non pas lucrative, mais suffisante. Je n'avais jamais travaillé que pour mon plaisir ; je savais, comme tout le monde, un peu de tout, rien en somme. Je tenais beaucoup à trouver un travail qui me permit de rester chez moi. Je ne savais assez d'aucune chose pour m'en servir. Dessin, musique, botanique, langues, histoire, j'avais effleuré tout cela, et je regrettais beaucoup de n'avoir rien pu approfondir ; car, de toutes les occupations, celle qui m'avait toujours le moins tentée, c'était d'écrire pour le public. Il me semblait que, à moins d'un rare talent que je ne me sentais pas, c'était l'affaire de ceux qui ne sont bons à rien. J'aurais donc beaucoup préféré une spécialité. J'avais écrit souvent pour mon amusement personnel ; il me paraissait assez impertinent de prétendre à divertir ou à intéresser les autres, et rien n'était moins dans mon caractère concentré, rêveur et avide de douceurs intimes que cette mise en dehors de tous les sentiments de l'âme.
« Joignez à cela que je savais très imparfaitement ma langue. Nourrie de lectures classiques, je voyais le romantisme se répandre. Je l'avais d'abord raillé et repoussé dans mon coin, dans ma solitude, dans mon for intérieur, et puis j'y avais pris goût, je m'en étais enthousiasmée ; et mon goût, qui n'était pas formé, flottait entre le passé et le présent, sans savoir où se prendre, et chérissait l'un et l'autre sans connaître et sans chercher le moyen de les accorder. »

Il est impossible de mieux peindre l'état de perplexité où le génie se trouve à une certaine époque de la vie, tiré en avant par la foi, en arrière par le doute.
En attendant, comme il fallait absolument demander le pain de l'indépendance à un travail de chaque jour, l'auteur d'Indiana, qui avait alors vingt-cinq ans, entreprit à la fois de peindre sur éventails, de faire des portraits à quinze francs, et de composer un roman.
Tout cela était bien précaire : les moindres décalques au vernis faisaient plus d'effet que les gouaches du jeune peintre ; on avait pour cinq francs – et plus ressemblants que les siens – les mêmes portraits qu'il vendait quinze francs ; enfin, le roman parut si mauvais à George Sand, qu'il n'essaya pas même, une fois qu'il l'eut terminé, d'en tirer parti. – Cependant, il lui semblait que sa vocation réelle était la littérature.
Il résolut de demander conseil à ce qu'on appelle un homme arrivé.
Il y avait à cette époque, à Paris, un littérateur d'un esprit incontestable et presque incontesté, un écrivain de premier ordre, par l'originalité du moins. Il avait publié plusieurs romans dont le plus curieux avait obtenu un de ces étranges succès comme en obtenaient en ce moment-là Ourika et Edouard. Il avait essayé du théâtre ; il avait fait une comédie pour les Français : cette comédie était tombée avec le bruit du tonnerre ! J'ai rendu compte de sa première, de son unique représentation.
On le nommait Henri de Latouche. Il était le compatriote de George Sand, l'ami de sa famille. George Sand se décida à l'aller trouver.
De Latouche, que je connaissais peu, je l'ai dit déjà, et avec lequel je me brouillai vers 1832, parce que je n'étais pas assez républicain pour lui, ou plutôt parce que je l'étais d'une autre façon que lui, était, à cette époque, un homme de quarante-cinq ans, au visage pétillant d'esprit, au corps un peu replet, aux manières incontestablement courtoises, quoiqu'il y eût dans cette courtoisie un fond d'ironie éternelle. Avec cela, son langage était choisi, sa parole pure et bien accentuée, il parlait comme on écrit, ou plutôt comme on dicte.
Etait-ce là le guide qui convenait à un commençant ? J'en doute.
De Latouche était absolu dans ses opinions ; il lui semblait que tout ce qui ne lui était pas dévoué lui était hostile, que tout ce qui n'était pas pour lui était contre lui. Effaré comme un chamois, il croyait sans cesse qu'il y avait une conspiration ourdie pour le calomnier et le perdre. Il se retirait alors dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups. Ses ennemis l'accusaient de faiblesse, et voulaient essayer de l'y poursuivre ; mais, s'ils se hasardaient trop avant, ils revenaient marqués au visage par une griffe de tigre.
Il commença par railler cruellement la pauvre novice, condamnant, comme Alceste, toutes ses tentatives au cabinet.

« Et, cependant, dit George Sand, sous les railleries et les critiques, sous les flots de moqueries enjouées, mordantes, divertissantes, qu'il me prodiguait dans ses entretiens, je voyais venir la raison, le goût, l'art en un mot. Personne n'excellait mieux que lui à détruire les illusions de l'amour- propre ; mais personne n'avait plus de bonhomie et de délicatesse pour vous conserver l'espoir et le courage. Il avait une voix douce, pénétrante, une prononciation aristocratique et distincte, un air à la fois caressant et railleur. Son oeil, crevé dans son enfance, ne le défigurait nullement, et ne gardait de l'accident d'autre trace qu'une espèce de feu rouge qui s'échappait de la prunelle et qui lui donnait, quand il était animé, je ne sais quel éclat fantastique. »

Non, cet oeil ne défigurait pas le visage de de Latouche ; mais il lui défigurait terriblement le caractère ! Peut-être aussi de Latouche dut-il à cet oeil crevé une portion de son talent, comme Byron dut une portion de son génie à son pied boiteux.
Nous empruntons encore à George Sand lui-même ces quelques lignes, qui forment le complément du caractère de de Latouche : « M. de Latouche aimait à enseigner, à reprendre, à indiquer ; mais il se lassait vite des vaniteux, et tournait sa verve contre eux en compliments dérisoires, dont rien ne saurait rendre la malice. Quand il trouvait un coeur disposé à profiter de ses lumières, il se faisait affectueux dans sa satire ; sa griffe devenait paternelle ; son oeil de feu s'attendrissait ; et, après avoir jeté dehors le trop- plein de son esprit, il vous laissait voir un coeur tendre, sensible, plein de dévouement et de générosité. »
Six mois se passèrent à cette espèce de travail entre l'écolier et le maître, le maître indiquant à l'écolier les lectures à faire, les lui lisant même à sa façon, c'est-à-dire lui racontant le livre au lieu de le lui lire, ajoutant au récit de l'auteur les brillantes broderies de son imagination, laissant, comme cette fée des Mille et Une Nuits que nous avons tous connue dans notre enfance, tomber de sa bouche, en même temps que chaque parole, une perle ou un diamant.
De Latouche, à cette époque, rédigeait le Figaro, espèce de hussard de l'opposition, officier de cavalerie légère, qui, chaque jour, chargeait le gouvernement. Les rédacteurs ordinaires du journal étaient Félix Pyat et Jules Sandeau, George Sand leur fut adjoint.
Cette adjonction fut une sorte de diplôme de baccalauréat ès lettres.
Les trois élèves de de Latouche – j'espère que, dès que George Sand accepte ce titre, les autres ne le répudieront pas – les trois élèves de de Latouche avaient un bureau commun de rédaction où ils se réunissaient chaque jour à l'heure convenue.
C'était dans ce bureau qu'assis à de petites tables couvertes de tapis verts, chacun faisait de la copie. – On sait que copie est, dans ce cas, très improprement, le synonyme de manuscrit.
De Latouche donnait un thème séance tenante. On brodait dessus et le journal se trouvait fait d'un seul esprit, puisqu'il n'y avait qu'une seule âme, et que cette âme, comme le Saint-Esprit sur les apôtres, se répandait en langues de feu sur ses disciples.
Mais toutes ces attentions ne faisaient pas que le pauvre écolier pût passer maître. L'auteur futur d'Indiana, de Valentine et de tant d'autres merveilles ne savait pas faire un article de journal, ne savait pas être court.
De Latouche lui réservait toutes les anecdotes sentimentales, qui comportaient un certain développement ; mais George Sand se trouvait toujours à l'étroit dans un cadre d'une demi-colonne, d'une colonne, d'une colonne et demie au plus, et, quand l'article commençait à commencer, il fallait le finir ; il n'y avait plus de place.
Sur dix articles que donnait George Sand à son rédacteur en chef, souvent pas un seul ne pouvait servir, et longtemps il alluma son feu avec de la copie qui – George Sand l'affirme – n'était bonne qu'à cela.
Et, cependant, chaque jour, il lui disait :
- Ne vous découragez pas, mon enfant. Vous ne pouvez pas faire un article en dix lignes : un jour, vous ferez des romans en dix volumes. Tâchez, d'abord, de vous débarrasser du pastiche ; c'est par le pastiche que débute tout commençant. Soyez tranquille, peu à peu, vous deviendrez vous-même, et vous ignorerez tout le premier comment cela vous est venu.
Et, en effet, pendant six semaines du printemps de 1832, passées à la campagne, George Sand fit un roman en deux volumes.
Ce roman, c'était Indiana.
George Sand revint de la campagne, alla trouver de Latouche, et lui avoua, en tremblant, le nouveau crime qu'il venait de commettre.
- Cela tombe bien ! s'écria de Latouche ; on dirait que j'avais prévu cela ; je vous ai cherché et trouvé un éditeur ; donnez-lui votre roman.
- Ne voulez-vous donc pas en prendre connaissance ? demanda l'auteur.
- Non, vous lisez mal ; je n'aime pas à lire sur un manuscrit. Portez les deux volumes au libraire, touchez vos douze cents francs ; je jugerai l'oeuvre sur le livre imprimé.
George Sand n'avait rien de mieux à faire que de suivre le conseil donné : elle le suivit. – Nous disons tantôt il, tantôt elle ; que George Sand nous pardonne ! N'avons-nous pas dit que son admirable génie était hermaphrodite comme la Fragoletta de son maître !
Un mois après, George Sand recevait de son libraire les douze exemplaires réservés pour l'auteur.
Indiana avait été mise en vente dans la journée.
De Latouche entra.
- Oh ! oh ! dit-il en flairant des volumes sortant de dessous presse, comme l'ogre du Petit-Poucet flaire la chair fraîche, qu'est-ce que cela ?
- Hélas ! répondit l'écolier tout tremblant, c'est mon livre...
- Ah ! oui, lndiana, je me le rappelle.
Laissons George Sand raconter elle-même ce moment solennel de sa vie :

« Il s'empara avec vivacité d'un volume, coupa les premières pages avec ses doigts, et commença à se moquer comme à l'ordinaire, s'écriant :
« - Ah ! pastiche, pastiche, que me veux-tu ? Voilà du Balzac, si ça peut !
« Et, venant avec moi sur le balcon qui couronnait le toit de la maison, il me dit et me redit toutes les spirituelles et excellentes choses qu'il m'avait déjà dites sur la nécessité d'être soi, et de ne pas imiter les autres.
« Il me sembla, d'abord, qu'il était injuste cette fois, et puis, à mesure qu'il parlait, je fus de son avis. Il me dit qu'il fallait retourner à mes aquarelles sur écrans et sur tabatières, ce qui m'amusait certes bien plus que le reste, mais ce dont je ne trouvais malheureusement pas le débit.
« Ma position était redevenue désespérante ; et, cependant, soit que je n'eusse nourri aucun espoir de succès, soit que je fusse armée de l'insouciance de la jeunesse, je ne m'affectai pas de l'arrêt de mon juge, et je passai une nuit fort tranquille.
« A mon réveil, je reçus de lui ce billet, que j'ai toujours conservé :
"Oubliez toutes mes duretés d'hier, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois ; j'ai passé la nuit à vous lire..."
« Suivent deux lignes d'éloges que l'amitié seule pouvait dicter, mais qu'il y aurait mauvais goût à transcrire ici, et le billet se terminait par ce mot paternel :
"Oh ! mon enfant, que je suis content de vous ! " »
Avec Indiana, George Sand avait mis le pied dans le monde littéraire ; avec Valentine, elle y mit les deux pieds.
Vous savez, maintenant, le point de départ de ce mâle et vigoureux génie qui a nom George Sand.

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