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Chapitre XXVII


L'abbé Fortier. – Le viatique et le mari jaloux. – Voyage d'agrément. Victor Letellier. – Le pistolet de poche. – J'effraye la population. On requiert Tournemolle. – Il me désarme.

La vie de pension n'est pas une chose bien variée, surtout dans un collège de province, et dans quel collège encore ! Si, après y avoir montré mon entrée, parce qu'un côté de mon caractère s'y développait, je voulais absolument suivre cette vie dans tous ses détails, je n'aurais à raconter que quelques espiègleries d'enfant, suivies de pénitences et de pensums, ne valant pas même la peine d'être consignées dans Les Jeunes Ecoliers, de M. Bouilly.
Un accident terrible arrivé au séminaire de Soissons fit que ma mère, déjà consolée de ma révolte, rendit de nouvelles grâces à Dieu de ce que je n'y étais point entré. La poudrière de la ville, qui était située à cinquante mètres à peu près de ce séminaire, sauta ; il fut renversé de fond en comble, et huit ou dix séminaristes furent tués ou blessés.
Sur ces entrefaites, un de nos parents mourut : c'était celui chez lequel je trouvai l'hospitalité, la nuit où je perdis mon père. Sa fille Marianne, notre cousine à ma soeur et à moi, quitta alors Villers-Cotterêts pour aller demeurer près de son oncle, l'abbé Fortier, qui tenait la cure du petit village de Béthisy, situé à cinq lieues de chez nous, et à trois lieues de Compiègne.
Cet abbé passait pour fort riche : la cousine Marianne paraissait donc faire une bonne affaire en devenant son intendante. Seulement, il était d'un caractère un peu inquiétant.
Nous aurions dit excentrique, si l'on se fût servi du mot à cette époque.
Je ne sais quelle déviation de la route que tout homme doit suivre pour être dans sa voie naturelle avait poussé l'abbé Fortier vers l'Eglise. L'abbé Fortier était né pour faire un excellent capitaine de dragons, tandis qu'il faisait, je ne dirai pas un mauvais prêtre, Dieu m'en garde ! mais tout au moins un singulier prêtre.
C'était un homme de cinq pieds huit pouces, taillé en Hercule, portant le corps droit, la tête haute, et faisait à chaque instant des appels du pied droit, comme un maître d'escrime en salle d'armes ; d'ailleurs, un des meilleurs joueurs de billard, un des plus excellents chasseurs, un des plus grands mangeurs que j'aie jamais vus.
Il va sans dire que je ne songe pas même à comparer l'abbé Fortier à Boudoux, sous ce dernier rapport.
Chez l'abbé Fortier, manger longtemps et beaucoup était une faculté.
Chez Boudoux, manger toujours était une maladie.
Un jour, l'abbé Fortier fit, avec un curé des environs, le pari de manger cent oeufs à son dîner. Les cent oeufs lui furent servis, La Cuisinière bourgeoise à la main, de vingt manières différentes.
Les cent oeufs mangés :
- Bon ! dit-il, il faut être beau joueur, et donner les quatre au cent. Faites durcir quatre oeufs.
Et il mangea les quatre oeufs durs, après en avoir mangé cent à toutes sauces. On racontait de sa jeunesse une histoire assez curieuse. Il avait trente ans à l'époque dont je veux parler ; or, comme il en comptait soixante- deux au moment où nous sommes arrivés, c'était trente-deux ans auparavant que se passait cette histoire.
Il n'était encore que vicaire, et portait, vers le soir, le viatique à un mourant d'un village voisin. Un mari qui, sans doute à tort, avait conçu une violente jalousie contre lui, l'attendait dans un chemin creux par lequel il devait nécessairement passer pour aller de Béthisy au village, où il était attendu.
Quand l'abbé Fortier vit cet homme debout au milieu de la route, le visage crispé par la colère, et les poings serrés, il devina bien dans quel but il était venu là ; mais ministre d'un Dieu de paix, mais ennemi de tout scandale, il le pria aussi poliment que possible de le laisser passer.
- Oh ! oui, vous laisser passer, monsieur le vicaire ! dit l'homme avec cet accent goguenard tout particulier à nos paysans ; on ne passe pas comme cela !
- Et pourquoi ne passe-t-on pas comme cela ? demanda le vicaire.
- Parce qu'on a un petit compte à régler avec ce pauvre Bastien.
- Je ne vous dois rien, dit l'abbé : laissez-moi passer ; vous voyez bien que je suis attendu, et par quelqu'un qui n'a pas le temps d'attendre longtemps.
- Il faudra pourtant bien, dit Bastien en jetant bas sa veste et en crachant dans ses mains, il faudra pourtant bien qu'il attende ; s'il est trop pressé, il ira devant.
- Et que faudra-t-il qu'il attende ? demanda l'abbé, qui commençait à s'échauffer.
- Que je vous aie donné une volée donc, monsieur le vicaire.
- Ah ! oui-da ! Et c'est pour cela que tu es venu, Bastien ?
- Un peu.
- Ce n'était pas la peine de te déranger, mon ami.
- Vous croyez ?
- J'en suis sûr.
Et, posant le viatique sur le bord d'un fossé :
- Mon Dieu, dit l'abbé du ton le plus religieux, mon Dieu, ne soyez ni pour l'un ni pour l'autre, et vous allez voir un gaillard joliment rossé.
L'abbé était homme de parole, et le bon Dieu vit ce qu'il avait promis de lui faire voir.
Après quoi, il reprit le viatique, continua son chemin, administra son malade, et revint tranquillement chez lui.
Bastien et l'abbé Fortier avaient tous deux intérêt à se taire. Aussi se turent ils. Mais on sut l'affaire par l'enfant de choeur.
Et, il faut le dire à l'honneur de l'abbé Fortier, elle n'étonna personne.
Un jour, il allait chasser à Lamotte ; mais, avant de se mettre en chasse, il devait dire la messe dans la chapelle du château. Il avait emmené à cet effet, et pour l'aider dans ses opérations, son chien Finaud et son enfant de choeur quiot Pierre.
Prononcez petit Pierre.
L'église était adossée à la garenne dans laquelle devait commencer la chasse.
Comme Finaud était un excellent chien menant son lapin à mort, l'abbé Fortier, qui n'aimait à chasser qu'avec Finaud, avait ordonné aux domestiques de l'enfermer avec soin.
Après l'évangile, l'abbé s'arrête et écoute.
Il avait entendu dans la garenne un aboiement bien connu. Après avoir écouté un instant, il se retourne et trouve l'enfant de choeur le sourire sur les lèvres, écoutant de son côté.
- Dis donc, quiot Pierre, dit l'abbé, est-ce que ce n'est pas la voix de Finaud que j'entends là-bas ?
- Si fait, monsieur l'abbé ; ils l'auront laissé aller, et il chasse un lapin.
- Eh bien, dit l'abbé, le lapin peut être tranquille ; s'il ne se terre pas, il est fichu.
Et il continua sa messe.
La messe finie, Finaud menait toujours. L'abbé prit son fusil, marcha sur la voie, et tua le lapin.
C'était le même enfant de choeur qui avait déjà raconté l'histoire de Bastien.
Il raconta la seconde, comme il avait raconté la première.
Il y en avait encore d'autres ; mais celles-là ne peuvent pas être racontées, même par un enfant de choeur.
Marianne allait donc rejoindre l'oncle Fortier, âgé de soixante-deux ans, et qui ne passait plus, à tort peut-être, que pour un grand chasseur et un grand mangeur.
Il la reçut à merveille, l'installa au presbytère, et, comme ma cousine Marianne m'aimait beaucoup, il l'autorisa à me ramener avec elle au prochain voyage qu'elle devait faire à Villers-Cotterêts et qui coïncidait avec les vacances de 1812.
Les vacances arrivées, on nous jucha, ma cousine et moi, sur un âne. Picard, cet ancien garçon qui me racontait de si belles histoires à la forge, prit un bâton, chassa l'âne, et nous nous mîmes en route.
Ce voyage, comme tous les voyages enfantins, fut plein d'étonnements pour moi. Je me rappelle avoir eu longtemps à notre gauche une montagne surmontée d'une ruine, qui me paraissait un pic des Alpes ou des Cordillères, montagne que j'ai revue depuis, et que je n'ai pas trouvée plus haute que Montmartre.
Je me rappelle avoir eu à ma droite une tour qui me sembla si haute, que je demandai si ce n'était pas la tour de Babel.
La montagne était la butte de Montigny.
La tour était la tour de Vez.
Nous arrivâmes, après un voyage qui me parut démesurément long, et qui dura sept ou huit heures en tout ; nous marchions du pas de Joseph et de la Vierge Marie fuyant en Egypte ; seulement, je ne sache pas que l'on ait conservé le souvenir des haltes que nous fîmes en route.
Enfin nous arrivâmes. C'était le bon moment pour débarquer chez l'oncle Fortier : on était au commencement de septembre. il y avait un beau berceau de vigne, où pendaient des grappes de raisin à lutter contre celles de la Terre promise ; il y avait, dans une petite cour, un dominotier tout chargé de prunes ; il y avait enfin un immense jardin tout plein de pêches, d'abricots et de poires.
En outre, la chasse venait de s'ouvrir.
L'abbé Fortier me reçut assez bien, quoique avec plusieurs grognements qui prouvaient que toute ma personne ne lui était pas également sympathique.
L'abbé était fort instruit : il savait le latin et le grec sur le bout de son petit doigt ; il me salua dans la langue de Cicéron ; je voulus lui répondre et fis trois barbarismes en cinq mots.
Il était fixé.
Ce fut ma première humiliation morale. Je raconterai la seconde en ses lieu et place.
Je voulus me rattraper sur l'histoire naturelle et sur la mythologie ; mais l'abbé Fortier était de première force sur tout cela, et je baissai l'oreille avec un soupir.
J'étais vaincu.
Du moment où j'étais vaincu et où j'avouais ma défaite comme Porus, le vainqueur fut clément comme Alexandre.
L'abbé commença sa séduction sur moi par un excellent dîner. S'il mangeait bien, il buvait encore mieux.
J'étais en admiration devant cet homme ; je ne m'étais pas figuré les curés ainsi : l'abbé Fortier était tout prêt à me raccommoder avec le séminaire.
Le lendemain, après la messe, l'abbé Fortier faisait son ouverture de chasse. La messe ne finissait qu'à huit heures et demie ; mais personne ne se serait permis de tirer un perdreau sur le terroir, avant qu'on eût vu passer l'abbé Fortier, la soutane retroussée, la carnassière au dos, le fusil sur l'épaule, précédé de Finaud et suivi de Diane.
Ce jour-là, il avait un troisième acolyte : c'était moi. Mes souvenirs de chasse étaient perdus dans le crépuscule de ma première enfance, et remontaient à mon père et à Mocquet. Encore tout se passait-il pour moi à cette époque, comme dans les tragédies de Racine, en récits.
Cette fois, c'était de l'action, et j'y prenais presque part.
L'abbé tirait admirablement bien, et le terroir était giboyeux.
Il tua une douzaine de perdrix et deux ou trois lièvres.
Je faisais autant de chemin que Diane, et, à chaque pièce de gibier qui tombait, je me précipitais à l'envi des chiens pour la ramasser. On ne chasse pas sans jurer un peu contre ses chiens ; l'abbé Fortier jurait beaucoup ; tous ces détails en faisaient pour moi un abbé tout à fait à part, qui n'avait rien de commun avec l'abbé Grégoire.
De ce moment, je fus convaincu qu'il y avait deux espèces d'abbés.
Depuis que j'ai habité l'Italie, et surtout Rome, j'en ai découvert une troisième. Oh ! la bonne journée que cette première journée de chasse ! comme elle est restée dans ma mémoire ! comme elle a fait de moi ce chasseur infatigable, qui a été, depuis, le désespoir des gardes champêtres !
De son côté, l'abbé fut très content de mon jarret, qu'il trouva fort supérieur à mon cerveau ; il me fit là-dessus quelques compliments goguenards dont je sentis toute la portée ; mais il m'avait donné tant de plaisir, que je n'avais pas le courage de lui en vouloir.
Je restai quinze jours chez l'abbé Fortier. J'aurais voulu y rester toute ma vie.
Ma mère me rappela : c'était la première grande absence que je faisais. Pauvre femme, qui avait voulu m'envoyer au séminaire ! Elle écrivait qu'elle allait mourir d'ennui, si l'on ne me renvoyait pas vite à elle.
L'abbé Fortier haussa les épaules et dit :
- Eh bien, qu'on le renvoie !
La sensibilité n'était pas le côté faible de l'abbé Fortier. On me remit sur un âne ; on me conduisit à Crépy, qui, deux fois par semaine, avait une correspondance avec Villers-Cotterêts, grâce à une vieille femme nommée la mère Sabot, et à son âne.
Je passai de mon âne sur l'âne de la mère Sabot, et, le soir même, je fus à Villers-Cotterêts.
Je trouvai un nouveau personnage installé dans la maison. Ce nouveau personnage était mon futur beau-frère.
C'était un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, qui, sans être beau, était porteur d'une physionomie si fine et si spirituelle, qu'elle pouvait parfaitement remplacer la beauté. Il était, en outre, d'une adresse remarquable à tous les exercices ; faisait bien des armes ; enlevait à vingt- cinq pas, avec la balle d'un pistolet, le bouchon d'une bouteille sans toucher à la bouteille ; montait parfaitement à cheval, et, sans être un chasseur de première force, passait pour un bon tireur.
Avant mon départ, il venait quelquefois déjà à la maison, et j'étais fort lié avec son chien, nommé Figaro, lequel méritait, parmi les chiens, une réputation d'esprit égale à celle que son maître s'était faite parmi les hommes.
Je fus parfaitement reçu par tout le monde, et particulièrement par le jeune homme, qu'on appelait Victor Letellier. Il aimait beaucoup ma soeur, et voulait se faire des auxiliaires de tous ceux qui l'entouraient, même de moi.
- Mon cher Alexandre, me dit-il en m'apercevant, il y a, depuis quinze jours, sur ma cheminée, un objet qui t'est destiné. Je n'ai pas besoin de te dire lequel... Va le prendre toi-même.
Je partis tout courant.
Victor demeurait chez M. Picot de l'Epée, dans cette même maison où mon père était mort.
- Ouvrez-moi la chambre de M. Letellier, criai-je en entrant dans la cuisine ; il m'envoie chercher quelque chose qu'il a laissé sur la cheminée. On m'ouvrit la chambre ; je courus à la cheminée, et, au milieu de deux ou trois piles d'argent, d'éperons, de cravaches, de tire-bottes et autres objets, j'aperçus un petit pistolet de poche, véritable miniature sur laquelle je me jetai sans hésitation, tant je compris que l'objet qui m'était réservé, c'était ce pistolet.
Ce cadeau, un des premiers que j'aie reçus, fut une des grandes joies de ma vie.
Mais ce n'était pas le tout d'avoir un pistolet, il me fallait de quoi en jouir. Je regardai autour de moi ; ce que je cherchais n'était pas difficile à trouver dans la chambre d'un chasseur : je cherchais de la poudre.
Je trouvai une poire, et versai la moitié de son contenu dans un cornet.
Puis je m'élançai dans ce qu'on appelait le parterre, c'est-à-dire dans la partie du parc qui n'était pas encore la forêt.
Là commença une pistolade qui ne finit qu'à mon dernier grain de poudre, et qui amassa tous les gamins de la ville. Au bout d'une demi-heure, ma mère était prévenue que je me livrais à un exercice à feu exagéré.
Ma mère m'aimait tant, qu'elle craignit un accident. Un de nos amis, dont j'ai déjà prononcé le nom une fois, M. Danré de Vouty, était arrivé une fois chez nous, pâle et tout sanglant. Il chassait dans les environs de Villers- Cotterêts. C'était pendant l'hiver ; comme il sautait un fossé, une certaine quantité de neige était entrée dans le canon de son fusil. Son fusil avait crevé, et il s'était emporté une partie de la main gauche.
Le docteur Lécosse, appelé, avait pratiqué à l'instant même l'amputation du pouce. M. Danré avait guéri après une fièvre affreuse ; mais il était resté estropié. Or, chaque fois qu'il était question de fusil, de pistolet, d'une arme à feu quelconque devant ma mère, ma mère me voyait revenant pâle et sanglant comme M. Danré de Vouty, et prenait une telle frayeur, que, moi- même, j'en avais pitié et que je renonçais presque à être jamais un Hippolyte ou un Nemrod.
Alors, je revenais à mon arc et à mes flèches ; mais là encore était pour ma mère un nouveau sujet d'alarmes. Un de nos voisins, un nommé Bruyant qu'on retienne ce nom, on le retrouvera plus tard dans une circonstance grave, avait eu, comme Philippe de Macédoine, l'oeil droit crevé par une flèche.
La terreur de ma mère fut donc grande en apprenant que j'étais muni d'un pistolet, et que j'avais des munitions pour l'utiliser.
C'était bien difficile de courir après moi. Mes jambes avaient grandi depuis l'aventure de Lebègue ; d'ailleurs, la forêt m'était amie : comme Bas-de-Cuir connaissait tous les coins et recoins de ses bois, moi, je connaissais tous les tours et détours des nôtres. J'étais capable d'être encore trois jours sans revenir. On résolut d'employer l'autorité.
Il existait, logeant à la mairie, une espèce de portier agent de police, remplissant les fonctions de commissaire, ou à peu près ; annonçant les nouvelles au son du tambour, comme cela se fait encore dans quelques villes de province ; l'été, tuant les chiens errants, non pas avec des boulettes, mais avec un grand couteau de chasse ; l'hiver, faisant casser la glace des ruisseaux, et enlever la neige de devant les portes. Il s'appelait Tournemolle. On prévint Tournemolle.
Tournemolle guetta ma rentrée chez ma mère ; puis, derrière moi, il se présenta.
En apercevant Tournemolle, je prévis quelque chose de sinistre.
Tournemolle venait, au nom de la ville tout entière, émue par le bruit des coups de pistolet, demander, exiger même au besoin, le désarmement du coupable.
Il y eut lutte ; mais force resta à l'autorité, et le coupable fut désarmé. On le voit, ma joie n'avait pas été longue ; elle n'avait pas même duré ce que durent les roses. En une heure, j'avais été propriétaire heureux du pistolet, j'avais usé ma poudre, j'étais revenu à la maison, et j'avais été désarmé par Tournemolle.
Ce fut une grande honte pour moi que ce désarmement, honte à laquelle ne purent faire diversion les graves nouvelles qui arrivèrent le lendemain.
Le lendemain – 23 septembre 1812 – éclatait à Paris la conspiration Malet, tandis que Napoléon datait de Moscou son décret sur l'organisation du Théâtre-Français, et sur les prud'hommes de Cambrai.
Dieu commençait à retirer sa main de cet homme. – Il a livré la bataille de la Moskova au milieu de l'affaiblissement et des doutes de son génie ; il a laissé parmi les morts onze de ses généraux ; il a écrit aux évêques pour qu'il soit chanté un Te Deum, car il a besoin de rassurer Paris et de se rassurer lui-même ; puis il est entré à Moscou, croyant que Moscou est une capitale comme une autre, et, le soir, Moscou s'est révélé par ses premiers incendies.
Alors, au lieu de prendre un parti, au lieu de marcher sur Pétersbourg ou de revenir sur Paris, au lieu d'établir ses quartiers d'hiver au coeur de la Russie, comme César faisait au sein des Gaules, il hésite, il se trouble, il sent qu'il est aventuré, presque perdu.
C'est alors qu'à Paris, par une coïncidence étrange, avant même qu'on se doute de l'embarras pressant et des revers à venir, éclate la conspiration Malet, qui prend le colosse au plus fort de sa puissance, qui l'étreint, qui l'ébranle, et qui, si elle ne le renverse pas, prouve au moins qu'il peut être renversé.
Le 29, on fusille dans la plaine de Grenelle Malet, Lahorie et Guidal.
Enfin, on se décide. Pour la première fois, on aura pris inutilement une capitale ; pour la première fois, on battra en retraite après des victoires. La neige qui est tombée le 13 octobre a fixé les irrésolutions du victorieux à l'orgueil duquel Dieu laisse cette dernière consolation, de pouvoir dire qu'il a été vaincu, non par les hommes, mais par le climat.
Le 19 octobre, Napoléon quitte Moscou en laissant au duc de Trévise l'ordre de faire sauter le Kremlin, et en emportant la croix du grand Ivan, qu'il destine au dôme des Invalides, et qu'il laissera sur sa route, faute de bras pour la porter plus loin.
Enfin, le 18 novembre, Napoléon arrive aux Tuileries, à onze heures du soir, s'approche d'un grand feu, se réchauffe, se frotte les mains et s'écrie :
- Décidément, il fait meilleur ici qu'à Moscou.
Ce fut l'oraison funèbre de la plus belle armée qui ait jamais existé.
O Varus !... Varus !...

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