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Chapitre XXXIII


Le fusil à un coup. – Quiot Biche. – Parallèle entre lui et Boudoux. – Je deviens braconnier. – On me fait un procès-verbal. – Madame Darcourt plénipotentiaire. – Ce qui empêche que le procès-verbal de Creton n'ait des suites fâcheuses pour moi.

Ce fut dans ces transes que nous passâmes l'hiver de 1814 à 1815, hiver pendant lequel, à l'insu de ma mère, je commençai à faire mes premiers exercices à feu.
Défense positive avait été faite par ma mère, à Montagnon, de me remettre le fameux fusil à un coup ; mais Montagnon me tenait pour un si habile arquebusier, qu'il ne pouvait partager les terreurs de ma pauvre mère ; il me remettait donc, non pas le fusil défendu, – Montagnon, Auvergnat jusqu'au bout des ongles, était trop honnête homme pour manquer à sa parole –, mais un autre fusil à un coup qu'il avait fait lui-même pour son fils, et dont, par conséquent, il était parfaitement sûr. Ce n'était pas tout : comme on ne chasse pas sans poudre et sans plomb, il m'approvisionnait de munitions, et me lâchait dans le Parterre.
Ce fusil était d'autant plus précieux que c'était un véritable fusil de braconnier, fusil-canne, dont on tenait le canon à la main, et dont on mettait la crosse dans sa poche.
Voyait-on un oiseau, on montait le fusil, et l'on se faisait chasseur.
Voyait-on du monde, on démontait le fusil et l'on redevenait promeneur.
Comme nul ne se doutait que je pusse avoir une pareille arme à ma disposition, je n'inspirais aucune défiance. Le garde qui avait entendu un coup de fusil venait à moi, et me demandait des renseignements. Il va sans dire que j'avais entendu le coup – je ne pouvais faire autrement –, mais jamais je n'avais vu le délinquant, ou, si je l'avais vu, il avait pris la fuite en m'apercevant, et le point vers lequel il s'était dirigé était toujours le point opposé à celui où je comptais aller moi-même. Or, sur la marche du garde, je dirigeais ma marche, et, sauf cette diable d'accusation de bonapartisme, tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles.
Mes galeries ordinaires étaient ce qu'on appelait alors les grandes allées ; c'était une quadruple rangée de tilleuls séculaires, se prolongeant à la distance d'un quart de lieue, du château à la forêt. Cette quadruple rangée d'arbres avait plaine à gauche, plaine à droite, il était donc facile de voir venir l'ennemi à bonne distance, et de fuir quand l'ennemi venait.
L'hiver, ces allées foisonnaient de toute sorte d'oiseaux, et surtout de grives.
Mon fusil-canne, de petit calibre, était excellent, et portait au faîte des plus hauts arbres.
Aussi, mon thème ou ma version finis, ou même non finis, prenais-je ma course, sous prétexte d'aller chez Montagnon. Montagnon me tenait le fusil prêt, me faisait sortir par la porte de derrière, et je ne faisais qu'un bond jusqu'aux grandes allées.
Là, je trouvais Saulnier ou Arpin, avec quelque canon emmanché à une bûche, quelque fusil rogné, quelque pistolet exagéré de longueur, et la chasse commençait.
Là, je trouvais surtout quiot Biche.
Cooper a consacré cinq romans à Natty Bas-de-Cuir ; que le lecteur me permette de consacrer quelques lignes à quiot Biche, le seul homme peut- être de notre Europe qui puisse, sans désavantage, être comparé au héros américain.
Hanniquet, surnommé, je ne sais pourquoi, quiot Biche, était à cette époque un garçon d'une vingtaine d'années, de taille moyenne, parfaitement pris, fort comme toute machine bien équilibrée, mais surtout excellent braconnier.
Biche avait commencé par la marette et la pipée, comme doit faire tout vrai braconnier, et, dans ces deux exercices, il avait bien certainement été à Boudoux ce que Pompée avait été à César. Peut-être même Biche fût-il devenu César et Boudoux Pompée, si l'ambition ne l'eût pas entraîné au braconnage, terrain que Boudoux dédaignait noblement et surtout prudemment !
Personne n'a jamais distingué un lapin au gîte dans un buisson, un lièvre dans une jachère, comme Biche ; personne n'a jamais su, comme Biche, approcher nonchalamment de ce lièvre ou de ce lapin, et le tuer d'un coup de pierre ou d'un coup de bâton. On sait ce que c'est qu'une perdrix sur pied et courant. Eh bien, Biche avait le talent de charmer cette perdrix, de s'approcher d'elle et de la tuer avec un méchant canon de pistolet monté sur un affût, sans chien ni batterie, et auquel il mettait le feu avec une mèche d'amadou.
Il va sans dire que jamais il ne la manquait. Quand on arrive à aimer assez la chasse pour chasser avec de pareils instruments, on tue à tout coup.
Biche m'avait pris en amitié ; Biche était mon professeur.
Il m'apprenait toutes les ruses, non pas du chasseur, mais des animaux ; mais, pour chaque ruse d'animal, lui avait une ruse, et quelquefois deux.
Plus tard, on apprécia le mérite de Biche ; comme on ne pouvait pas l'empêcher de braconner, on le fit garde.
Après quinze ans de séparation, ne sachant pas ce qu'il était devenu, et allant chasser dans la forêt de Laigue avec une permission du duc d'Orléans, je retrouvai Biche garde-chef.
C'était justement sur sa garderie que j'avais permission de chasser. Nous nous reconnûmes. Je me jetai dans ses bras, et nous partîmes.
O grand saint Hubert, toi seul sais quelle chasse nous fîmes ce jour-là !
Depuis la révolution de 1848, qui a amené la location des forêts royales ou apanagères à des particuliers, Biche ne chasse plus. Cette faculté, laissée autrefois aux gardes, de tuer ce qu'il leur fallait de lapins pour leur consommation personnelle, leur est ôtée aujourd'hui. Bien plus, ils ne peuvent plus faire leur service avec un fusil, et en sont réduits à porter un bâton pour toute arme.
A mon dernier voyage à Compiègne, un de mes amis, fermier pour un dixième de la chasse de la forêt de Laigue, me donnait tous ces détails.
- Ah ! mon Dieu ! m'écriai-je ; et mon pauvre Biche, il doit mourir de chagrin de se voir ainsi désarmé ?
- Biche ? me répondit mon interlocuteur. Soyez tranquille, il en tue plus avec son bâton que nous tous ensemble avec nos fusils.
Cela me rassura un peu sur le compte de Biche.
Biche me donnait donc des leçons dont je profitais à merveille.
Mais un si grand bonheur ne pouvait durer.
L'impunité enfante la confiance, la confiance rend imprudent.
Par une belle matinée des derniers jours de février 1815, comme le soleil faisait resplendir un tapis de neige d'un pied d'épaisseur, je suivais avec une si grande attention une grive voletant d'arbre en arbre, que je ne m'aperçus pas que j'étais suivi moi-même. Enfin elle parut se fixer au milieu d'une touffe de gui. Je fis un fusil de ma canne, j'ajustai et je lâchai le coup.
A peine était-il parti, que j'entendis retentir à trois pas de moi ces paroles terribles :
- Ah ! petit drôle, je t'y prends !
Je me retournai tout effaré, et je reconnus un garde-chef nommé Creton.
Sa main étendue n'était pas à un demi-pied du col de ma veste.
J'avais trop l'habitude du jeu de barres pour me laisser prendre ainsi. Je fis un bond de côté, et je me trouvai à dix pas de lui.
- Tu m'y prends, mais je ne suis pas pris, lui dis-je.
Il n'avait pas besoin de courir après moi, puisqu'il m'avait reconnu, et que le procès-verbal d'un garde est valable sur son simple rapport ; mais l'amour propre s'en mêla, et il se lança à ma poursuite.
Mes jambes avaient grandi depuis le jour où Lebègue m'avait donné cette chasse dont le résultat avait été si humiliant pour moi. Aussi Creton vit-il du premier coup que j'étais un rude coureur, et qu'il n'aurait pas bon marché de moi. Il n'en persista pas moins à vouloir me rejoindre. Je me dirigeai alors vers la plaine : un fossé de six pieds de large m'en séparait. Mais qu'était-ce pour moi qu'un fossé de six pieds ? Je le franchis, et bien au-delà.
Creton, emporté par sa course, voulut en faire autant ; mais ses jambes avaient quatre fois l'âge des miennes, ce qui leur ôtait un peu d'élasticité. Au lieu de tomber au-delà, il tomba en deçà, et, au lieu de continuer sa course à fond de train, comme je faisais, il sortit du fossé à quatre pattes, se releva à grand-peine, et se remit en chemin clopin-clopant et en s'appuyant sur la crosse de son fusil.
Il s'était donné une entorse.
Cela n'embellissait pas mon affaire.
Je revins chez Montagnon et lui racontai tout.
- Bah ! dit-il, nous en avons bien eu d'autres du temps de l'ogre, et nous n'en sommes pas morts pour cela.
- Mais, enfin, est-ce qu'on ne va pas me mettre en prison ?
Aller en prison fut la grande terreur de ma jeunesse. Un de mes camarades, nommé Alexandre Tronchet, avait une fois été mis en prison douze heures pour cause de maraude. Je l'avais accompagné jusqu'au bout de la ville, et une seule chose m'avait empêché d'être de la partie : j'étais en robe. On pensa que, ne pouvant courir convenablement en cas de déroute, je serais pris et compromettrais la société.
En conséquence, on me chassa honteusement.
Je n'étais pas complice de fait, mais j'étais complice d'intention.
Quand je vis Alexandre Tronchet en prison, je pensai mourir de peur.
Voilà pourquoi je disais à Montagnon d'un air si piteux :
- Mais, enfin, est-ce qu'on ne va pas me mettre en prison ?
- Si l'on veut te mettre en prison, viens me trouver, mon garçon, et je leur prouverai, le code à la main, qu'ils n'en ont pas le droit.
- Et quel droit ont-ils ?
- Ils ont celui de te mettre à l'amende et de confisquer ton fusil.
- C'est-à-dire votre fusil.
- Oh ! pour cela, je t'en donnerai un autre qui vaudra trente sous.
- Oui, mais l'amende, à combien cela montera-t-il ?
- Ah ! ça, l'amende, c'est une affaire d'une cinquantaine de francs.
- Une cinquantaine de francs ! m'écriai-je. Ils vont demander cinquante francs à ma mère ? oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu !
Je me sentais bien près de pleurer.
- Bah ! dit Montagnon, et ton cousin Deviolaine, est-ce qu'il n'est pas là ?
Je secouai la tête. Je n'avais pas à cet endroit grande confiance dans mon cousin Deviolaine. Je lui avais dit plus d'une fois pour le sonder :
- Mon cousin, que me feriez-vous, si vous me preniez chassant dans la forêt ?
Et il m'avait répondu, avec cette douce voix qui le caractérisait, et ce charmant froncement de sourcils qui d'ordinaire accompagnait sa voix :
- Ce que je ferais ? Je te flanquerais dans un cul de basse-fosse, drôle !
La consolation que me donnait Montagnon à l'endroit de M. Deviolaine n'était donc rien moins qu'efficace.
Je rentrai, en conséquence, à la maison, l'oreille excessivement basse. J'embrassai ma mère plus affectueusement que de coutume, et je m'acheminai vers ma chambre.
- Où vas-tu ? me dit-elle.
- Faire mon thème, maman, lui répondis-je.
- Tu le feras après dîner. On va se mettre à table.
- Je n'ai pas faim.
- Comment, tu n'as pas faim ?
- Non : j'ai mangé une tartine de beurre chez Montagnon.
Ma mère me regarda avec étonnement ; madame Montagnon ne passait pas pour prodiguer les tartines.
Puis, se retournant vers une vieille amie à elle qui venait passer presque tout son temps chez nous, et que je criblais de niches :
- Ah çà ! mais est-ce qu'il est malade ? demanda-t-elle moitié riant, moitié inquiète.
- Soyez tranquille, répondit la vieille dame, le brigand aura fait quelque nouveau tour, et n'a probablement pas la conscience nette.
Oh ! chère madame Dupuis, que vous aviez une profonde connaissance du coeur humain en général et de mon coeur en particulier ! Non, je n'avais pas la conscience nette, et il s'en fallait même du tout au tout. Aussi restai-je debout à la fenêtre, à moitié caché par le rideau, explorant la place en tout sens pour voir si quelque garde, quelque gendarme, ou même Tournemolle, à qui j'avais déjà eu affaire à propos de mon pistolet, ne débouchait point par quelque rue, et ne s'acheminait point vers la maison.
Ce fut bien pis qu'un garde, bien pis qu'un gendarme, bien pis que Tournemolle qui déboucha sur la place du Château.
Ce fut M. Deviolaine en personne.
J'eus un instant l'espérance qu'il ne venait pas à la maison ; nous logions porte à porte avec un vieux garde chez lequel il allait quelquefois.
Mais bientôt il n'y eut plus de doute : on eût dit qu'un mathématicien avait tracé une diagonale de la rue du Château au seuil de notre maison et que M. Deviolaine avait fait le pari de suivre cette diagonale sans s'en écarter d'une ligne.
Je n'avais plus d'autre salut que la fuite.
En cinq secondes, mon plan fut fait.
Je descendis rapidement l'escalier. A travers deux portes vitrées, de la dernière marche de l'escalier, on pouvait voir dans la boutique. Au moment où M. Deviolaine ouvrait la porte de la boutique, je m'élançai par une porte de communication chez Lafarge, et, de chez Lafarge, dans une allée qui conduisait à la rue. Je gagnai le pavé du roi. Je me glissai le long des maisons ; j'atteignis la place de l'Abreuvoir par une ruelle, et, de la place de l'Abreuvoir, je rentrai chez Montagnon par cette fameuse porte de derrière, que je n'avais considérée jusque-là que comme sortie, et que, deux fois dans la même journée, je venais d'utiliser comme entrée.
De la boutique de Montagnon, je voyais chez nous, autant qu'on peut voir d'un côté d'une rue à l'autre.
Il me semblait qu'il se faisait un grand mouvement, et que l'on cherchait quelqu'un ; je n'eus plus de doute, lorsque je vis ma mère paraître derrière les carreaux du premier étage, ouvrir la fenêtre et regarder dans la rue.
Il était évident que, non seulement on cherchait quelqu'un, mais encore que c'était ma mère qui cherchait ce quelqu'un, et que ce quelqu'un, c'était moi.
Je ne pouvais charger ni Montagnon ni sa femme d'aller aux informations. Je venais chez eux tous les jours, mais ils venaient rarement chez nous. Leur apparition à l'un ou à l'autre eût donc semblé étrange, et eût certainement tout révélé. Je me tins donc coi et couvert comme dit et comme fit Robinson, la première fois qu'il aperçut les sauvages débarqués dans son île.
Au bout d'un quart d'heure, M. Deviolaine sortit.
Il me sembla que sa figure était encore plus à l'orage qu'en entrant.
J'attendis la nuit, qui venait à cinq heures, et, la nuit venue, me faisant le plus invisible possible, je courus chez ma bonne amie madame Darcourt. On se rappelle que, dans toutes les circonstances graves, c'était à elle que je recourais.
Cette fois encore, je lui exposai mon cas, lui avouant tout, et la priant d'aller chez ma mère, afin de s'informer de la gravité des choses.
La bonne et excellente femme m'aimait tant, qu'elle était à la disposition de mon moindre caprice. Elle courut à la maison ; je la suivis de loin par derrière ; quand elle fut entrée, je collai mon oeil au coin du carreau.
Malheureusement, ma mère tournait le dos à la fenêtre, et je ne pouvais voir son visage ; mais je voyais les mouvements de son corps, et ils me paraissaient des plus menaçants.
Au bout d'un quart d'heure, madame Darcourt sortit, et comme elle se doutait que je n'étais pas loin, elle m'appela. Je me fis appeler deux fois, et même trois ; mais, comme je crus saisir dans ce troisième appel une intonation assez rassurante, je me rapprochai.
- C'est donc toi, méchant enfant ? me dit ma mère.
- Voyons, ne le grondez pas, interrompit madame Darcourt ; il est assez tourmenté, allez.
- Et, Dieu merci, il y a de quoi, dit ma mère en secouant la tête de haut en bas.
Je poussai un soupir qui ébranla le chambranle de pierre contre lequel j'étais appuyé.
- Tu sais que M. Deviolaine est venu ? me dit ma mère.
- Je crois bien, je l'ai vu venir. C'est pour cela que je me suis sauvé.
- Il veut absolument que tu ailles en prison.
- Oh ! pour cela, m'écriai-je, il n'a pas le droit de m'y faire aller.
- Comment, il n'a pas le droit de t'y faire aller ?
- Non, non, non, je le sais... Puisque je te dis que je le sais !
Ma mère fit un signe à madame Darcourt. Je surpris ce signe.
- Oh ! tu n'as pas besoin de cligner de l'oeil, lui dis-je ; il n'en a pas le droit.
- Oui, mais il a le droit de te faire un procès-verbal, de te mettre à l'amende.
- Ah ! ça, c'est vrai, dis-je avec un second soupir encore plus déchirant que le premier.
- Et cette amende, qui la payera ?
- Ah ! dame, pauvre maman, je sais bien que ce sera toi. Mais sois tranquille : quand je gagnerai de l'argent, je te rendrai tes cinquante francs, parole d'honneur !
Ma mère ne put s'empêcher de rire.
- Ah ! tu as ri, m'écriai-je ; ah ! il n'y a pas plus d'amende que de prison !
- Non, mais à une condition.
- Laquelle ?
- C'est que tu iras dire à M. Creton que tu es fâché de ce qui est arrivé, et que tu lui demandes bien pardon.
Je secouai la tête.
- Comment, non ? s'écria ma mère.
- Non ! repris-je.
- Tu dis non, je crois ?
- Je dis non.
- Et pourquoi cela ?
- Parce que je ne puis aller lui dire que je suis fâché qu'il se soit donné une entorse.
- Tu ne peux pas lui dire que tu es fâché qu'il se soit donné une entorse ?
- Eh ! non, puisque j'en suis content. Ce serait mentir, et tu sais, maman, comme tu me le défends, de mentir !... Un jour, quand j'étais tout petit, tu m'as fouetté parce que j'avais menti.
- Avez-vous vu un bandit pareil ? dit ma mère.
- Dame ! s'il ne veut pas mentir, cet enfant ! dit en riant madame Darcourt.
- Mais le procès-verbal ! mais les cinquante francs ! s'écria ma mère.
- Bah ! les cinquante francs ! dit madame Darcourt.
- Ah çà ! crois-tu donc que ce n'est rien pour nous que cinquante francs ? dit tristement ma mère.
L'intonation avec laquelle elle prononça ces paroles me serra profondément le coeur, car elle prouvait en effet que, cette perte de cinquante francs, c'était beaucoup, que c'était trop pour ma mère.
J'allais céder, j'allais dire. « Eh bien, j'irai chez cet homme, je lui dirai que je suis fâché qu'il se soit donné une entorse, je dirai tout ce que tu voudras !... » quand, malheureusement pour ma bonne intention, madame Darcourt, qui, comme moi, avait remarqué l'intonation, se retourna de mon côté :
- Ecoute, dit-elle, je ne t'ai rien donné cette année pour tes étrennes.
- Non, ni Léonor non plus.
- Ni Léonor non plus ? répéta-t-elle.
- Non plus, répétai-je à mon tour.
- Eh bien, si tu es condamné à payer les cinquante francs en question, nous t'en donnerons chacune vingt-cinq.
- Merci, madame Darcourt... En ce cas, je cours chez M. Creton.
- Pour quoi faire ?
- Pour lui dire que c'est bien fait ; qu'il n'a que ce qu'il mérite ; qu'une autre fois, il ne courra plus après moi. que...
Ma mère m'attrapa par le bras.
- Voyons, rentre, dit-elle, et va te coucher.
- C'est égal, Creton en sera pour son entorse et M. Deviolaine pour son procès-verbal ; c'est bien fait... Merci, madame Darcourt ; remerciez Léonor, madame Darcourt... Bonsoir, la compagnie, je vais me coucher. Je suis fatigué d'avoir couru ; c'est étonnant comme ça donne sommeil, de courir... Bonne nuit, tout le monde.
Et, traversant la boutique dans toute sa longueur et en courant, je gagnai ma chambre, enchanté d'en être quitte à si bon marché.
Creton fit son procès-verbal, et l'envoya à M. Deviolaine, qui, ayant appris mon entêtement, jura qu'il y serait donné suite, et qui bien certainement allait se mettre en mesure de ne pas manquer à son serment, lorsque, le 6 mars, se répandit une nouvelle à laquelle personne ne s'attendait, et qui bouleversa tout le monde, à tel point que Creton en oublia son entorse et M. Deviolaine son procès-verbal.

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