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Chapitre XXXIV


Débarquement de Bonaparte au golfe Juan. – La lecture du Moniteur en province. – Proclamations et ordonnances. – Louis XVIII. - M. de Vitrolles et le maréchal Soult. – L'opinion publique à Villers-Cotterêts. – La chapelière Cornu. – Les bonapartistes malgré eux. – Les bruits de journaux.

Bonaparte était débarqué le 1er mars, à midi, au golfe Juan, et marchait sur Paris.
Les hommes d'une autre génération, ceux qui ne vivaient pas à cette époque, ne sauraient se faire une idée de l'effet que produisit cette nouvelle, lorsque, le 7 mars, au matin, on lut dans Le Moniteur les lignes suivantes :

                              Proclamation
« Nous avions, le 31 décembre dernier, ajourné les Chambres pour reprendre leurs séances au 1er mai ; pendant ce temps, nous nous livrions sans relâche à tous les travaux qui pouvaient assurer la tranquillité et le bonheur de nos peuples. Cette tranquillité est troublée, ce bonheur peut être compromis par la malveillance et la trahison. »

Figurez-vous, chers lecteurs, un de ces bons bourgeois abonnés au Moniteur – il y en a peu, mais il y en a –, figurez-vous un maire, un préfet, un sous- préfet, un de ces hommes qui, par devoir, par position, par dévouement, sont obligés de lire la prose du gouvernement ; figurez-vous un de ces hommes, ouvrant négligemment la feuille officielle, qu'il lit tous les matins pour l'acquit de sa conscience, et tombant sur ce premier paragraphe, terminé par les mots inquiétants de malveillance et de trahison.
- Tiens ! tiens ! tiens ! dit-il, qu'y a-t-il donc ? Et il continue :

« Si les ennemis de la patrie ont fondé leur espoir sur les divisions, qu'ils ont toujours cherché à fomenter, ses soutiens, ses défenseurs légaux, renverseront ce criminel espoir par l'inattaquable force d'une union indestructible. »

- Certainement qu'on renversera ce criminel espoir, dit le bourgeois, qui ne sait pas encore où on le mène.
- Certainement que nous renverserons ce criminel espoir, dit le fonctionnaire public, qui se figure qu'il s'agit de quelque conspiration de sous-officiers.
Seulement, le bourgeois se retourne vers sa femme, fait un signe de tête, et répète :
«... Par l'inattaquable force d'une union indestructible. »
Et ajoute :
- Comme il écrit bien, le gouvernement !
Puis, bourgeois ou fonctionnaire public, le lecteur continue :
« A ces causes, ouï le rapport de notre amé et féal chevalier, chancelier de France, le sieur Dambray, commandeur de nos ordres nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit... »
- Ah ! voyons ce qu'ordonne le roi, dit le lecteur.

« Art. Ier – La Chambre des pairs et celle des députés des départements sont convoquées extraordinairement au lieu ordinaire de leurs séances.
« Art. II. – Les pairs et les députés des départements, absents de Paris, s'y rendront aussitôt qu'ils auront connaissance de la présente proclamation.
« Donné au château des Tuileries, le 6 mars 1815, et de notre règne le vingtième. »
                    Signé : Louis.

- Tiens ! dit le bourgeois, c'est drôle, on ne dit pas pourquoi l'on convoque les Chambres.
- Tiens ! dit le fonctionnaire public, on convoque les Chambres extraordinairement, et l'on n'indique pas le jour de la convocation. Diable ! il faut que la situation soit grave pour causer un pareil oubli.
- Ah ! disent-ils tous deux : Ordonnance ! lisons l'ordonnance, elle nous apprendra peut-être quelque chose.

                              Ordonnance

« Sur le rapport de notre amé et féal chevalier, chancelier de France, le sieur Dambry, commandeur de nos ordres, nous avons ordonné et ordonnons, déclaré et déclarons ce qui suit :
« Art. Ier. – Napoléon Bonaparte est déclaré traître et rebelle, pour s’être introduit à main armée dans le département du Var. »

- Oh ! oh ! dit le bourgeois, qu'impriment-ils donc là ? Ils se sont trompés ! Est-ce que Napoléon n'était pas enfermé dans une île ?
- Si fait, répond la femme, dans une île qu'on appelle l'île d'Elbe, même.
- Eh bien, alors, il n'a pas pu s'introduire dans le département du Var ; il y a probablement un erratum plus loin. Continuons...
- Hein ! s'écrie le fonctionnaire, que disent-ils donc là ? Napoléon s'est introduit à main armée dans le département du Var ? Diable, diable ! c'est grave, cela ; heureusement que j'ai le cousin de ma femme, qui est parent du valet de chambre de l'usurpateur, de sorte que, si par hasard... Continuons...
Et tous deux continuent :
« Il est, en conséquence, enjoint à tous les gouverneurs, commandants de la force armée, gardes nationales, autorités civiles, et même aux simples citoyens de lui courir sus. »
- De lui courir sus, interrompt la femme du bourgeois : que veut dire cela, de lui courir sus ?
- Parbleu ! c'est bien simple ; cela veut dire... cela veut dire de lui courir sus... Mais tu m'interromps à l'endroit le plus intéressant.
- De lui courir sus ! murmure le fonctionnaire public ; je ne suis pas fâché de n'être point maire, sous-préfet ou préfet dans le département du Var.
Et tous deux reprennent :

«... De lui courir sus, de l'arrêter, et de le traduire incontinent devant un conseil de guerre, qui, après avoir reconnu l'identité, prononcera contre lui l'application des peines portées par la loi.

« Art. II. – Seront punis des mêmes peines, et comme coupables de mêmes crimes :
« Les militaires ou employés de tous grades qui auront accompagné ou suivi ledit Bonaparte, à moins que, dans le délai de huit jours, ils ne viennent faire leur soumission.
« Art. III. – Seront pareillement poursuivis et punis, comme fauteurs et complices de rébellion, tous administrateurs civils et militaires, chefs ou employés payeurs, ou receveurs de deniers publics, même les simples citoyens qui prêteraient, directement ou indirectement, aide et assistance à Bonaparte.
« Art. IV. – Seront punis des mêmes peines, conformément à l'article 102 du Code pénal, ceux qui, par des discours tenus dans des lieux ou réunions publics, par des placards, affiches ou des écrits imprimés, auraient pris part, ou engagé les citoyens à prendre part à la révolte, ou à s'abstenir de la repousser.
« Donné au château des Tuileries, le 6 mars 1815, et de notre règne le vingtième. »
                    Signé : Louis.

Le bourgeois relit ; la chose n'est pas claire pour lui.
Le fonctionnaire n'a pas besoin de relire, il a tout compris...
A-t-on idée d'une pareille nouvelle, annoncée à la France de pareille façon !
Que les abonnés du Moniteur aient compris du premier coup ou aient été obligés de relire à deux fois, la catastrophe n'en fit pas moins une explosion rapide et bruyante.
Dix minutes après que Le Moniteur avait été ouvert à la mairie de Villers- Cotterêts, l'événement fut connu d'un bout à l'autre de la ville, et chaque maison sembla pousser d'elle-même ses habitants dans la rue.
Tous les autres journaux gardaient le silence.
Voici comment la nouvelle était arrivée à Paris, et avait amené la proclamation et l'ordonnance que nous venons de lire.
C'était de Lyon que, le 5 mars au matin, la nouvelle du débarquement au golfe Juan avait été transmise à Paris par le télégraphe. On comprend ce retard, la ligne télégraphique s'arrêtant, à cette époque, à Lyon.
Un courrier expédié le 3, de Marseille, par le commandant militaire, avait apporté, dans la nuit du 4 au 5, cette nouvelle à son collègue du département du Rhône.
Le télégraphe était dans les attributions de M. de Vitrolles, ministre d'Etat, secrétaire des conseils du roi. Ce fut lui qui reçut la dépêche, place Vendôme, où étaient ses bureaux. Il ne prit pas même le temps de faire mettre les chevaux à sa voiture, et courut à pied aux Tuileries pour communiquer la dépêche au roi.
Elle était conçue en ces termes :

« Bonaparte a débarqué, le 1er mars, près de Cannes, dans le département du Var, avec douze cents hommes et quatre pièces de canon. Il s'est dirigé sur Digne et Gap, pour prendre, à ce qu'il paraît, la route de Grenoble ; toutes les mesures sont prises pour l'arrêter et déjouer cette tentative insensée. Tout annonce le meilleur esprit dans les départements méridionaux. La tranquillité publique est assurée. »

Louis XVIII prit la dépêche des mains de M. de Vitrolles, et la lut avec la plus grande tranquillité.
Puis, après l'avoir lue :
- Eh bien ? demanda-t-il.
- Eh bien, sire, dit M. de Vitrolles, j'attends les ordres de Votre Majesté.
Louis XVIII fit des épaules un mouvement qui signifiait : « Est-ce que cela me regarde, moi ? »
Puis, tout haut :
- Allez voir le maréchal Soult, fit-il, et dites-lui de faire ce qui est nécessaire.
M. de Vitrolles courut chez le maréchal Soult, mais il n'eut pas besoin d'aller jusqu'au ministère de la guerre.
Il rencontra le maréchal Soult sur le pont Royal.
Tous deux revinrent aux Tuileries.
Le maréchal niait la véracité de la nouvelle. Il la niait si bien, qu'il répondit au commandant militaire qu'il recevrait des ordres le lendemain.
C'était un jour perdu – un jour perdu ! quand il n'eût pas fallu perdre une seconde !
Cependant, vers dix heures du soir, on décida que M. le comte d'Artois partirait pour Lyon, et M. le duc de Bourbon pour la Vendée.
Le lendemain 6, les journaux se turent ; mais le télégraphe parla de nouveau.
Il annonçait que décidément Napoléon s'avançait sur Grenoble et sur Lyon, par Digne et Gap.
Ce fut alors seulement, à deux heures de l'après-midi, à peu près, qu'on décida la réunion des Chambres, et que l'on rédigea la proclamation et l'ordonnance que nous avons lues dans Le Moniteur.
Villers-Cotterêts était une ville plutôt royaliste que bonapartiste. – Le château qui, sous Louis XV et sous Louis XVI, avait été habité par le duc d'Orléans, par madame de Montesson et leur cour ; le château où Philippe- Egalité venait passer ses fréquents exils, et faire ses plus belles chasses ; la forêt, de laquelle vivent la moitié de la population ouvrière, qui y trouve de l'ouvrage, et les trois quarts de la population pauvre, qui en tire de la faîne et du bois ; la forêt, qui fait partie des apanages de la maison d'Orléans, depuis le mariage de Philippe, frère du roi Louis XIV, avec madame Henriette ; le château et la forêt, disons-nous, avaient répandu dans la ville des traditions aristocratiques, qu'étaient bien loin d'avoir effacées la Révolution, qui avait mis des soldats, et l'Empire, qui avait mis des mendiants dans cette demeure des anciens princes.
La première impression que produisit cette nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan fut donc plutôt hostile que joyeuse.
Les femmes surtout se distinguaient par une bruyante effervescence, et par des menaces qui allaient jusqu'à l'imprécation.
Parmi ces femmes, il y en avait une plus ardente, plus animée que toutes les autres : c'était la femme d'un chapelier nommé Cornu.
Ceux donc pour lesquels ce retour était, je ne dirai pas une joie – à cette époque, nul ne pouvait deviner cette marche rapide qui, treize jours après celui où l'on apprenait son débarquement sur le point le plus éloigné de la France, devait conduire Napoléon aux Tuileries – ; ceux pour lesquels, disons-nous, ce retour était, non pas une joie, mais une espérance ; ceux-là, au lieu de se réjouir, parurent doublement attristés, et, baissant la tête, rentrèrent chez eux.
Ma mère n'était pas et ne pouvait pas être de ceux-là. Napoléon ne nous avait pas été assez bienveillant, pour que son retour nous fût le moins du monde agréable. Cependant nous sentîmes parfaitement, elle et moi, que nous étions parmi les menacés.
Que pouvions-nous contre ces menaces, elle une femme, moi un enfant ?
Nous rentrâmes donc chez nous, la tête aussi basse que si nous eussions été bonapartistes.
En effet, à partir de ce jour, aux yeux de la population, nous le fûmes.
La situation n'était point gaie, la qualification n'était rien moins que rassurante.
Il est vrai que, non seulement Le Journal des débats, mais encore tous les autres journaux présentaient Napoléon comme un bandit fugitif repoussé dans les montagnes, traqué en bête fauve par les populations, ayant manqué sa tentative sur Antibes, repoussé de Digne, qui lui avait fermé ses portes, et déjà aux regrets d'avoir hasardé cette action insensée de vouloir reconquérir la France avec douze cents hommes, lui qui l'avait perdue avec six cent mille ! On attendait donc avec impatience les journaux du 9 et du 10. Sans doute on y apprendrait que l'usurpateur avait été pris, comme l'espérait Le Journal des débats, et que, conformément aux instructions de la proclamation insérée au Moniteur, un conseil de guerre lui avait fait son procès.
Le cas échéant, vingt-quatre heures après, il était fusillé dans quelque cour, dans quelque grange, dans quelque fossé, et tout était fini.
Pourquoi, au fait, son procès eût-il été plus long que celui du duc d'Enghien ?
Le journal du 9 arriva. Au lieu des lignes qu'on s'attendait à y trouver, on lut que le fugitif avait été à Castellane, à Barrême, et s'était arrêté un instant à Matigny, d'où il avait lancé une proclamation aux habitants des Hautes Alpes.
Par une marche incroyable chez un si grand stratégiste que l'était Napoléon, le fugitif fuyait sur Paris !
Au reste, M. le comte d'Artois était parti pour Lyon. C'était bien de l'honneur faire à un pareil homme que de lui envoyer, pour lui barrer le passage, le premier prince du sang. Il était accompagné du duc d'Orléans et du maréchal duc de Tarente.
En outre, une ordonnance royale, rendue sur la proposition du duc de Dalmatie, ministre de la guerre, avait rappelé sous les drapeaux les officiers à la demi-solde, pour être formés en un corps d'élite, dans tous les chefs lieux de département.
Une ordonnance, rendue le même jour, mettait en activité la garde nationale de Paris.
Le 10, la nouvelle d'une grande victoire remportée par le duc d'Orléans sur l'usurpateur se répandit à Paris, et de là en province. – Un officier de la maison du roi avait paru sur le balcon des Tuileries, et, agitant son chapeau, avait annoncé que le roi venait de recevoir l'avis officiel que M. le duc d'Orléans, à la tête de vingt mille hommes de garde nationale, avait attaqué l'usurpateur dans la direction de Bourgoin, et l'avait complètement battu.
Malheureusement, le 12, les journaux annonçaient le retour à Paris du prince soi-disant vainqueur.
Le Moniteur annonçait même que Napoléon avait dû coucher à Bourgoin le 9 ; qu'on s'attendait à ce qu'il entrerait peut-être dans la soirée du 10 mars à Lyon, mais qu'il paraissait certain que Grenoble ne lui avait pas encore ouvert ses portes.
Voilà où l'on en était des nouvelles à Villers-Cotterêts, en retard d'un jour sur Paris, lorsque éclata une conspiration qui, sans s'y rattacher en aucune manière, présentait cependant une étrange coïncidence avec le débarquement de Napoléon et sa marche sur Paris. On va voir de quelle façon, tout enfant que j'étais, je fus mêlé à cette grande affaire, où il allait de la vie et de la mort.

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