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Chapitre XXXVI


Nous conspirons aussi, ma mère et moi. – La confidence. – M. Richard. – La pistole et les pistolets – Offre faite aux frères Lallemand pour les sauver. – Ils refusent. – Je retrouve l'un d'eux, vingt-huit ans après, chez M. le duc Decazes.

Ma mère, veuve d'un officier général, n'avait pu voir, en effet, sans une profonde impression, cette insulte faite à des hommes qui portaient le même habit et les mêmes épaulettes qu'avait portés mon père.
Nous étions seuls.
- Ecoute, mon enfant, me dit-elle, nous allons faire une chose qui peut cruellement nous compromettre ; mais je crois que nous devons à la mémoire de ton père de faire cette chose.
- Alors, ma mère, répondis-je, faisons-la.
- Tu ne diras jamais à personne ce que nous allons faire, n'est-ce pas ?
- Si tu me le défends.
- Oui, je te le défends expressément.
- Sois tranquille alors.
- Eh bien, habille-toi.
- Pour quoi faire ?
- Nous allons à Soissons.
- Ah ! vraiment ?
C'était toujours une grande fête pour moi que d'aller à Soissons. Soissons, ville de guerre de cinquième ou sixième ordre, était une capitale à mes yeux. Ces portes avec des herses de fer, ces remparts que j'allais revoir, criblés des boulets de la dernière campagne, cette garnison, ce bruit d'armes, ce parfum de combat, tout cela avait pour mon jeune coeur des enivrements tout particuliers.
Puis j'avais dans le fils du concierge – j'en demande pardon à mes connaissances aristocratiques d'aujourd'hui –, j'avais dans le fils du concierge de la prison un bon camarade, qui, lorsque j'allais le voir, me faisait frissonner en me conduisant dans les plus beaux cachots de son père.
Aussi, ma première visite était-elle toujours pour lui, et je crois que, si je retournais à Soissons, la chose dont je m'informerais avant toute autre, c'est de ce qu'il est devenu, afin de ne pas déroger à mes anciennes habitudes.
Il se nommait Charles.
Cette nouvelle, que nous allions à Soissons, était donc pour moi une bonne nouvelle. Je montai à ma chambre ; je m'habillai le plus lestement que je pus, et je descendis.
Une petite voiture bâtarde, tenant le milieu entre le cabriolet et le tilbury, et qui appartenait à un loueur nommé Martineau, nous attendait à la porte.
Nous y montâmes, ma mère et moi ; puis nous prîmes par le parc. Derrière le mur du château, nous rencontrâmes – je ne sais si ce fut par hasard ou par rendez-vous donné à l'avance – un notaire de Villers-Cotterêts dont les opinions étaient très républicaines, et qui se rattachait au bonapartisme parce que c'était un moyen de faire de l'opposition. Ma mère descendit de voiture, causa avec lui, et remonta avec un paquet qu'elle n'avait point, à ce qu'il me sembla du moins, en descendant ; après quoi, nous prîmes par les grandes allées, et, au bout de dix minutes, nous eûmes rejoint la grande route.
Trois heures après, nous étions à Soissons.
Nous entrâmes dans la ville vers cinq heures du soir, c'est-à-dire deux ou trois heures après les prisonniers.
La ville était tout en rumeur. On nous demanda nos passeports ; c'était, on le pense bien, la première chose dont ma mère avait oublié de se munir.
Comme on insistait, nous priâmes le gendarme qui nous faisait cette indiscrète demande de venir avec nous jusqu'à l'hôtel des Trois-Pucelles, où nous descendions habituellement quand nous venions à Soissons ; arrivés là, l'hôte répondrait de nous.
Nous avions, en outre, de par la ville, un arrière-cousin à nous, dont j'ai complètement oublié le nom, et qui était boulanger.
Mais il demeurait dans le faubourg opposé à celui par lequel nous entrions, tandis que l'hôtel des Trois-Pucelles n'était qu'à cent pas de nous.
Aussi, le gendarme ne fit-il aucune difficulté de nous y conduire.
Il arriva ce que ma mère avait prévu ; l'hôte se mit à rire au nez du gendarme : il répondit de nous, et tout fut dit.
Nous demandâmes une chambre et à dîner.
Quoique ma mère n'eût encore pris de toute la journée qu'une tasse de café, elle mangea peu ; il était évident qu'elle était sous le poids d'une grande préoccupation.
Après le dîner, elle fit monter notre hôte, et lui demanda des nouvelles des prisonniers.
Comme on le comprend bien, c'était la préoccupation du moment. Il n'y avait peut-être pas, dans toute la ville de Soissons, une maison où l'on tînt à cette heure une autre conversation que celle que nous venions de mettre sur le tapis.
L'entrée des trois cabriolets et de leur escorte avait fait une sensation non moins vive à Soissons qu'à Villers-Cotterêts. Seulement, Soissons, au lieu d'être royaliste, comme son chef-lieu de canton, était bonapartiste.
C'est tout simple. Soissons, ville de guerre, devait recevoir ses opinions politiques de l'armée.
Notre hôte, particulièrement, regrettait beaucoup le gouvernement tombé ; il s'était donc fort inquiété des pauvres conspirateurs, et pouvait nous donner sur eux les renseignements que ma mère désirait.
Ils avaient été conduits à la prison de la ville. Ma mère respira et laissa échapper ces mots :
- Ah ! tant mieux ! je craignais qu'ils ne fussent à la prison militaire.
C'est là, en effet, qu'on eût dû les conduire ; mais on connaissait l'esprit des soldats. La défection du 7e de ligne, le passage sous les drapeaux de Napoléon des différents corps qu'on avait envoyés contre lui, donnaient des inquiétudes que l'avenir prouva n'être point exagérées. Il en résulta que l'on crut les conspirateurs mieux enfermés dans la prison civile que dans la prison militaire.
J'écoutais tous ces détails avec la plus grande attention. Je m'étais bien douté que notre voyage à Soissons avait quelque rapport avec l'événement qui préoccupait tout le monde ; les questions de ma mère à notre hôte m'affermirent dans cette opinion.
D'ailleurs, je n'eus pas longtemps à demeurer dans le doute. A peine fut-il sorti, que ma mère, regardant si nous étions bien seuls, m'attira à elle, et m'embrassa.
Je la regardai. Il y avait dans cet embrassement quelque chose de particulier, presque de solennel.
- Ecoute, mon enfant, dit-elle, j'ai peut-être eu tort de prêter les mains à une pareille entreprise ; mais, quand j'ai vu passer ces pauvres amis à nous, quand j'ai reconnu sur leurs poitrines, qui, dans trois jours peut-être, seront percées de dix balles, ce même uniforme de général que portait ton père, il m'est passé par l'esprit de venir avec toi à Soissons, et de t'envoyer jouer, comme tu as l'habitude de le faire, avec le fils du concierge de la prison ; et, une fois là...
Ma mère s'arrêta.
- Et une fois là ? lui demandai-je.
- Voyons, reprit ma mère, te rappelles-tu bien la figure des prisonniers ?
- Oh ! maman, non seulement je les vois encore, mais je crois que je les verrai toujours.
- Eh bien, il est probable que l'un ou l'autre des trois prisonniers couchera dans la chambre qu'on appelle la pistole... Sais-tu ce que c'est que la pistole ?
Ma mère m'attaquait par mon fort. Si je savais ce que c'était que la pistole, moi qui connaissais tous les coins et recoins de la prison !
- La pistole, repris-je, je crois bien que je sais ce que c'est ! C'est une chambre qui donne dans la salle à manger du concierge, et où l'on met les prisonniers qui veulent la payer quarante sous.
- C'est cela ! Eh bien, il est probable, comme je te le disais, que l'un ou l'autre des trois prisonniers aura été mis à la pistole ; il est probable encore que ce sera l'aîné des frères Lallemand, à qui les autres auront concédé cette douceur ; il est probable, enfin, que la porte de la pistole, donnant dans la grande salle où mange le concierge, demeurera ouverte... Eh bien, en jouant avec ton petit camarade dans la grande salle, tu trouveras moyen d'entrer dans la pistole, et alors tu donneras, sans être vu, ce paquet à celui des trois prisonniers qui sera à la pistole.
- Je le veux bien.
- Seulement, tu prendras bien garde, mon enfant.
- A quoi ?
- A ne pas te blesser.
- A ne pas me blesser ! Qu'y a-t-il donc dans ce paquet ?
- Une paire de pistolets à deux coups, tout chargés.
Je compris. A l'aide de ces pistolets, les prisonniers pouvaient peut-être fuir, ou tout au moins, dans un cas désespéré, se brûler la cervelle.
- Maman, lui dis-je, il me semble qu'au lieu de porter un paquet qui peut être vu, et par conséquent être confisqué, je ferais bien mieux de mettre un pistolet dans chacune des poches de mon pantalon.
- Mais si tu allais te blesser ?
- Oh ! n'aie pas peur ; je connais cela, moi.
En un tour de main, je dénouai le paquet et fis jouer, les unes après les autres, les gâchettes des quatre batteries, en digne élève de Montagnon.
- Allons, dit ma mère à peu près rassurée par la preuve de dextérité que je venais de lui donner ; allons, je crois que tu as raison ; mets les pistolets dans ta poche, et prends garde que les crosses ne passent. Maintenant, voici un petit rouleau.
Ce rouleau me rappela le fameux étui dont l'enveloppe avait été mangée par une taupe.
- Ah ! ça, c'est de l'or ? m'écriai-je.
- Oui, dit ma mère. Il y a cinquante louis dans ce rouleau. Prends bien garde de le perdre, car, si les prisonniers n'acceptent pas cet argent, je dois le rendre à celui qui l'a donné.
- Attends, attends ! je vais mettre le rouleau dans le gousset de ma montre.
Je n'avais pas de montre, mais j'avais un gousset.
Je fourrai le rouleau dans mon gousset, et rabattis mon gilet par-dessus.
Heureusement, dans la prévision que j'engraisserais et que je grandirais, ma pauvre mère me faisait toujours faire des vêtements trop longs et trop larges.
Les pistolets pouvaient donc tenir dans mes poches, et le rouleau d'or dans mon gousset, sans que je parusse par trop bosselé.
- Et maintenant, dis-je, me voilà prêt.
Ce fut alors que le courage parut manquer à ma mère.
- Oh ! me dit-elle, si on allait découvrir ce que tu viens faire dans cette prison ! Si on allait t'arrêter !
- Je ne me laisserai pas prendre, répondis-je en me redressant avec un de ces airs fanfarons qui me rendaient si ridicule, quand j'avais le malheur de les prendre ; ne suis-je point armé ?
Ma mère haussa les épaules.
- Mon ami, me dit-elle, les prisonniers étaient armés aussi, et tu les as vus passer à Villers-Cotterêts, chacun entre deux gendarmes.
J'avais bonne envie de répliquer ; mais, comme l'argument de ma mère était plein de sens, je n'eus point le courage de risquer une nouvelle gasconnade.
D'ailleurs, le temps s'écoulait ; il était près de sept heures du soir et, vu la circonstance, peut-être me serait-il impossible de pénétrer dans la prison, si j'attendais plus tard.
Ma mère jeta un dernier coup d'oeil sur moi pour s'assurer que ni pistolets ni rouleau n'étaient visibles ; elle m'agrafa au cou un petit manteau avec lequel on m'envoyait au collège par les mauvais temps quand il y avait un collège, et nous nous acheminâmes vers la prison.
Quoique ma pauvre mère essayât de cacher son émotion, sa main tremblait dans la mienne. Quant à moi, je n'avais pas même le soupçon que nous courussions un danger quelconque à faire ce que nous faisions.
Nous arrivâmes à la prison. Ma mère frappa à la porte, le guichet s'ouvrit.
- Qui va là ? demanda la voix du concierge.
- Mon cher monsieur Richard, dit ma mère – autant que je puis m'en souvenir, le brave homme s'appelait Richard –, mon cher monsieur Richard, c'est Alexandre qui vient jouer avec votre fils, tandis que je vais faire une visite.
- Ah ! c'est vous, madame Dumas, dit le concierge ; nous ferez-vous l'honneur d'entrer un instant ?
- Non, merci, je suis pressée ; je reviendrai prendre Alexandre dans une demi-heure.
- Bon ! venez quand vous voudrez.
Et le concierge se mit à tourner deux ou trois clefs dans deux ou trois serrures différentes.
La porte s'ouvrit.
Dans une espèce de couloir qui séparait la porte de la rue de la chambre du concierge, brillaient des fusils et des baïonnettes.
Ma mère frissonna et me tira à elle.
- N'aie pas peur, lui dis-je.
- Oh ! oh ! dit ma mère, il me semble que vous avez un surcroît de garnison, mon cher monsieur.
- Vous savez pourquoi ? dit le concierge.
- Je me doute que c'est à cause des prisonniers qui sont arrivés ce soir.
- Oui ; comme ce sont de grosses épaulettes, on n'a pas pu leur refuser de les mettre à la pistole ; seulement, on a doublé la garde.
Ma mère me serra la main ; je répondis en serrant la sienne.
- Et que dit-on de leurs affaires ? demanda-t-elle.
- Pas belles, madame Dumas, pas belles... On va les conduire à La Fère ; après quoi, le temps d'assembler un conseil de guerre, de rendre le jugement, de le leur lire, et paf ! tout sera dit.
Le concierge fit le geste d'un homme qui met en joue.
Rien de plus intelligible que cette terrible pantomime.
- Est-ce qu'Alexandre pourra les voir ? demanda ma mère.
- Pourquoi pas ? ils sont là tous les trois dans la pistole sur des lits de sangle, doux comme des agneaux. Ils ont déjà appelé Charles plus de dix fois ; il est camarade avec eux comme s'il les connaissait depuis dix ans.
- Oh ! maman, dis-je à mon tour, je voudrais bien les voir.
- Eh bien, va avec M. Richard, tu les verras, va...
Ma mère prononça ce dernier mot le coeur gros, mais avec fermeté cependant ; car, en même temps, elle me lâchait la main, et me poussait vers le concierge.
Je lui fis un signe de la tête et m'élançai du côté de la salle basse en criant :
- C'est moi, Charles !
Charles reconnut ma voix, et accourut au-devant de moi.
- Ah ! me dit-il, si tu étais venu un peu plus tôt... Hutin sort d'ici.
Hutin était un de nos camarades dont j'aurai l'occasion de parler plus tard, à propos de la révolution de juillet et de mon expédition sur Soissons, où, plus heureux que les généraux Lallemand, j'enlevai les poudres de la ville.
- Ah ! il est parti, répondis-je ; ma foi, tant pis... Nous jouerons bien tout de même sans lui, n'est-ce pas ?
- Certainement.
- Eh bien, allons.
Nous entrâmes dans la salle basse.
- Il ne faut pas faire trop de bruit, me dit Charles.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'il y a du monde dans la pistole.
- Ah ! je sais bien... les prisonniers... Dis donc, je voudrais les voir.
- C'est qu'ils m'ont renvoyé tout à l'heure, en disant qu'ils voulaient dormir.
- Dis-leur que je suis le fils d'un général aussi, moi. Ils ont dû connaître mon père.
Charles s'avança jusqu'à la porte.
- Dites donc, monsieur Lallemand, dit-il, il y a là un de mes camarades qui vient de Villers-Cotterêts, et qui dit que vous avez dû connaître son père.
- Comment s'appelle-t-il ?
- Il s'appelle Alexandre Dumas.
- Est-ce le fils du général Alexandre Dumas ? dit l'un des frères Lallemand.
- Oui, général, répondis-je. Et j'entrai.
- C'est toi, mon enfant ? dit le général.
- Oui, général, c'est moi.
- Viens, mon enfant, viens... C'est toujours un plaisir pour un soldat que de voir le fils d'un brave, et ton père en était un. Il est mort ?
- Oui, général, il y a déjà huit ans.
- Et tu es venu à Soissons ?
- Oui, général...
Puis, tout bas :
- Pour vous voir, ajoutai-je.
- Comment, pour me voir ?
- Oui... Renvoyez Charles.
Une seule chandelle éclairait la pistole ; elle était sur la table, près du lit du général. Il fit semblant de la moucher, et l'éteignit.
- Ah ! bon ! dit-il, je suis adroit... Charles, va nous rallumer cette chandelle.
Charles prit la chandelle, et passa dans la salle basse. Nous restâmes dans l'obscurité.
- Que me veux-tu, mon enfant ? demanda le prisonnier.
- Général, lui dis-je, je suis chargé, par ma mère et par des amis à vous, de vous remettre une paire de pistolets à deux coups tout chargés, et un rouleau de cinquante louis. J'ai tout cela dans mes poches : le voulez-vous ?
Le général demeura un instant sans parler, puis je sentis qu'il approchait ma tête de la sienne.
- Merci, mon ami, dit-il en m'embrassant au front ; l'empereur sera à Paris avant que notre procès soit fait...
Puis, m'embrassant une seconde fois :
- Merci, tu es un brave enfant. Va jouer, et prends garde qu'on ne te soupçonne d'être venu pour nous.
- Décidément, général, vous croyez n'avoir besoin ni des pistolets ni de l'argent ?
- Non, merci. La même proposition m'a déjà été faite dans la soirée, et j'ai refusé.
- Alors, je dirai donc à ceux qui ont peur pour vous que vous n'avez pas peur ?
Le général se mit à rire.
- Oui, dis-leur cela.
Et il m'embrassa une dernière fois en me poussant doucement du côté de la porte.
Charles revenait avec la lumière.
- Merci, mon enfant, dit-il. Décidément, nous allons dormir. Bonsoir.
- Bonsoir, général.
Et je sortis de la pistole.
Une demi-heure après, ma mère vint me chercher. J'embrassai Charles, je remerciai le père Richard, et je courus me jeter au cou de ma mère.
- Eh bien ? dit-elle.
- Eh bien, ma mère, il a tout refusé.
- Comment, il a tout refusé ?
- Oui.
- Et qu'a-t-il dit ?
- Il a dit que l'empereur serait à Paris avant qu'on l'ait fusillé, lui et ses compagnons.
- Dieu le veuille ! dit ma mère.
Et elle m'emmena.
Le lendemain, au point du jour, nous partîmes. On rendit les cinquante louis à qui les avait donnés ; mais, en mémoire du courage que j'avais déployé dans l'expédition, on me laissa les pistolets.
C'étaient de magnifiques pistolets à deux coups, montés en argent, et qui joueront, chose étrange ! un grand rôle dans cette même ville de Soissons, en 1830.
Le général Lallemand ne s'était pas trompé. La marche de Napoléon fut si rapide, qu'elle devança l'issue du procès. D'ailleurs, les juges eux-mêmes n'étaient peut-être point fâchés de traîner un peu en longueur, pour mettre à couvert leur responsabilité.
Le 21 mars, à six heures du matin, un courrier passait à franc étrier à Villers-Cotterêts. A peine faisait-il jour, et cependant bon nombre de personnes attendaient déjà à la poste pour avoir des nouvelles.
Tout le monde s'empressa autour du courrier, qui changeait de cheval.
- Eh bien ? lui demanda-t-on, eh bien ?
- Eh bien, messieurs, dit-il, Sa Majesté l'empereur et roi a fait son entrée aux Tuileries hier, à huit heures du soir.
Il y eut un grand brouhaha ; chacun s'élança pour porter la nouvelle. Le maître de poste resta seul.
- Et vous allez annoncer cette nouvelle au département ? demanda-t-il.
- Non ; je vais porter l'ordre de mettre en liberté les généraux Lallemand.
Le cheval était sellé, il sauta dessus et partit au galop.
Le même jour, une calèche à quatre chevaux passait à grand train et menant grand bruit. Elle renfermait trois officiers supérieurs. En traversant la rue de Soissons, la glace de cette voiture s'abaissa en face de la maison où l'aîné des frères Lallemand avait été si cruellement insulté. La femme qui lui avait craché au visage était sur sa porte ; la tête souriante du général passa par la portière.
- Eh bien, lui dit-il, nous voilà sains et saufs, madame ; chacun son tour.
Et il rentra dans la voiture, qui continua sa course vers Paris.
- Sois tranquille, brigand ! dit la femme en montrant le poing à la voiture qui s'éloignait, le nôtre reviendra !
Il revint, en effet. Les assassinats du maréchal Brune, du général Mouton Duvernet et du général Ramel sont là pour en faire foi.
En 1840 ou 1842, je dînais chez M. le duc Decazes avec ce même général Lallemand, que je n'avais jamais revu depuis le jour où il m'avait embrassé dans la pistole de la prison de Soissons. Vingt-huit ans s'étaient passés depuis ce jour, et avaient entraîné avec eux presque autant d'événements que de jours. Les cheveux de l'homme avaient blanchi, les cheveux de l'enfant avaient grisonné.
Après le dîner, je m'approchai du général :
- Général, lui demandai-je, vous rappelez-vous le 14 mars 1815 ?
- Le 14 mars 1815 ? reprit le général en cherchant à rappeler ses souvenirs. Je crois bien ! c'est une date qui a marqué dans ma vie... Le 14 mars 1815, c'est le jour où nous avons été arrêtés, mon frère et moi, après notre tentative sur La Fère... Oui, je me rappelle le 14 mars 1815.
- Vous rappelez-vous avoir traversé une petite ville nommée Villers Cotterêts ?
- Avant ou après mon arrestation ?
- Après votre arrestation, général : vous étiez dans un cabriolet, assis entre deux gendarmes ; votre frère vous suivait dans un second cabriolet, et dans un troisième était un de vos aides de camp. Six ou huit gendarmes vous accompagnaient.
- Oh ! je me le rappelle parfaitement, à telles enseignes qu'une femme monta sur le marchepied de mon cabriolet, et me cracha au visage.
- C'est cela, général, et vous avez bonne mémoire.
- Ah çà ! est-ce que vous croyez qu'on oublie ces choses-là ?
- Non, général, je ne dis pas que ce sont de ces choses qu'on oublie... Me permettez-vous de vous demander encore si vous vous souvenez d'autre chose ?
- Faites.
- Vous souvenez-vous d'avoir passé la nuit en prison à Soissons ?
- Je m'en souviens parfaitement, dans une chambre attenante à la geôle.
- Vous souvenez-vous d'avoir reçu une visite ?
- Oui, celle d'un enfant de douze à quatorze ans.
- Qui venait vous offrir, de la part de vos amis...
- Cinquante louis et une paire de pistolets ! Je m'en souviens parfaitement.
- Vous oubliez de dire, général, que vous avez embrassé cet enfant au front.
- Pardieu ! cela le méritait bien. Est-ce que par hasard, cet enfant... ?
- C'est moi, général, un peu grandi, un peu vieilli depuis ce temps-là. Mais enfin, c'est moi. Voilà pourquoi je ne me suis pas fait présenter à vous, et me suis présenté moi-même.
Le général me prit les deux mains, et me regarda bien en face :
- Sacrebleu ! dit-il, embrassez-moi encore !
- Volontiers, général.
Nous nous embrassâmes.
- Que diable faites-vous donc, là-bas ?... demanda le duc Decazes, qui voyait cette accolade, et qui ne pouvait s'en rendre compte.
- Rien, répondis-je, rien, une misère qui s'est passée autrefois entre le général Lallemand et moi.
Puis, me retournant vers le général :
- Général, lui dis-je, qui nous aurait prédit, le 14 mars 1815, à huit heures du soir, que nous dînerions un jour ensemble à la table de M. Decazes, grand référendaire de la Chambre des pairs, Louis-Philippe régnant ?...
- Ah ! mon cher, dit le général en levant les épaules, nous en verrons encore bien d'autres, allez !

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