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Chapitre IV


Mon père est nommé général en chef de l'armée de l'Ouest. – Son rapport sur l'état de la Vendée. – Mon père est envoyé à l'armée des Alpes comme général en chef. – Etat de cette armée. – Prise du mont Valaisan et du petit Saint-Bernard. – Prise du mont Cenis. – Mon père est rappelé pour rendre compte de sa conduite. – Ce qu'il avait fait. – Il est acquitté.

Comme on le comprend bien, cet état de choses ne pouvait durer ; mon père, d'ailleurs, par cette résistance jouait sa vie, à un jeu bien autrement dangereux que celui du champ de bataille.
La réponse du comité de salut public, en date du dixième jour de frimaire, fut celle-ci :

« Le comité de salut public arrête :

« Que le conseil exécutif provisoire fera passer sur-le-champ dix mille hommes de l'armée des Pyrénées occidentales dans la Vendée, pour se réunir à la portion de l'armée de l'ouest dirigée contre les rebelles de ce département et autres circonvoisins sur la rive gauche de la Loire.
« Cette division sera commandée par le général Dumas.
« Le conseil exécutif prendra à cet effet les mesures les plus actives et fera parvenir ses ordres par courrier extraordinaire. »
Signé au registre : Robespierre, Lindet, Rivière, Carnot, Billault-Varennes et C.-A. Prieur.
Pour copie conforme : le ministre de la guerre,
                    J. Bouchotte.

Mon père arriva dans la Vendée.
Là, c'était bien autre chose encore.
Au moment de son arrivée, le général Canclaux, mis en suspicion, venait d'être rappelé à Paris.
Mon père était tout porté ; il reçut le commandement en chef de l'armée de l'ouest.
Il commença par étudier les hommes qu'il avait à commander, comme le bon ouvrier, avant de se mettre à la besogne, commence par étudier l'outil qu'il a dans la main.
L'outil était mauvais, si l'on en croit le rapport de mon père. Maintenant, si on veut bien le lire attentivement, si on veut bien se reporter à l'époque où il a été écrit 17 vendémiaire an II, on conviendra qu'il y avait dans ce rapport de quoi de faire guillotiner vingt fois.
C'est un miracle qu'il ne l'ait pas été une.
Voici ce rapport :

Rapport sur l'état de la guerre de la Vendée.
Armée de l'Ouest.

« Au quartier général à Fontenay-le-Peuple, 17 Vendémiaire an II de la République une et indivisible.
« Le général en chef au comité de salut public.
« Je n'ai différé mon rapport sur l'état de l'armée et de la guerre de la Vendée qu'afin de le faire sur des données certaines, acquises par mes propres yeux ; sans quoi, il n'eût été que l'écho des différents récits que j'entendais et qui m'étaient faits par des personnes qui avaient embrassé les choses chacune sous un point de vue différent : aujourd'hui, de retour de mon inspection, il en sera autrement ; je vais parler sur des faits qui sont à ma connaissance personnelle et sur des désordres dont j'ai été le témoin.
« Eh bien, il faut le dire, il n'est à l'armée de l'ouest presque aucune partie, soit militaire, soit administrative, qui n'appelle la main sévère de la réforme. Les bataillons n'ont point de consistance. Les anciens cadres sont réduits à cent cinquante hommes.
« Vous devez juger par là, de la quantité de recrues qu'ils viennent de recevoir, de la nullité de ces bataillons, dont la partie saine se trouve paralysée par l'inexpérience de la majorité, tandis que la mauvaise composition des officiers ne laisse pas même l'espérance de former des hommes nouveaux.
« Mais le mal n'est pas là tout entier.
« Le mal est surtout dans l'esprit d'indiscipline et de pillage qui règne à l'armée, esprit produit par l'habitude et nourri par l'impunité. Cet esprit est porté à un tel point, que j'ose vous dénoncer l'impossibilité de le réprimer, à moins d'envoyer les corps qui sont ici à d'autres armées et de les remplacer dans celle-ci par des troupes dressées à la subordination.
« Pour vous convaincre de cette vérité, il vous suffira d'apprendre que des chefs ont été menacés d'être fusillés par leurs soldats pour avoir voulu, d'après mon ordre, empêcher le pillage. Vous serez d'abord étonnés de ces excès ; mais vous cesserez bientôt de l'être en réfléchissant que c'est une conséquence nécessaire du système suivi jusqu'à présent dans cette guerre. Le mouvement du vol et du brigandage une fois imprimé, il est difficile de l'arrêter à volonté, vous le savez, citoyens représentants ; la Vendée a été traitée comme une ville prise d'assaut. Tout y a été saccagé, pillé, brûlé. Les soldats ne comprennent pas pourquoi cette défense de continuer aujourd'hui de faire ce qu'ils faisaient hier. Vous ne trouverez pas même chez les officiers généraux le moyen de rappeler, dans les rangs des soldats, l'amour de la justice et des bonnes moeurs. Plusieurs sans doute, tous même, j'ose le croire, sont pénétrés de bons principes, et en désirent le retour. Mais une partie des hommes a servi dans cette armée au moment où le pillage s'y exerçait ; témoins des défaites de nos armes, ces hommes ont perdu, par leur participation aux vieilles défaites, l'autorité nécessaire pour arrêter le cours des désordres que j'ai signalés ; l'autre manque de lumières, de fermeté, de moyens propres à ramener parmi les troupes l'ordre et la discipline. Ainsi, en dernière analyse, je n'ai trouvé que peu d'officiers généraux capables de faire le bien. Leur composition est généralement mauvaise, et il règne dans toute l'armée un abandon, un esprit d'indiscipline et de pillage déplorables. Il n'y a aucune activité, aucune surveillance, aucune instruction. Je suis arrivé la nuit jusqu'au milieu des camps, sans avoir été non seulement reconnu, mais signalé. faut-il s'étonner alors des déroutes que nous avons récemment éprouvées ?
« Et cependant jamais les vertus militaires ne sont plus nécessaires que dans les guerres civiles. Comment, sans elles, exécuter les mesures prescrites par vous ? Comment convaincre les habitants de ces contrées de votre justice, lorsque la justice est violée par vos troupes elles-mêmes ? de votre respect pour les propriétés et pour les personnes, lorsque les hommes chargés de proclamer ce respect pillent et assassinent publiquement et impunément ? Vos intentions et leur conduite sont sans cesse en contradiction, et nous n'obtiendrons, en demeurant dans la même situation, aucun résultat heureux : en changeant de système, il faut changer d'hommes. Il est d'autant plus urgent de faire appuyer les principes par des exemples, que les habitants de ce pays ont souvent été trompés par de fausses espérances et que plus d'une fois on a violé les promesses qu'on leur avait faites.
« Et maintenant je me serais mal expliqué si vous pouviez induire de mon rapport que la Vendée est encore dangereuse pour la République, et qu'elle menace sa liberté.
« Ce n'est point là mon opinion, et je crois même que la guerre peut être promptement terminée, en adoptant les mesures que je vous ai proposées et qui consistent :

« 1° dans le renouvellement de l'armée ;
« 2° dans le renouvellement des officiers généraux ;
« 3° dans le choix épuré qu'on fera de ces officiers destinés à être employés dans la Vendée. Ils doivent être capables, par leur expérience, leurs lumières et leur probité, enfin par leur conduite ferme et soutenue, de maintenir la discipline la plus sévère et d'arrêter le penchant au pillage.

« Vous le dirai-je, citoyens représentants ? tant de difficultés surpassent mes forces et je préfère vous faire cet aveu que de rester en arrière de votre attente. Je serais glorieux de terminer cette malheureuse guerre et de délivrer enfin la République des maux dont elle a été menacée ; mais le désir de la gloire ne m'aveugle point ; mes moyens ne sont pas suffisants pour remplir toutes vos vues, pour réorganiser l'armée, pour suppléer à l'incapacité des officiers généraux, pour rappeler la confiance des habitants des pays révoltés, enfin pour donner une nouvelle vie et surtout une nouvelle âme à tout ce qui m'entoure.
« Tant que les choses resteront dans le même état, il m'est donc impossible de répondre à vos espérances et de vous assurer la fin de la guerre de la Vendée. »

Ne vous semble-t-il pas lire le rapport de quelque vieux Romain du temps de Régulus ou de Caton l'Ancien, envoyé dans une province révoltée, à la suite du proconsulat d'un Calpurnius Pison ou d'un Verrès ?
Ce rapport équivalait à une démission, et, l'on en conviendra, méritait mieux, eu égard à l'esprit du temps ; mais je ne sais quel bon génie protégeait mon père : au lieu de payer de sa tête les terribles vérités qu'il venait de dire, il fut nommé, le 2 nivôse an II, général en chef de l'armée des Alpes, dont il prit le commandement le 2 pluviôse suivant.
Disons un mot de la situation où se trouvait l'armée des Alpes au moment où mon père fut nommé son général en chef.
D'abord on était déjà si loin des déroutes de Quiévrain et de Marchin, de la prise de Longwy et du bombardement de Lille, qu'on les avait presque oubliés. Au bout d'un an, la France, qui s'était vue si près de l'invasion, avait reporté la guerre sur le territoire ennemi ; la Belgique tout entière était subjuguée ; nos soldats mesuraient de l'oeil les montagnes de la Savoie, qu'ils allaient bientôt franchir ; et l'Autriche, notre vieille ennemie déjà menacée du côté de l'Allemagne, allait encore être attaquée en Italie.
Il est vrai qu'au cri de détresse poussé par François et par Frédéric- Guillaume, trois nouveaux ennemis s'étaient levés contre nous, l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande. Les anciennes ligues, qui avaient mis la vieille monarchie à deux doigts de sa perte à Fontenoy et à Rosbach, menaçaient la jeune république ; mais, au chant de la Marseillaise, nous l'avons dit, un miracle s'était produit, la France tout entière s'était levée, et sept armées faisaient face à la fois aux ennemis du dehors et du dedans.
Au moment où les Prussiens avaient pénétré dans la Champagne et où les Autrichiens avaient envahi les Flandres, le roi de Sardaigne avait cru la France perdue, et il n'avait plus hésité à se joindre à la coalition et à mettre son armée sur le pied de guerre ; inquiet de ces démonstrations, le gouvernement avait envoyé le général Montesquiou en observation dans le Midi. Il y était à peine depuis un mois, que, convaincu que la France pouvait compter désormais le roi de Sardaigne au nombre de ses ennemis, il envoya au gouvernement le plan de l'invasion de la Savoie. Après de grandes difficultés suivies même d'une disgrâce momentanée, le général Montesquiou reçut l'ordre de mettre ses projets à exécution. Il transporta son camp aux Abrelles, et ordonna au général Anselme, qui commandait le camp du Var, de faire ses dispositions pour entrer vers la fin de septembre dans le comté de Nice, et de combiner ses mouvements avec ceux de la flotte qui, sous le commandement de l'amiral Truguet, s'organisait dans le port de Toulon.
De leur côté, les Piémontais, à la vue de nos préparatifs d'invasion, s'étaient hâtés de se mettre en défense ; trois redoutes avaient été élevées, l'une près de Champareille, et les deux autres aux abîmes de Miaux. Montesquiou laissa les travaux grandir, les retranchements s'achever. Puis, au moment où il apprit que les Piémontais allaient y conduire du canon, il lança, pour les tourner, le maréchal de camp Laroque avec le deuxième bataillon de chasseurs et quelques grenadiers. Les Piémontais, qui n'étaient pas en mesure complète de se défendre, n'essayèrent pas même de résister, et, nous abandonnant les ouvrages qu'ils venaient d'achever avec si grande peine, ils prirent la fuite sans même tirer un coup de fusil. L'évacuation des ponts, des marches de Bellegarde, de Notre-Dame-de-Miaux et d'Apremont, fut le résultat de cette retraite. Les Français suivirent les Piémontais à une demi- journée de marche. Montmeillan ouvrit ses portes. L'esprit public, comprimé par l'occupation sarde, commença de se faire jour. De tous côtés, les Français étaient accueillis en libérateurs. Les Piémontais fuyaient au milieu des acclamations qui saluaient le drapeau tricolore. Des députations de tous les villages accouraient au-devant du général Montesquiou ; sa marche était un triomphe ; des députés vinrent à sa rencontre jusqu'au château des Marches pour lui apporter les clefs de Chambéry, et, le lendemain, avec une escorte de cent chevaux, huit compagnies de grenadiers et quatre pièces de canon, il entrait dans la ville, où l'attendait un grand repas, offert par le conseil municipal à lui, à ses officiers et à ses soldats.
Dès lors la Savoie fut incorporée à la France sous le nom de département du Mont-Blanc, qu'elle conserva jusqu'en 1814.
Cette première conquête s'était faite par la seule supériorité des manoeuvres du général français sur son adversaire et sans tirer un seul coup de fusil.
Pendant ce temps, le général Anselme s'emparait du comté de Nice et ajoutait à la France le département des Alpes-Maritimes, lequel fut bientôt augmenté du territoire de la principauté de Monaco.
Mais là s'arrêta l'invasion française. La guerre civile commençait de rugir à l'intérieur. Jean Chouan avait soulevé la Vendée avec ses sifflements nocturnes ; l'échafaud, en permanence sur la place de la Révolution, réclamait sa part de sang ; le général Montesquiou, proscrit par la Convention, parvint à gagner la Suisse et à y trouver un asile. Anselme, arrêté, paya de sa tête la conquête de Nice. Biron le remplaça dans son commandement et lui succéda sur l'échafaud. Enfin Kellermann auquel mon père devait succéder, nommé général en chef à son tour, vint prendre un poste que la suspicion rendait plus dangereux que la mitraille ; mais bientôt Kellermann se trouve entre l'armée piémontaise prête à prendre l'offensive et Lyon qui se révolte. Il jette alternativement les yeux vers l'Italie et vers la France, sépare sa petite armée en deux corps, en laisse un sous les ordres du général Brunet, et conduit lui-même l'autre sous les murs de Lyon.
Aussitôt le départ de Kellermann connu, les Piémontais, profitant de la réduction des troupes françaises, étaient tombés sur elles au nombre de vingt-cinq mille hommes. Mais, pendant dix-huit jours, cette poignée de braves résista, combattant sans cesse, ne reculant que pas à pas, ne perdant que vingt lieues de pays et sauvant tous ses magasins.
Cependant le général Brunet ne pouvait résister plus longtemps ; il fit connaître sa position à Kellermann. Kellermann quitte aussitôt le siège de Lyon, accourt à l'armée, conduisant un renfort de trois mille hommes qui portent la totalité de ses forces à huit mille hommes ; trois cents gardes nationaux sont placés par lui en seconde ligne, et, avec ces faibles moyens, il reprend l'offensive le 13 septembre 1793.
Son plan d'attaque, parfaitement combiné par lui et non moins bien exécuté par ses lieutenants et ses soldats, eut un succès complet, et, dès le 9 octobre suivant, les ennemis étaient chassés du Faucigny, de la Tarantaise et de la Maurienne ; repoussés de position en position.
Les Piémontais voulurent enfin tenir dans celle de Saint-Maurice, où ils avaient établi plusieurs pièces de canon. L'avant-garde y arriva le 4 octobre à sept heures du matin ; la canonnade dura jusqu'à dix heures, moment où le gros de l'armée parut avec l'artillerie. Aussitôt, et pendant que les canons français font taire la batterie ennemie, Kellermann donne l'ordre au 2e bataillon de chasseurs de tourner les Piémontais. Habitués à cette guerre de montagnes, les huit cents hommes qui le composent s'élancent à travers les rochers, franchissent les précipices, se suspendent au-dessus des abîmes et abordent les Piémontais avec une telle impétuosité, que ceux-ci ne peuvent soutenir leur choc et fuient en désordre, abandonnant Saint-Maurice.
De ce village, qu'il vient de quitter, Kellermann écrit à la Convention :

« Le mont Blanc a été envahi il y a quelques jours par un ennemi nombreux, et le mont Blanc est évacué aujourd'hui ; la frontière de Nice à Genève est libre, et la retraite des Piémontais de la Tarantaise nécessitera celle de la Maurienne. La prise du mont Blanc a coûté deux mille hommes à l'ennemi et une immense quantité d'argent. »

La récompense de Kellermann fut un décret d'arrestation et l'ordre de comparaître devant la Convention.
Ce fut pour le remplacer, tandis qu'il allait rendre compte de ses victoires, que mon père fut appelé à l'armée des Alpes.
Son premier soin, en arrivant, fut de reconnaître les lignes de l'ennemi et de rétablir les communications rompues entre l'armée des Alpes et l'armée d'Italie ; tout en s'occupant de ces premières opérations, il envoya à la Convention un plan de campagne, qui fut adopté.
Pendant ce temps, mon père s'était abouché avec les plus hardis chasseurs de chamois ; il avait fait avec eux une ou deux excursions pour leur prouver qu'il était digne de faire leur partie, et, ayant gagné leur confiance, ou plutôt leur dévouement, dans ces courses au milieu des neiges, il convertit en guide ses compagnons de chasse.
Un matin, le général en chef quitta l'armée, dont il laissa le commandement au général Bagdelaune, prit des vivres pour quelques jours et partit avec trois de ses affidés.
Il fut cinq jours absent ; pendant ces cinq jours, il étudia tous les passages par lesquels on pouvait arriver jusqu'à la redoute du mont Cenis. Cette étude n'était pas chose facile, attendu qu'elle ne pouvait se faire que la nuit et au milieu des abîmes dans lesquels le moindre faux pas eût précipité l'imprudent éclaireur.
Le cinquième jour, il revint.
Le mont Cenis était le noeud stratégique du plan, le pivot sur lequel toutes les manoeuvres devaient tourner ; le mont Cenis était réputé imprenable, à cause de ses neiges éternelles, de ses abîmes sans fond et de ses chemins impraticables.
En rentrant au camp, mon père dit :
- Dans un mois, le mont Cenis sera à nous.
Il avait, pour le seconder dans cette entreprise, il faut le dire, des hommes habitués depuis un an à cette guerre de montagnes et qui n'avaient jamais reculé que devant l'impossible ; maintenant, c'était l'impossible qu'il fallait vaincre : il fallait que les soldats passassent là où jamais montagnard n'avait passé ; il fallait que le pied de l'homme foulât une neige qui ne connaissait encore que le sabot du chamois ou la serre de l'aigle.
Mon père fit faire trois mille crampons de fer qu'il distribua à ses soldats et avec lesquels ils s'étudièrent à passer dans les endroits les plus difficiles.
Le printemps arriva, et avec lui la possibilité d'agir ; mais, de leur côté, les Piémontais s'étaient mis sur une terrible défensive. Le mont Cenis, le Valaisan et le petit Saint-Bernard étaient hérissés de canons. Mon père décida que l'on commencerait par s'emparer du Saint-Bernard et du Valaisan.
Les ennemis qu'il fallait atteindre bivouaquaient au-delà des nues. C'était une guerre de titans : le ciel à escalader.
Dans la soirée du 24 avril, le général Bagdelaune reçut l'ordre de gravir le petit Saint-Bernard, afin de se trouver au point du jour prêt à l'attaquer.
Mon père s'était réservé le mont Valaisan.
Le général Bagdelaune se mit en marche à neuf heures du soir ; pendant dix heures, il marcha dans des précipices sans suivre aucun chemin frayé, et sur la foi des guides, qui plus d'une fois, trompés eux-mêmes par l'obscurité, égarèrent nos soldats ; enfin, à la pointe du jour, il parvient à la redoute, l'attaque avec le courage et l'impétuosité dont les hommes qu'il commande ont déjà tant de fois donné des preuves. Mais la redoute est terrible, la montagne semble un volcan enflammé, trois fois Bagdelaune ramène à la charge ses soldats repoussés trois fois ; tout à coup, les bouches des canons d'une redoute avancée, dont mon père vient de s'emparer, changent de direction ; une pluie de boulets écrase les défenseurs du Saint-Bernard ; mon père a réussi le premier dans son entreprise, c'est lui qui a tourné contre les Piémontais leurs propres canons. Le mont Valaisan, qui devait protéger le Saint-Bernard, le foudroie. Les Français, reconnaissant le secours inattendu qui leur arrive, s'élancent une quatrième fois. Les Piémontais, intimidés par cette puissante diversion, n'essayent pas même de résister, de tous côtés ils fuient. Le général Bagdelaune lance à leur poursuite deux bataillons des nouvelles levées de la Côte-d'or et le deuxième bataillon de chasseurs ; pendant trois lieues, les Piémontais sont poursuivis et relancés, comme des chamois, à la trace du sang ; vingt pièces de canon, six obusiers, treize pièces d'artillerie de montagne, deux cents fusils et deux cents prisonniers sont les trophées de cette double victoire.
Reste le mont Cenis.
C'est pour s'emparer de cette dernière redoute, qui doit compléter la libre et entière occupation de la Savoie, en enlevant aux Piémontais tous les moyens de déboucher dans ce duché à leur volonté et en les forçant à cantonner dans les plaines du Piémont, que le général en chef de l'armée des Alpes a pris toutes ses dispositions.
Déjà plusieurs tentatives avaient été faites et avaient avorté ; dans une de ces tentatives, essayée au mois de février, le général Sarret avait perdu la vie. Le pied lui avait manqué, il avait roulé au fond d'un précipice et son corps était resté enseveli sous les neiges.
De là le soin que mon père avait pris de faire faire des crampons pour lui et pour ses hommes.
Le mont Cenis était attaquable de trois côtés seulement ; le quatrième était tellement défendu par la nature, que les Piémontais s'étaient contentés de le protéger par un rang de palissades.
Pour arriver de ce côté, il fallait monter du fond même d'un abîme.
Mon père simula des attaques sur trois faces ; puis le soir du 19 floréal 8 mai, il partit avec trois cents hommes.
Il devait tourner la montagne, gravir l'inaccessible rocher et donner le signal de l'attaque aux autres corps par son attaque même.
Avant de commencer l'ascension, mon père montra à ses hommes le roc qu'il fallait gravir.
- Tout homme qui tombera, dit-il, doit comprendre d'avance qu'il est un homme mort et que, dans une pareille chute, rien ne peut le sauver. Il est donc inutile qu'il crie : son cri ne le sauvera point et peut faire manquer l'entreprise en donnant l'éveil.
Trois hommes tombèrent ; on entendit leurs corps bondir de rocher en rocher ; mais on n'entendit pas un cri, pas une plainte, pas un soupir.
On arriva sur le plateau. Quoique la nuit fût obscure, on pouvait distinguer du fort cette longue ligne noire qu'allaient tracer sur la neige les habits bleus des soldats. Mais le cas était prévu ; chaque homme avait roulé sur son sac une chemise et un bonnet de coton.
C'était l'uniforme ordinaire de mon père, lorsque, la nuit, il chassait le chamois. On arriva jusqu'au pied des palissades sans avoir éveillé un seul qui-vive.
Parvenus aux palissades, les soldats commencèrent à escalader ; mais mon père, grâce à sa force herculéenne, trouva un moyen plus simple et moins bruyant : c'était de prendre chaque homme par le fond de son pantalon et le collet de son habit et de le jeter pardessus les palissades. La neige amortissait à la fois et la chute et le bruit.
Surpris pendant leur sommeil, et voyant au milieu d'eux les soldats français sans savoir comment ils y étaient parvenus, les Piémontais firent à peine résistance.
Un mois, juste jour pour jour, après la prédiction faite, le mont Cenis était à nous.
Tandis que mon père enlevait le mont Cenis, une autre colonne de l'armée des Alpes, passant par le col d'Argentière, en avant de Barcelonnette, s'emparait du poste des Barricades, envahissait la vallée de la Hure et mettait ainsi l'armée des Alpes presque en relation avec l'armée d'Italie, dont l'extrême gauche s'avançait jusqu'au-dessus du petit village d'Isola, vers San Dalmatio-Salvatico.
Mon père en était arrivé juste au point où l'on rappelait les généraux en chef de l'armée des Alpes pour les guillotiner.
Il s'attendait à cette récompense ; aussi ne fut-il point étonné de recevoir cette lettre :

« 6 messidor an II.

Citoyen général,
Tu es invité à quitter à l'instant même l'armée des Alpes, et à te rendre à Paris, pour répondre aux accusations dont tu es l'objet. »
                    Collot d'Herbois.

Les accusations, ou plutôt l'accusation sur laquelle mon père avait à répondre était celle-ci :
Mon père était entré par un temps très rigoureux dans le petit village de Saint-Maurice. La première chose qu'il avait aperçue sur la grande place de ce village, c'était une guillotine toute dressée et prête à fonctionner.
Il s'était informé, et avait appris qu'on allait exécuter quatre malheureux, coupables d'avoir essayé de soustraire à la fonte la cloche d'une église.
Le crime n'avait point paru à mon père digne de mort, et, se retournant vers le capitaine Dermoncourt, qui devait bientôt devenir son aide de camp :
- Dermoncourt, lui avait-il dit, il fait très froid, comme tu le vois, et comme tu peux même le sentir ; nous ne trouverons peut-être pas de bois à l'endroit où nous allons ; fais donc démolir et emporter cette vilaine machine peinte en rouge que tu vois là-bas, et nous nous chaufferons avec.
Dermoncourt, habitué à l'obéissance passive, avait obéi passivement.
Cette opération, exécutée avec une rapidité toute militaire, embarrassa beaucoup le bourreau, qui avait quatre hommes à guillotiner et qui n'avait plus de guillotine.
Ce que voyant mon père, il eut pitié du pauvre homme, prit les quatre prisonniers, lui en donna un reçu, et les invita à gagner le plus vite possible la montagne.
Les prisonniers, comme on le pense bien, ne se le firent pas dire deux fois.
Par un miracle, mon père ne paya point de sa tête ces quatre têtes qu'il avait sauvées ; et, grâce à la prise du Saint-Bernard, du Valaisan et du mont Cenis, on lui pardonna cet attentat patriotique.
Seulement, le nom de monsieur de l'Humanité, devenu plus applicable que jamais, lui fut plus que jamais appliqué.
J'ai déjà dit que mon père avait du bonheur.

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