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Chapitre LXVIII


Espoir en Laffitte. – Espoir déçu. – Projets nouveaux. – M. Lecornier. – Comment et à quelles conditions je m'étais habillé à neuf. – Bamps, tailleur, rue du Helder, 12. – Bamps à Villers-Cotterêts. – Je visite avec lui notre propriété. – Pyrame suit un boucher. – Un caprice d'Anglais. – Je vends Pyrame. – Mes premiers cent francs. – L'emploi qu'ils ont. – Bamps repart pour Paris. – Crédit ouvert.

Quoique j'eusse répondu à ma mère que mon retour n'était que provisoire, comme disait M. Lefèvre, elle s'était bien doutée, au fond, que ce retour était définitif.
Son doute se changea en certitude, quand elle vit se passer le dimanche, le lundi, le mardi, sans que je parlasse de retourner à Crépy ; mais, pauvre mère ! elle ne me dit pas un mot de cette catastrophe ; il lui en avait tant coûté de se séparer de moi, que, puisque Dieu m'avait renvoyé à elle, elle me rouvrait maternellement sa porte, ses bras et son coeur.
Au reste, j'avais quelque espoir : Adolphe m'avait promis de faire faire pour moi des démarches auprès de M. Laffitte, le banquier ; si M. Laffitte m'accordait une place dans ses bureaux, où l'on était occupé de dix heures à quatre heures, il nous resterait toute la soirée et toute la matinée pour travailler.
D'ailleurs, ne restât-il pas de temps, on en ferait. Le principal était d'être à Paris, l'important était d'allumer notre pauvre chandelle au foyer universel, immense, éblouissant, qui éclairait le monde.
Quinze jours après mon retour de Crépy, je reçus une lettre d'Adolphe. Les demandes avaient échoué, les bureaux de M. Laffitte regorgeaient d'employés ; on parlait de faire une épuration.
Dès lors, je résolus de mettre en pratique, à la première occasion, le projet que j'avais arrêté pendant la dernière nuit d'insomnie que j'avais passée chez M. Lefèvre.
Ce projet était parfaitement simple, et, par sa simplicité même, il me paraissait propre à réussir.
Je choisissais, dans le portefeuille de mon père, une douzaine de lettres du maréchal Jourdan, du maréchal Victor, du maréchal Sébastiani, de tous les maréchaux qui vivaient encore enfin, et avec lesquels mon père avait été en relations. Je réunissais une petite somme. Je partais pour Paris. Je faisais des démarches auprès de ces anciens amis de mon père. Ils en faisaient de leur côté, et c'était bien le diable si quatre ou cinq maréchaux de France, dont un était ministre de la guerre, n'arrivaient pas, en réunissant leurs influences, à trouver une place de douze cents francs au fils de leur ancien compagnon d'armes.
Mais tout cela, qui a l'air simple et naïf, au premier coup d'oeil, comme une pastorale de Florian, était d'une exécution assez difficile.
La petite somme, si petite qu'elle fût, n'était point aisée à réunir. D'ailleurs, une dépense que j'avais faite inconsidérément à Crépy vint compliquer la situation.
A Crépy, je m'étais lié avec un jeune homme qui avait habité Paris : on le nommait Lecornier. C'était le frère de cette gracieuse personne dont j'ai consigné le prénom dans un de mes précédents chapitres vous vous le rappelez, quoiqu'il n'ait été prononcé qu'une fois, ce charmant nom d'Athénaïs, qui veut dire Athènes, Minerve, Pallas, chose que bien certainement ignorait celle qui le portait.
Donc, honteux d'aller dans le monde aristocratique de Crépy avec mes vieux habits de Villers-Cotterêts, j'avais obtenu, comme j'étais absolument de la même taille que Lecornier, qu'il écrivît à son tailleur de me faire un habit, un gilet et un pantalon.
Lecornier avait écrit. J'avais envoyé mes vingt francs à valoir sur la fourniture, et, quinze jours après, le tailleur m'avait expédié les effets avec la facture de cent cinquante-cinq francs, sur laquelle les vingt francs que j'avais envoyés étaient portés en acompte.
Il était convenu que le reste de la facture se payerait par vingt francs, et mois par mois.
Le tailleur se nommait Bamps, et logeait rue du Helder, n° 12. On voit, au chiffre de la fourniture, que, quoique Bamps logeât dans le quartier fashionable, ce n'était ni un Chevreuil ni un Staub ; non, c'était un industriel à prix doux, égaré hors du Quartier latin, où il eût dû toujours rester.
Mais, par cela même qu'il faisait de petites affaires, Bamps avait d'autant plus besoin de leur petit produit.
Quelque économie que j'eusse appelée à mon aide, je n'avais pu, le mois suivant, mettre de côté les vingt francs promis.
Ne les ayant pas, je n'avais donc pu les envoyer.
Cette première infraction à notre traité avait inspiré des inquiétudes à Bamps. – Cependant Bamps connaissait Lecornier comme appartenant à une famille, sinon riche, du moins aisée ; Lecornier tenait, avec une exactitude scrupuleuse, ses engagements envers lui ; il devait donc attendre, avant de manifester son souci.
Le second mois arriva. Il y avait même impossibilité de ma part, et, en conséquence, redoublement d'inquiétude de la part de Bamps.
Sur ces entrefaites, j'avais quitté Crépy – on sait dans quelles circonstances – et j'étais revenu à Villers-Cotterêts.
Cinq ou six jours après mon départ, Bamps, de plus en plus inquiet, avait écrit à Lecornier.
Lecornier avait répondu en indiquant ma nouvelle adresse.
Il en résulta qu'un jour – vers le commencement du troisième mois depuis la fourniture –, comme je flânais sur le seuil de la porte, une heure sonnant au clocher de la ville, la diligence venant de Paris s'arrêta sur la place, et il en descendit un voyageur qui fit au conducteur deux ou trois questions, s'orienta, et vint droit à moi.
Je devinai une partie de la vérité. Bamps marchait les genoux en dehors comme Duguesclin, et il fallait certainement être homme d'armes ou tailleur pour marcher ainsi.
Je ne m'étais pas trompé : l'inconnu vint droit à moi, et se fit connaître ; c'était Bamps.
Il s'agissait de jouer quelque chose comme la scène de don Juan et de M. Dimanche ; ce qui était d'autant plus difficile que je n'avais jamais lu Don Juan.
Cependant l'instinct suppléa à l'instruction.
Je reçus Bamps à merveille ; je le présentai à ma mère, à laquelle par bonheur, j'avais touché quelques mots de cette première dette ; je le fis rafraîchir, et lui proposai de s'asseoir, ou, à son choix, de venir visiter notre propriété.
Dans la situation de Bamps, le choix était fait d'avance : il préféra visiter notre propriété.
Maintenant, qu'était-ce que cette propriété dont le lecteur m'a déjà entendu parler, mais qu'il a certainement oubliée ?
Cette propriété, c'était cette maison de M. Harlay dont ma mère payait la rente viagère depuis quelque chose comme quarante ans !
M. Harlay était mort pendant mon séjour chez maître Lefèvre ; mais, comme s'il en eût fait le pari, il était mort le jour anniversaire de sa naissance, lequel terminait triomphalement sa quatre-vingt-dixième année !
Malheureusement, cette mort ne nous avait pas porté un grand profit. Ma mère avait emprunté, sur la maison et le jardin, à peu près la valeur de la maison et du jardin ; de sorte que, par cet héritage, nous n'étions ni plus riches ni plus pauvres ; et même, comme il y avait eu certains droits à payer, je me hasarderai à dire que nous étions plus pauvres, au lieu d'être plus riches.
Mais Bamps ignorait ces détails. Je lui proposai donc, comme je l'ai dit, de venir faire un tour dans nos propriétés.
Il accepta. Je détachai Pyrame, et nous sortîmes.
Au bout de cinquante pas, Pyrame nous quitta pour suivre un boucher qui passait avec une moitié de mouton sur son épaule.
Je consigne ce fait qui, tout insignifiant qu'il paraît au premier abord, ne fut pas sans influence sur ma destinée. Car que serait-il arrivé de moi et de Bamps, si ce boucher, nommé Valtat, n'avait point passé, et si Pyrame ne l'avait pas suivi ?
Nous continuâmes notre chemin, sans nous occuper de Pyrame. A tout moment, l'homme coudoie un grand événement sans le voir et sans le sentir.
Nous fûmes bientôt arrivés. La maison de M. Harlay, devenue la nôtre, était située elle-même sur la place de La Fontaine, à deux cents pas, peut-être, de celle que nous habitions.
J'avais pris les clefs : j'ouvris les portes, et nous commençâmes par visiter l'intérieur de la maison.
Il n'était pas propre à inspirer une grande confiance : tout y avait vieilli avec le bonhomme qui venait d'y mourir, lequel se serait bien gardé d'y faire une seule réparation, attendu, disait-il, qu'elle durerait toujours bien autant que lui.
Elle avait duré autant que lui, c'était vrai ; mais, néanmoins, il était temps qu'il mourût.
S'il eût tardé seulement un an ou deux à prendre ce parti, c'était lui qui durait plus que la maison.
L'intérieur de notre pauvre propriété offrait donc l'aspect du plus triste abandon, du plus complet délabrement.
Les parquets étaient défoncés, les papiers déchirés, les carreaux cassés.
Bamps secouait la tête, et, dans son baragouin, moitié alsacien, moitié français :
- ­'êdre en pien maufais édat, disait-il. Ah ! mon Tieu ! mon Tieu !
Bien certainement j'eusse offert à Bamps la maison en échange de sa facture, qu'il n'en aurait pas voulu.
Quand la maison fut visitée :
- Allons voir le jardin maintenant, dis-je à Bamps.
- Il êdre-dil en auzi maufais édat que la maison, le chartin ? demanda-t-il.
- Dame !... tout cela est un peu abandonné ; mais maintenant que c'est à nous...
- Il fa valloir peaucoub d'archent pour endredenir cette fieille gargotte, fit judicieusement observer Bamps.
- Bah ! on en trouvera, répondis-je, si ce n'est pas dans notre poche, ce sera dans celle des autres.
- Pon ! alors, si fous en droufez, dant mieux !
Nous avions traversé la cour, et nous entrions dans le jardin.
C'était au commencement d'avril ; il venait de s'écouler deux ou trois belles journées – vous savez, de ces journées qui, comme des servantes fidèles, plient le manteau blanc de l'hiver, et déplient la robe verte du printemps. Or, le jardin, tout abandonné qu'il était comme les appartements, poursuivait son oeuvre de vie, en opposition avec l'oeuvre de mort de la maison.
La maison vieillissait tous les ans. Tous les ans, le jardin rajeunissait. On eût dit que les arbres, pour un bal donné par la forêt, s'étaient fait poudrer : pommiers et poiriers en blanc, pêchers et amandiers en rose.
Rien n'était jeune, rien n'était frais, rien n'était vivant comme ce jardin du mort.
Tout se réveillait avec cette nature, qui se réveillait elle-même ; les oiseaux commençaient à chanter, et trois ou quatre papillons, trompés par ces fleurs et par ce premier rayon de soleil, voletaient encore engourdis ; pauvres éphémères, nés le matin, et qui devaient mourir le soir !
- Eh bien, demandai-je à Bamps, que dites-vous du jardin ?
- Ah ! il êdre drès choli ; c'êdre malheureux gu'il ne zoit bas tans la rue de Rifoli.
- Il y aura pour plus de cent écus de fruits, voyez-vous, dans ce jardin-là.
- Foui, s'il ne fient pas de maufaises chelées !
Nous fîmes le tour du jardin ; puis, lorsque je crus voir que la satisfaction l'emportait sur le doute, je ramenai Bamps à la maison.
Le dîner nous attendait. Je crois que le dîner fit passer Bamps de la satisfaction au doute.
- Eh pien, me dit-il, quand il eut pris sa tasse de café et sa goutte de cognac, nous allons un beu barler de nos betides avaires.
- Comment donc, mon cher Bamps ! volontiers.
Ma mère poussa un soupir.
- Foilà, continua Bamps, la vagdure, il êdre de cent cinguante-zingue francs.
- Sur lesquels je vous en ai donné vingt.
- ­ur lesquels vous m'en afre tonné fingt : restent cent drende-zingue. Sur ces cent drende-zingue, fous tefiez m'en tonner fingt par mois. Il y a teux mois t'écoulés : cela fait guarande que fous me tevez.
- Quarante juste, mon cher, vous comptez comme Barême.
- Foui, che gompde pien.
La situation devenait embarrassante. En ouvrant le comptoir de ma pauvre mère, et en le grattant jusqu'au dernier sou, on n'y eût certes pas trouvé les quarante francs réclamés. Juste en ce moment-là, la porte s'ouvrit.
- M. Dumas est-il ici ? demanda une voix des plus vulgaires.
- Oui, M. Dumas est ici, répondis-je de mauvaise humeur. Que lui voulez vous ?
- Ce n'est pas moi qui lui veux.
- Et qui donc, alors ?
- Un Anglais qui est chez M. Cartier.
- Un Anglais ? répétai-je.
- Oui, un Anglais qui est très pressé de vous voir.
C'était bien mon affaire ! si pressé que fût l'Anglais de me voir, il ne l'était pas autant que je l'étais, moi, de quitter Bamps.
- Mon cher Bamps, lui dis-je, je reviens ; attendez-moi. A mon retour, nous finirons nos comptes.
- Refenez vite, il vaut que je rebarte ce soir.
- Soyez tranquille, je ne fais qu'aller et venir.
Je pris ma casquette, et je suivis le garçon d'écurie, qui avait déclaré à ma mère, fort surprise, qu'il avait ordre de ne pas revenir sans moi.
Cartier, chez lequel était l'Anglais qui me faisait demander, était un vieil ami de notre famille, aubergiste à la Boule d'or, hôtel situé à l'extrémité est de la ville, sur la route de Soissons. C'était chez lui qu'on prenait les diligences. Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que l'Anglais qui me faisait demander fût chez lui ; ce qu'il y avait d'étonnant, c'est que cet Anglais me fît demander.
Lorsque je parus dans la cuisine, le père Cartier, qui se chauffait, selon son habitude, au coin du feu, s'approcha de moi.
- Viens vite, me dit-il ; je crois que je vais te faire faire une bonne affaire.
- Ah ! ma foi, elle sera la bienvenue, répondis-je ; jamais je n'ai eu tant besoin de faire une bonne affaire.
- Alors, suis-moi.
Et Cartier, marchant devant moi, me conduisit à un petit salon où dînaient les voyageurs.
Au moment où nous ouvrîmes la porte, nous entendîmes une voix qui disait avec un accent anglais fortement prononcé :
- Prenez garde ! master le hôte, le dog ne pas connaître moi, et sauver lui.
- Ne craignez rien, milord, répondit Cartier, j'amène son maître.
Pour tout aubergiste, un Anglais a droit au titre de milord ; aussi n'épargne t-on pas ce titre ; il est vrai qu'en général on le fait payer.
- Ah ! entrez, sir, dit l'Anglais, essayant de se soulever en appuyant les deux bras sur les bras de son fauteuil.
Il n'y put réussir.
Ce que voyant, je m'empressai de lui dire :
- Ne vous dérangez pas, monsieur, je vous prie.
- Oh ! je ne dérange pas moâ, dit l'Anglais retombant dans son fauteuil avec un grand soupir.
Le temps qu'il mit à se soulever et à retomber dans son fauteuil avec ce mouvement d'élévation et d'affaissement dont peut donner l'idée une omelette soufflée qui crève, fut employé par moi à jeter vivement les yeux sur lui et autour de lui.
C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'un blond rouge, avec les cheveux coupés en brosse et les favoris taillés en collier ; il avait un habit bleu à boutons de métal, un gilet chamois, une culotte de casimir gris, avec des guêtres de pareille couleur, comme en portent les grooms.
Il était assis devant la table où il venait de dîner. Cette table offrait les débris d'un repas de six personnes.
Il pouvait peser de trois cents à trois cent cinquante livres.
A terre, assis mélancoliquement le derrière sur le parquet, était Pyrame ; autour de Pyrame gisaient, étincelantes, dix ou douze assiettes récurées avec cette propreté que je lui connaissais à l'endroit des assiettes sales.
Cependant, sur une dernière, restaient quelques reliefs non achevés.
C'étaient ces reliefs non achevés qui devaient être la cause de la mélancolie de Pyrame.
- Venez parler à moâ, monsieur, s'il vos plaît, me dit l'Anglais.
Je m'approchai. Pyrame me reconnut, bâilla en signe de reconnaissance, se coucha sur son ventre pour se rapprocher de moi autant que possible, allongeant ses pattes sur le parquet, et son museau sur ses pattes.
- Me voici, monsieur, dis-je à l'Anglais.
- Bien ! fit-il.
Puis, après une pause :
- Le dog à vos, il plaît à moâ, dit-il.
- C'est bien de l'honneur pour lui, monsieur.
- Et l'on a dit à moâ que vos consentiriez peut-être à le vendre à moâ, si je vos en priais fort bien.
- Il ne faudra pas m'en prier fort bien, monsieur ; je cherchais à m'en défaire, et, du moment où il vous fait plaisir...
- Oh ! oui, il fait plaisir à moâ !
- Eh bien, prenez-le.
- Oh ! je ne demande pas le dog pour rien.
Cartier me poussait le coude.
- Monsieur, lui dis-je, je vous ferai observer que je ne suis pas marchand de chiens ; on m'a donné celui-ci, je vous le donne.
- Oui ; mais il a coûté le nourriture à vos ?
- Oh ! la nourriture d'un chien n'est pas chère.
- N'importe, il est juste que je le paye, le nourriture... Combien y a-t-il de temps que vos avez le dog ?
- Deux ans, à peu près.
- Je vos devé son nourriture pendant deux ans.
Cartier continuait à me pousser le coude.
De mon côté, je commençais à comprendre que la nourriture du chien allait merveilleusement m'aider à payer l'habit du maître.
- Eh bien, soit, dis-je, vous me payerez sa nourriture.
- Estimez le nourriture.
- Que pensez-vous de cinquante francs par an ?
- Oh ! oh !
- Est-ce trop ? demandai je.
- Au contraire, je trouvé que ce n'être pas assez : le dog, il mangé beaucoup.
- Oui, c'est vrai, monsieur, je voulais même vous en prévenir.
- Oh ! je l'ai vu, mais je aimé, moâ, les animals et les gens qui mangé beaucoup ; c'est qu'ils ont un bon estomac, et le bon estomac, il faisé le bon humour.
- Eh bien, alors, vous serez servi à votre guise.
- Vos disé donc que c'été dix napoléons ?
- Non, monsieur, j'ai dit cinq napoléons.
Cartier me poussait de plus en plus le coude.
- Ah ! cinq napoléons ?... Vos ne voulé pas dix ?
- Non, monsieur, et encore est-ce parce que cinq napoléons me tirent d'un grand embarras dans ce moment-ci.
- Volez-vos quinze napoléons ? Je trouvé que le dog, il valé quinze napoléons.
- Mais non, mais non ; donnez-moi cinq napoléons, et le chien est à vous.
- Comment il appelé lui, le dog ?
- Pyrame.
- Pyrame ! fit l'Anglais.
Pyrame ne bougea pas.
- Oh ! continua l'Anglais, comment dites-vos qu'il appelé lui ?
- Je vous ai dit Pyrame.
- Il n'avé pas bougé quand j'ai appelé lui.
- C'est qu'il n'est pas encore habitué à la prononciation.
- Oh ! il habituera lui.
- Cela ne fait pas de doute.
- Vos croyez ?
- J'en suis sûr.
- Bon ! je rends grâce à vos, monsieur ; voilà les cinq napoléons.
J'hésitais à les prendre ; mais il y avait eu, dans l'accent anglais avec lequel avaient été prononcées les dernières paroles, une intonation qui m'avait si cruellement rappelé l'accent allemand de Bamps, que je me décidai.
- Je vous remercie, monsieur, lui dis-je.
- C'est moi qui remercié vos, au contraire, répondit l'Anglais en essayant de se lever de nouveau, tentative qui fut aussi malheureuse que la première.
Je lui fis un signe de la main, tout en saluant ; il retomba dans son fauteuil, et je sortis.
- Ah çà ! demandai-je au père Cartier, comment donc se fait-il que Pyrame soit tombé dans les mains d'un pareil maître ?... Il est né coiffé, ce gaillard là !
- C'est la chose la plus simple : Valtat m'apportait une moitié d'agneau ; Pyrame a senti la chair fraîche, il a suivi Valtat. Valtat venait ici, Pyrame est venu ici. L'Anglais descendait de voiture ; il a vu ton chien. On lui a recommandé l'exercice de la chasse ; il m'a demandé si le chien était bon ; je lui ai dit que oui. Il m'a demandé à qui était le chien ; je lui ai dit qu'il était à toi. Il m'a demandé si tu consentirais à le vendre ; je lui ai dit que j'allais t'envoyer chercher, et qu'il s'en informerait à toi-même. Je t'ai envoyé chercher... tu es venu... te voilà... Pyrame est vendu et tu n'en es pas fâché ?
- Ma foi, non ! Le gredin était si voleur, que j'aurais été obligé de le donner ou de lui casser la tête... Il nous ruinait !
Cartier fit un mouvement des épaules, qui voulait dire : « Ce n'est pas difficile ! »
Puis, passant à un autre ordre d'idées :
- Te voilà donc revenu ? me dit-il.
- Vous le voyez bien.
- Tu t'ennuyais à Crépy ?
- Je m'ennuie partout.
- Que veux-tu donc faire ?
- Parbleu ! je veux aller à Paris.
- Et quand pars-tu ?
- Peut-être plus tôt que vous ne croyez.
- Ne pars pas sans me donner ma revanche.
- Soyez tranquille !
Avant de partir pour Crépy, j'avais battu Cartier à plate couture au billard.
- D'ailleurs, repris-je, si je pars, comme je ne partirai que par votre voiture, vous m'arrêterez sur le marchepied.
- C'est dit... Mais, cette fois, ce sera une partie à mort.
- A mort !
- Il faudra que les cinq napoléons restent sur la place.
- Vous savez que je ne joue jamais d'argent, et, quant à mes cinq napoléons, ils ont leur emploi.
- Allons, c'est bien... Adieu.
- Au revoir.
Et je quittai Cartier, avec un engagement pris. On verra où me conduisit cet engagement.
En rentrant à la maison, je trouvai Bamps, qui commençait à s'impatienter. La première voiture allant à Paris passait par Villers-Cotterêts à huit heures du soir : il en était sept.
- Ah ! pon, dit-il, fous foilà !... !... Che ne gompdais blus sur fous.
- Comment ! dis-je en imitant son jargon, fous ne gompdiez blus sur moi ?
Puissance admirable de l'argent ! je me moquais de Bamps, qui, une heure auparavant, me faisait frissonner de terreur.
Bamps fronça le sourcil.
- Nous tisons dong ? fit-il.
- Nous disons que je vous dois vingt francs par mois ; qu'il y a deux mois écoulés sans payement, et que, par conséquent, je vous dois quarante francs.
- Fous me tevez guarande vrancs.
- Eh bien, mon cher Bamps, les voici !
Et je jetai deux napoléons sur la table, en ayant soin de faire voir les trois autres au fond de ma main.
Ma pauvre mère me regarda avec le plus profond étonnement.
Je la rassurai d'un signe.
Le signe fit cesser la crainte, mais non l'étonnement.
Bamps examina ces deux napoléons, les frotta pour s'assurer qu'ils n'étaient pas faux, et les fit couler l'un après l'autre dans sa poche.
- Fous n'afre pesoin de rien ? demanda-t-il.
- Non, merci, très cher... D'ailleurs, je compte aller à Paris d'ici à peu de temps.
- Fous safez que je rediens fodre bradigue.
- Soyez tranquille, mon cher Bamps, c'est à la vie, à la mort ! Mais, si vous voulez partir à huit heures ?...
- Comment, si je feux bartir ? che grois pien !
- Eh bien, il n'y a pas de temps à perdre.
- Tiable ! tiable !
- Vous savez où s'arrête la voiture ?
- Foui.
- Eh bien, bon voyage.
- Atieu, monsir Toumas ! Atieu, matame Toumas !... Atieu, atieu !
Et Bamps, enchanté non seulement d'avoir touché quarante francs, mais encore d'être un peu rassuré sur sa créance, partit, en nous envoyant ses dernières bénédictions, de toute la vitesse de ses petites jambes.
Ma mère lui laissa le temps de refermer les deux portes.
- Mais, malheureux enfant, demanda-t-elle, où donc t'es-tu procuré de l'argent ?
- Ma mère, j'ai vendu Pyrame.
- Combien ?
- Cent francs.
- De sorte qu'il te reste soixante francs ?
- A ton service, bonne mère.
- Je suis bien forcée de les prendre. J'ai deux cents francs à payer demain à l'entreposeur, et je n'en avais là que cent cinquante.
- Les voici... mais à une condition...
- Laquelle ?
- C'est qu'au moment où je ferai mon voyage de Paris, tu me les rendras.
- Et avec quoi ?
- Cela me regarde.
- Allons, soit... En vérité, je commence à croire que le bon Dieu est avec toi.
Sur quoi, nous allâmes nous coucher tous les deux, avec cette foi sainte qui ne m'a jamais abandonné.
Cependant, je doute que la foi de ma mère fût, à ce moment-là surtout, aussi robuste que la mienne.

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1998-2010
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