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Chapitre LXXII


Régulus. – Talma et la pièce. – Le général Foy. – La lettre de recommandation et l'interrogatoire. – Réponse du duc de Bellune. – J'obtiens une place d'expéditionnaire surnuméraire chez M. le duc d'Orléans. – Voyage à Villers-Cotterêts pour annoncer la grande nouvelle à ma mère. – Le n° 9. – Je gagne un extrait à la loterie.

Les choses et les hommes commençaient à m'apparaître sous leur véritable point de vue, et le monde, que m'avait caché jusqu'à cette heure le brouillard de l'illusion, commençait à m'apparaître sous son véritable jour, tel que Dieu et le diable l'ont fait, brodé de bon et de mauvais, taché de pire.
J'allai conter tout cela à Adolphe.
- Continuez, me dit-il ; si votre histoire finit comme elle a débuté, vous pourrez en faire beaucoup mieux qu'un vaudeville : vous pourrez en faire une comédie.
Au reste, Adolphe s'était occupé de moi. On jouait Régulus, le soir, au Théâtre-Français ; il avait demandé à Lucien Arnault deux stalles d'orchestre, et me les avait gardées. Seulement, ce soir-là, il n'avait pas le temps de venir avec moi : La Pauvre Fille réclamait tous ses instants.
Je fus presque content de cette impossibilité : je pourrais ainsi rendre au général Verdier le spectacle en échange de son repas.
Je le trouvai à six heures, m'attendant chez lui ; je lui montrai mes deux billets, et lui fis ma proposition.
- Ah ! ma foi, dit-il, ce n'est pas de refus. Je ne me donne pas souvent le luxe du spectacle, et surtout de Talma... Tu connais donc des poètes, toi ?
- Oui, je connais M. Arnault.
- Très bien !
- Et puis je vous avouerai, général, que je désire rester à Paris surtout pour faire de la littérature.
- Bah ! vraiment ?
- Oui, général.
- Ecoute, tu m'as demandé des conseils ?...
- Sans doute.
- Eh bien, ne compte pas trop sur la littérature pour te nourrir ; tu m'as l'air d'avoir un bon appétit ; or, avec la littérature, il pourrait t'arriver de rester plus d'une fois sur ta faim... En tout cas, ces jours-là, tu viendras me trouver : le peintre partagera ses croûtes avec le poète. Ut pictura poesis ! Je n'ai pas besoin de t'expliquer cela, car tu sais le latin, je présume ?
- Un peu, général.
- C'est beaucoup plus que moi. – Allons dîner.
- Nous ne dînons donc pas chez vous ?
- Est-ce que tu crois que je suis assez riche, avec ma demi-solde, pour avoir une cuisinière et un ménage ? Non pas, non pas ! Je dîne au Palais- Royal, à quarante sous ; aujourd'hui, nous ferons un extra, et j'en aurai pour six francs. Tu vois que tu ne me coûtes pas cher, et que tu ne dois pas avoir de remords.
Nous nous rendîmes au Palais-Royal, où nous dînâmes, ma foi, très bien pour nos six francs, ou plutôt pour les six francs du général Verdier.
Puis nous allâmes prendre notre place à Régulus.
J'avais la mémoire pleine de Sylla ; je voyais entrer le sombre dictateur aux cheveux aplatis, à la tête couronnée, au front creusé par l'inquiétude ; sa parole était lente, presque solennelle ; son regard – celui du lynx et de l'hyène – s'abritait sous sa paupière clignotante comme celle des animaux qui ont l'habitude de veiller pendant la nuit et de voir dans l'obscurité.
C'était ainsi que j'attendais Talma.
Il entra, le pas rapide, la tête haute et la parole brève, ainsi qu'il convient au général d'un peuple libre et d'une nation conquérante ; il entra, enfin, tel que Régulus devait entrer. Plus de toge, plus de pourpre, plus de couronne : la simple tunique, serrée par la ceinture de fer, sans autre manteau que celui du soldat.
Voilà ce qu'il y avait d'admirable chez Talma, c'est que, dans sa personnalité, toujours celle du héros qu'il était appelé à représenter, il construisait un monde, il rebâtissait une époque. Oui, Talma, oui, vous étiez bien, cette fois, l'homme de la guerre punique, le collègue de Duillius, ce triomphateur à qui ses contemporains, ignorants encore de ces titres et de ces honneurs avec lesquels on récompense les défenseurs de la patrie, donnèrent un joueur de flûte pour suivre ses pas en tout lieu, et une colonne rostrale pour planter devant sa maison ; oui, vous étiez bien le consul qui, en abordant en Afrique, eut à combattre des monstres avant de combattre des hommes, et qui essaya des machines de guerre destinées à démanteler les murailles de Carthage en écrasant un boa de cent coudées ; vous étiez bien cet homme à qui deux victoires donnèrent deux cents villes, et qui refusait toute paix à Carthage, tant que Carthage, la reine de la Méditerranée, la suzeraine de l'océan, qui avait côtoyé l'Afrique au sud jusqu'au-delà de l'équateur, qui s'était égarée au nord jusqu'aux îles Cassitérides, tant que Carthage conserverait un vaisseau armé.
O Carthaginois ! peuple de marchands, d'avocats et de sénateurs, vous étiez perdus, cette fois ; et la race marchande l'emportait sur la race guerrière, les spéculateurs sur les soldats, les Hannon sur les Barca ; vous alliez consentir à tout ce qu'exigerait Régulus, s'il ne s'était pas trouvé à Carthage un Lacédémonien, un mercenaire, un Xantippe, lequel déclara que Carthage avait encore assez de ressources pour résister, et demanda le commandement en chef des armées. Le commandement lui fut accordé. C'était un Grec. Il attira les Romains en plaine, les enfonça avec sa cavalerie, et les fit écraser par ses éléphants. – Ce fut alors, ô Régulus- Talma ! que vous fîtes votre entrée dans Carthage, mais comme vaincu, mais comme prisonnier !
Certes, Lucien Arnault n'avait pas pressé ce magnifique sujet républicain au point d'en tirer tout le jus dramatique qu'il renfermait ; certes, il n'avait pas ressuscité cette Rome patiente et infatigable comme les boeufs qui traînent la charrue ; certes, il n'avait pas fait revivre la Carthage commerçante avec ses armées de condottieri recrutées parmi ces vigoureux Liguriens que Strabon nous montre, dans les montagnes de Gênes, brisant les rochers et portant d'énormes fardeaux ; parmi ces habiles frondeurs qui venaient des îles Baléares, qui arrêtaient, avec leurs pierres, le cerf dans sa course, l'aigle dans son vol ; parmi ces Ibériens si sobres et si robustes, qu'ils semblaient insensibles à la faim et à la fatigue, quand ils marchaient au combat avec leur saye rouge et leur épée à deux tranchants ; enfin, parmi ces Numides que nous combattons encore aujourd'hui à Constantine, à Djidjelli, cavaliers terribles, centaures maigres et ardents comme leurs coursiers.
Non, alors – et cependant l'époque n'est pas éloignée –, non, la poésie n'était pas là ; et vous aviez pris de ce grand sujet, mon cher Lucien, ce qu'il vous était permis d'en prendre, c'est-à-dire, non pas la peinture d'un peuple, mais le dévouement d'un homme.
Talma était magnifique plaidant, devant le sénat romain, le refus de la paix, qui est sa condamnation à mort ; Talma était splendide dans ce dernier cri qui, pendant deux cents ans, resta suspendu comme une menace sur la ville de Didon : « A Carthage ! à Carthage ! ».
Je rentrai chez moi, cette seconde fois, plus émerveillé encore que la première ; seulement, comme je connaissais mon chemin, je fis l'économie d'un fiacre.
D'ailleurs, c'était à peu près le chemin du général Verdier pour s'en aller au faubourg Montmartre ; il me déposa, en me serrant la main et en me souhaitant bonne chance, au coin de la rue Coquillière.
Le lendemain, à dix heures, je me présentai chez le général Foy. Il demeurait rue du Mont-Blanc, n° 64. Je fus introduit dans son cabinet, et le trouvai travaillant à son Histoire de la Péninsule.
Au moment où j'entrai, il écrivait debout, sur une de ces tables qui se lèvent ou s'abaissent à volonté.
Autour de lui, sur les chaises, sur les fauteuils, sur le parquet, étaient épars, dans une confusion apparente, des discours, des épreuves, des cartes géographiques et des livres ouverts.
En entendant ouvrir la porte de son sanctuaire, le général se retourna. Le général Foy devait être, à cette époque, un homme de quarante-huit à cinquante ans, maigre, plutôt petit que grand, aux cheveux rares et grisonnants, au front bombé, au nez aquilin, au teint bilieux.
Il portait la tête haute, avait la parole brève et le geste dominateur. On m'annonça.
- M. Alexandre Dumas ? répéta-t-il après le domestique. Faites entrer.
J'apparus tout tremblant.
- C'est vous qui êtes M. Alexandre Dumas ? me demanda-t-il.
- Oui, général.
- Seriez-vous le fils du général Dumas qui commandait l'armée des Alpes ?
- Oui, général.
- On m'a dit que Bonaparte avait été bien injuste pour lui, et que cette injustice s'était étendue à sa veuve ?
- Il nous a laissés dans la misère.
- Puis-je vous être bon à quelque chose ?
- Je vous avoue, général, que vous êtes à peu près mon seul espoir.
- Comment cela ?
- Veuillez d'abord prendre connaissance de cette lettre de M. Danré.
- Ah ! ce cher Danré !... Vous le connaissez ?
- C'était un ami intime de mon père.
- En effet, il habite à une lieue de Villers-Cotterêts, où est mort le général Dumas... Et que fait-il, ce cher Danré ?
- Mais il est heureux et fier d'avoir été pour quelque chose dans votre élection, général.
- Pour quelque chose ? Dites pour tout ! fit-il en décachetant la lettre. Savez-vous, continua-t-il tenant la lettre ouverte sans la lire, savez-vous qu'il a répondu de moi aux électeurs corps pour corps, honneur pour honneur ?... Ils ne voulaient pas me nommer ! J'espère que son entêtement ne lui a pas valu trop de reproches. – Voyons ce qu'il me dit.
Il se mit à lire.
- Oh ! oh ! il vous recommande à moi avec instance ; il vous aime donc bien ?
- Mais à peu près comme il aimerait son fils, général.
- Il faut d'abord que je sache à quoi vous êtes bon.
- Oh ! pas à grand-chose !
- Bah ! vous savez bien un peu de mathématiques ?
- Non, général.
- Vous avez, au moins, quelques notions d'algèbre, de géométrie, de physique ?
Il s'arrêtait entre chaque mot, et, à chaque mot, je sentais une nouvelle rougeur me monter au visage, et la sueur ruisseler de mon front en gouttes de plus en plus pressées.
C'était la première fois qu'on me mettait ainsi face à face avec mon ignorance.
- Non, général, répondis-je en balbutiant, je ne sais rien de tout cela.
- Vous avez fait votre droit, au moins ?
- Non, général.
- Vous savez le latin, le grec ?
- Le latin, un peu ; le grec, pas du tout.
- Parlez-vous quelque langue vivante ?
- L'italien.
- Vous entendez-vous en comptabilité ?
- Pas le moins du monde.
J'étais au supplice, et lui-même souffrait visiblement pour moi.
- Oh ! général, m'écriai-je avec un accent qui parut l'impressionner beaucoup, mon éducation est complètement manquée, et, chose honteuse ! c'est d'aujourd'hui, c'est de ce moment que je m'en aperçois... Oh ! mais je la referai, je vous en donne ma parole, et, un jour, un jour, je répondrai : « oui », à toutes les questions auxquelles je viens de répondre : « Non. »
- Mais, en attendant, mon ami, avez-vous de quoi vivre ?
- Rien ! rien ! rien, général ! répondis-je écrasé par le sentiment de mon impuissance.
Le général me regarda avec une profonde commisération.
- Et cependant, dit-il, je ne veux pas vous abandonner...
- Non, général, car vous ne m'abandonneriez pas seul ! Je suis un ignorant, un paresseux, c'est vrai ; mais ma mère, qui compte sur moi, ma mère, à qui j'ai promis que je trouverais une place, ma mère ne doit pas être punie de mon ignorance et de ma paresse.
- Donnez-moi votre adresse, dit le général, je réfléchirai à ce qu'on peut faire de vous... Tenez, là, à ce bureau.
Il me tendit la plume dont il venait de se servir.
Je la pris ; je la regardai, toute mouillée qu'elle était encore, puis, secouant la tête, je la lui rendis.
- Eh bien ?...
- Non, lui dis-je, général, je n'écrirai pas avec votre plume ; ce serait une profanation.
Il sourit.
- Que vous êtes enfant ! dit-il. Tenez, en voilà une neuve.
- Merci.
J'écrivis. Le général me regardait faire.
A peine eus-je écrit mon nom, qu'il frappa dans ses deux mains.
- Nous sommes sauvés ! dit-il.
- Pourquoi cela ?
- Vous avez une belle écriture.
Je laissai tomber ma tête sur ma poitrine ; je n'avais plus la force de porter ma honte.
Une belle écriture, voilà tout ce que j'avais !
Ce brevet d'incapacité, oh ! il était bien à moi !
Une belle écriture ! je pouvais donc arriver un jour à être expéditionnaire. C'était mon avenir ! Je me serais volontiers fait couper le bras droit.
Le général Foy continua, sans trop s'occuper de ce qui se passait en moi :
- Ecoutez, me dit-il, je dîne aujourd'hui au Palais-Royal ; je parlerai de vous au duc d'Orléans ; je lui dirai qu'il faut qu'il vous prenne dans ses bureaux, vous fils d'un général républicain. Mettez-vous là...
Il m'indiqua un bureau libre.
- Faites une pétition, et écrivez-la du mieux que vous pourrez.
J'obéis.
Lorsque j'eus fini, le général Foy prit ma pétition, la lut, traça quelques lignes en marge. Son écriture jurait près de la mienne, et m'humiliait cruellement !
Puis il plia la pétition, la mit dans sa poche, et, me tendant la main en signe d'adieu, il m'invita à revenir le lendemain déjeuner avec lui.
Je rentrai à l'hôtel de la rue des Vieux-Augustins, et j'y trouvai une lettre timbrée du ministère de la Guerre.
Jusqu'à présent, la somme du mal et du bien s'était répartie sur moi d'une manière assez impartiale.
La lettre que j'allais décacheter devait définitivement faire pencher la balance de l'un ou de l'autre côté.
Le ministre me répondait que, n'ayant pas le temps de me recevoir, il m'invitait à lui exposer par écrit ce que j'avais à lui dire. Décidément, le plateau du mal l'emportait.
Je lui répondis que l'audience que je lui demandais n'avait d'autre but que de lui remettre l'original d'une lettre de remerciement qu'il avait autrefois écrite à mon père, son général en chef, mais que, ne pouvant avoir l'honneur de le voir, je me contentais de lui en envoyer la copie.
Pauvre maréchal ! je le revis depuis ; il fut, alors, aussi affectueux pour moi qu'il avait été insouciant dans la circonstance que je viens de dire ; et, aujourd'hui, son fils et son petit-fils sont de mes bons amis.
Je m'acheminai le lendemain, de bon matin, comme la chose m'avait été recommandée, vers l'hôtel du général Foy, redevenu mon seul espoir.
Le général était à son travail, comme la veille.
Il m'accueillit avec une figure riante qui me parut de bon augure.
- Eh bien, me dit-il, notre affaire est faite.
Je le regardai tout abasourdi.
- Comment cela ? lui demandai-je.
- Oui, vous entrez au secrétariat du duc d'Orléans, comme surnuméraire, à douze cents francs. Ce n'est pas grand-chose ; mais à vous maintenant de travailler.
- C'est une fortune !... Et quand serai-je installé ?
- Lundi prochain, si vous voulez.
- Lundi prochain ?
- Oui, c'est convenu avec votre chef de bureau.
- Comment se nomme-t-il ?
- M. Oudard... Vous vous présenterez à lui de ma part.
- Oh ! général, je ne puis croire à mon bonheur.
Le général me regarda avec une expression de bonté inexprimable. Cela me rappela que je ne l'avais pas même remercié.
Je lui sautai au cou, et l'embrassai.
Il se mit à rire.
- Il y a chez vous un fond excellent, me dit-il ; mais rappelez-vous ce que vous m'avez promis : étudiez !
- Oh ! oui, général, je vais vivre de mon écriture ; mais je vous promets qu'un jour, je vivrai de ma plume.
- Voyons, prenez-la, votre plume, et écrivez à votre mère.
- Non, général, non ; je veux lui annoncer cette bonne nouvelle de vive voix. C'est aujourd'hui mardi ; je pars ce soir ; je passe avec elle les journées de mercredi, jeudi, vendredi et samedi ; je reviens ici dans la nuit de samedi à dimanche, et, lundi, j'entre dans mon bureau.
- Mais vous allez vous ruiner en voitures !
- Bah ! j'ai compte ouvert chez l'entrepreneur de diligences.
Et je lui racontai comment le père Cartier me devait onze voyages. – Maintenant, demandai-je au général, que dirai-je de votre part à M. Danré ?
- Ma foi, dites-lui que nous avons déjeuné ensemble, et que je me porte bien. On apportait une petite table ronde toute servie.
- Un second couvert, dit le général.
- En vérité, général, vous me rendez honteux...
- Avez-vous déjeuné ?
- Non, mais...
- A table ! à table !... Il faut que je sois à midi à la Chambre.
Nous déjeunâmes tête à tête. Le général me parla de mes projets à venir ; je lui exposai tous mes plans littéraires ; il me regardait, il m'écoutait avec ce sourire bienveillant des grands coeurs, et il avait l'air de dire : « Rêves d'or ! folles espérances ! nuages empourprés, mais fugitifs, qui glissez sur le ciel de la jeunesse, ne disparaissez pas trop vite du firmament d'azur de mon pauvre protégé ! »
Cher et bon général ! âme loyale ! noble coeur ! vous êtes mort, hélas ! avant que ces rêves se fussent réalisés ; vous êtes mort sans savoir qu'ils se réaliseraient un jour ; vous êtes mort, et la reconnaissance et la douleur m'ont inspiré, au bord de cette tombe où vous descendiez avant l'âge, je ne dirai pas les premiers bons vers que j'ai faits – ce serait peut-être bien ambitieux –, mais les premiers vers de moi qui vaillent la peine d'être cités.
Voici ceux que je me rappelle ; j'ai complètement oublié les autres :

          Ainsi de notre vieille gloire
          Chaque jour emporte un débris !
          Chaque jour enrichit l'histoire
          Des grands noms qui nous sont repris !
          Et, chaque jour, pleurant sur la nouvelle tombe
          D'un héros généreux dans sa course arrêté,
          Chacun de nous se dit épouvanté :
          « Encore une pierre qui tombe
          Du temple de la Liberté !... »

Je ne fis qu'un bond de la rue du Mont-Blanc à la rue Pigalle. J'avais à annoncer à Adolphe la réalisation de toutes mes espérances. J'étais donc sûr, enfin, de rester à Paris. La carrière tant ambitionnée s'ouvrait devant moi, immense, sans limites. Dieu avait fait de son côté tout ce qu'il devait faire ; il m'avait, avec la lampe d'Aladin, lâché dans le jardin des fées. Le reste dépendait de moi.
Jamais homme n'a vu, je crois, ses désirs plus complètement satisfaits, ses espérances plus entièrement comblées. Napoléon n'était pas plus fier et plus heureux que moi le jour où, ayant épousé Marie-Louise, il put répéter trois fois dans la même journée : « Mon pauvre oncle Louis XVI ! »
Adolphe partageait bien sincèrement mon bonheur. M. de Leuven, pour n'en pas perdre l'habitude, raillait doucement mon enthousiasme. Madame de Leuven, la plus parfaite des femmes, était joyeuse d'avance de la joie qu'allait éprouver ma mère.
Tous trois voulaient me retenir à dîner avec eux ; mais j'avais réfléchi qu'une diligence partait à quatre heures et demie, et qu'ainsi je pourrais arriver à une heure du matin.
Chose étrange ! j'étais aussi pressé de retourner à Villers-Cotterêts que je l'avais été de venir à Paris.
Il est vrai que je n'y retournais pas pour longtemps.
A une heure, j'arrivai à Villers-Cotterêts.
Une seule chose gâtait ma joie : c'est que tout le monde était couché ; c'est que personne ne passait dans les rues sombres ; c'est que je ne pouvais pas crier par la portière de la diligence : « Me voici ! mais pour trois jours seulement ; je retourne à Paris, et j'y reste. » Oh ! la fable du roi Midas, comme elle devenait pour moi une incontestable réalité !
En arrivant chez Cartier, je sautai de la diligence à terre sans songer à utiliser le marchepied. Une fois à terre, je pris ma course en criant à Auguste :
- C'est moi ! c'est moi, Auguste ! Mets le prix de ma place sur le compte de ton père.
En cinq minutes, je fus à la maison. J'avais, pour mes rentrées nocturnes, une certaine façon d'ouvrir la porte qui m'était toute particulière ; j'en usai, et j'entrai dans la chambre de ma mère, qui venait de se coucher depuis une heure à peine, en criant :
- Victoire, bonne mère ! victoire !
Ma pauvre mère se dressa debout tout ébouriffée sur son lit ; elle était loin de croire à un si prochain retour, et, le cas donné de ce prochain retour, à une si complète réussite.
Il fallut bien qu'elle y crût, quand, après l'avoir embrassée, elle me vit sauter par la chambre en continuant de crier : « Victoire ! »
Je lui contai tout : Jourdan et ses laquais, Sébastiani et ses secrétaires, Verdier et ses tableaux, le duc de Bellune refusant de me recevoir, et le général Foy me recevant deux fois.
Et ma mère me faisait répéter sans cesse, ne pouvant croire qu'en trois jours, moi, pauvre enfant, sans appui, sans connaissances, sans soutien, j'eusse ainsi, par la persistance de ma volonté, changé moi-même, et à tout jamais, la face de ma destinée.
Enfin, le moment arriva où je n'eus plus rien à lui dire, et où le sommeil parla à son tour. J'allai retrouver mon lit à peine refroidi, et, quand je me réveillai, c'est moi qui me demandai si j'avais bien quitté Villers-Cotterêts pendant trois jours, et si je n'avais pas fait un rêve.
Je sautai à bas de mon lit, je m'habillai, j'embrassai ma mère, et, tout courant, je suivis la route de Vouty. M. Danré devait être le premier à qui j'annonçasse ma bonne fortune.
C'était trop juste, puisqu'il l'avait faite.
M. Danré apprit la nouvelle avec un sentiment de fierté personnelle. Il y a quelque chose qui grandit la pauvre espèce humaine quand un homme, pour une bonne action, a compté sur un autre, et que cet autre l'accomplit simplement, sans ostentation, comme un dégagement de la parole de son ami.
M. Danré eût voulu me garder toute la journée ; mais j'étais devenu glissant comme une anguille. Non seulement j'avais hâte que tout le monde connût mon bonheur, mais encore je doublais ce bonheur en l'annonçant moi même.
Il comprit cela, ce cher M. Danré, comme les bons coeurs comprennent tout. – Nous déjeunâmes, et il me rendit ma liberté.
Sans représenter, Dieu merci, la même idée mythologique que Mercure, j'avais comme lui des ailes aux talons : en vingt ou vingt-cinq minutes, j'étais de retour à Villers-Cotterêts ; mais, quelque diligence que j'eusse faite, la nouvelle s'était propagée en mon absence. Tout le monde savait déjà, à mon retour, que j'étais surnuméraire au secrétariat du duc d'Orléans, et chacun m'attendait sur la porte pour me féliciter de ma bonne fortune. On me fit cortège jusqu'à la porte de l'abbé Grégoire.
Que de souvenirs à moi j'ai mis dans l'histoire de mon pauvre compatriote Ange Pitou !
Je trouvai, en rentrant chez nous, la maison pleine de commères. Outre notre amie madame Darcourt, les voisines, mesdames Lafarge, Dupré, Dupuis, tenaient conciliabule. Je fus reçu à bras ouverts, fêté par tout le monde. On n'avait jamais douté de moi ; on avait bien dit, toujours, que je deviendrais quelque chose ; on était heureux d'avoir fait à ma pauvre mère une prédiction qui s'était réalisée.
C'étaient, sauf madame Darcourt, notez bien ceci, celles qui avaient prédit à ma mère la paresse éternelle de son bien-aimé fils.
Mais le sort est aussi un roi, le plus inexorable, le plus puissant de tous ; il n'est donc pas étonnant que le destin ait ses courtisans.
De la journée, nous ne pûmes nous trouver seuls.
Je profitai de cet encombrement à la maison pour faire quelques petits adieux particuliers à ma bonne Louise, qui m'eût consolé du mariage d'Adèle, si j'avais pu être consolé, et que j'eusse bien certainement tout à fait consolée du départ de Chollet, si je ne fusse point parti moi-même.
Le soir, nous nous trouvâmes, enfin, un peu seuls, ma mère et moi. Ce fut alors que nous causâmes de nos petites affaires. Je voulais que ma mère vendît tout ce qui nous était inutile, et vînt tout de suite s'installer avec moi à Paris.
Vingt ans de malheurs avaient mis du doute dans le coeur de ma mère. A son avis, c'était par trop se hâter que d'agir ainsi. Puis ces douze cents francs que je croyais une fortune étaient une bien petite somme pour vivre à Paris. D'ailleurs, je ne les tenais pas encore. Le surnumérariat n'est qu'un temps d'essai ; si, au bout d'un mois, de deux mois, on allait reconnaître que je ne convenais pas à la place ; et si M. Oudard, mon chef de bureau, me faisant asseoir comme Auguste avait fait à Cinna, comme M. Lefèvre avait fait à moi, me demandait, comme M. Lefèvre me l'avait demandé : « Monsieur, avez-vous quelque idée de la mécanique ? » nous étions perdus ; car ma mère n'avait plus même la ressource de son bureau de tabac, qu'elle aurait quitté, et qu'elle ne pouvait pas vendre à condition.
Ma mère s'arrêta donc à la chose raisonnable, qui était celle-ci :
Je retournerais à Paris, où l'on me ferait parvenir mon lit, mes matelas, mes draps, mes serviettes, quatre chaises, une table, une commode et deux couverts d'argent ; je louerais une petite chambre, le meilleur marché possible ; j'attendrais là que ma position fût fixée, et, ma position fixée, j'écrirais à ma mère.
Alors, ma mère n'hésiterait plus ; elle vendrait tout, et viendrait me rejoindre.
Le lendemain était un jeudi. Je profitai de ce que j'étais à Villers-Cotterêts pour tirer moi-même à la conscription, car mon âge m'appelait à servir ma patrie, si je n'avais point été fils de femme veuve.
Je pris le n° 9, ce qui n'avait aucun inconvénient pour moi et ne privait pas un autre du bon numéro que j'eusse pu prendre.
Je rencontrai Boudoux, ce vieil ami de marette et de pipée.
- Ah ! monsieur Dumas, me dit-il, puisque vous avez une belle place, vous devriez bien me payer un pain de quatre livres.
Je l'emmenai chez le boulanger ; au lieu d'un pain de quatre livres, je lui en payai un de huit.
Je tenais mon billet de conscription à la main.
- Qu'est-ce que cela ? me demanda Boudoux.
- Tiens, c'est mon numéro.
- Vous avez pris le n° 9, vous ?
- Tu vois.
- Eh bien, une idée, en échange de votre pain de huit livres, monsieur Dumas : à votre place, j'irais chez ma tante Chapuis, et je mettrais une pièce de trente sous sur le n° 9. Trente sous, cela ne vous ruinera pas, et, si le n° 9 sort, cela vous fera soixante et treize francs.
- Tiens, Boudoux, voilà trente sous ; va les mettre en mon nom, et rapporte-moi le billet.
Boudoux partit, écornant de la main droite, par énormes copeaux, son pain qu'il portait sous le bras gauche.
La tante Chapuis tenait à la fois le bureau de la poste et le bureau de la loterie.
Dix minutes après, Boudoux revint avec le billet.
Du pain de huit livres, il ne restait plus qu'une espèce de croûton qu'il acheva devant moi.
C'était juste le dernier jour de la loterie. Je saurais donc le samedi matin, si j'avais perdu mes trente sous ou si j'avais gagné mes soixante et treize francs.
On employa la journée du vendredi à faire les préparatifs de mon emménagement parisien. Ma mère eût voulu me faire emporter toute la maison ; mais je comprenais qu'avec mes douze cents francs par an, plus la chambre serait petite, plus elle serait convenable, et je m'en tins au lit, aux quatre chaises et à la commode.
Restait un léger inconvénient.
J'étais surnuméraire aux appointements de douze cents francs, m'avait dit le général Foy ; mais ces cent francs par mois que m'accordait la munificence de monseigneur le duc d'Orléans ne devaient m'être payés qu'au bout du mois. Je n'avais pas l'appétit de Boudoux ; mais, enfin, je mangeais, et même je mangeais bien – le général Verdier en avait vu quelque chose.
Il me restait trente-cinq francs sur mes cinquante. Ma mère se décida à se séparer de cent francs : c'était la moitié de ce qui lui restait.
Cela me faisait le coeur bien gros de prendre ces cent francs à ma pauvre mère, et j'avais bien envie de recourir à la bourse de M. Danré quand, au milieu de notre discussion, qui avait lieu le samedi matin, j'entendis la voix de Boudoux criant :
- Ah ! pour cette fois-ci, monsieur Dumas, cela vaut bien un second pain de huit livres.
- Qu'est-ce qui vaut un pain de huit livres ?
- Le n° 9 est sorti ! Vous pouvez passer au bureau de la tante Chapuis, elle vous comptera vos soixante et treize francs.
Nous nous regardâmes, ma mère et moi.
Puis nous regardâmes Boudoux.
- C'est vrai, ce que tu me dis là, Boudoux ?
- En vérité Dieu ! monsieur Dumas, il est sorti, ce gueux de n° 9 ; vous pouvez aller voir vous-même à l'affiche, il est le troisième.
Il n'y avait rien d'étonnant à cela ; n'étions-nous pas dans une veine de bonheur ?
Ma mère et moi, nous allâmes chez madame Chapuis ; nous étions plus heureux encore que nous ne le croyions. Boudoux avait calculé sur l'extrait sortant en compagnie ; j'avais mis mes trente sous sur l'extrait isolé ; il résultait de cette différence que mes trente sous me rapportaient, non pas soixante et treize francs, mais cent cinquante.
Je n'ai jamais bien compris la raison que me donna madame Chapuis pour doubler cette somme qui, je me le rappelle, me fut payée tout en écus de six livres avec les appoints convenables ; mais, quand je vis les écus, quand il me fut permis de les emporter, je ne demandai pas d'autre explication.
J'étais possesseur d'une somme de cent quatre-vingt-cinq francs !
Jamais tant d'argent n'était entré dans ma poche.
Aussi, comme tous ces écus de six livres y faisaient un grand bruit et y tenaient une grande place, ma mère me les changea pour de l'or.
Ah ! la belle chose que cet or tant calomnié, quand il est la réalisation des plus chères espérances de la vie ! C'était peu de chose que ces neuf pièces d'or ; eh bien, elles avaient en ce moment plus de valeur à mes yeux que n'en ont eu depuis les milliers de pièces pareilles qui me sont passées par les mains, et dont, à l'instar de Jupiter, j'ai inondé cette maîtresse, la plus coûteuse de toutes les maîtresses, et qu'on appelle la Fantaisie.
Je ne coûtais donc rien à ma mère, pas même le transport des meubles, que je payais d'avance au roulier commissionnaire, lequel, moyennant la somme de vingt francs, s'engagea à les rendre à Paris, à la porte de l'hôtel de la rue des Vieux-Augustins, pour être transportés, de là, au logement que j'aurais choisi.
Ils devaient être rendus le lundi au soir.
Enfin, l'heure de la séparation arriva. Toute la ville assistait à mon départ. On eût dit un de ces navigateurs du Moyen Age qui partaient pour des pays inconnus, et que les voeux et les acclamations de leurs compatriotes saluaient encore sur les mers.
C'est qu'en effet, dans leur naïf et bienveillant instinct, ils sentaient, ces bons et chers amis, que je m'embarquais sur un océan bien autrement mouvant et orageux que celui qui, selon le divin aveugle, formait le cadre du bouclier d'Achille.

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