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Chapitre LXXVIII


Entrée au bureau. – Ernest Basset. – Lassagne. – M. Oudard. – Je revois M. Deviolaine. – M. le chevalier de Broval. – Son portrait. Les lettres carrées et les lettres oblongues. – Comment j'acquiers une grande supériorité dans les cachets. – J'apprends quel était mon voisin le bibliomane et le siffleur.

Le lendemain, j'attendis de huit heures du matin à dix heures ; mais, comme me l'avait prédit mon voisin de l'orchestre, personne ne vint me demander raison du soufflet que j'avais donné la veille.
Toutefois, j'avais maintenant cette double conviction, qu'il y avait quelque chose de trop dans ma personne, et dans une partie de mes vêtements.
Je devais, sous peine de jurer horriblement avec tous ceux que je rencontrerais de par le monde, faire couper mes cheveux et faire rogner ma redingote.
Mes cheveux étaient de deux bons pouces trop longs. Ma redingote était d'un bon pied trop longue.
Je fis venir un perruquier et un tailleur.
Le perruquier me demanda dix minutes ; le tailleur un jour.
Je livrai ma redingote au tailleur et ma tête au perruquier.
J'irais au bureau en habit ; d'ailleurs, mon entrée au bureau était presque une visite à mes chefs. Un habit ne serait donc pas déplacé.
Mes cheveux abattus, l'aspect de ma physionomie était complètement changé : avec mes cheveux trop longs, je ressemblais à un de ces marchands de pommade du lion qui font de leur propre tête leur principal prospectus ; avec mes cheveux trop courts, je ressemblais à un phoque.
Il va sans dire que le perruquier m'avait coupé les cheveux trop court ; malheureusement, il n'y avait à cela d'autre remède que d'attendre qu'ils eussent repoussé.
Après avoir déjeuné tant bien que mal à l'hôtel, après avoir annoncé que, le soir, je quitterais l'établissement et réglerais mes comptes, je m'acheminai vers mon bureau.
A dix heures un quart sonnantes, je me renseignais auprès du concierge du vestibule ; il m'apprit que l'escalier qui conduisait aux bureaux de M. Oudard, c'est-à-dire du secrétariat, était situé à l'angle droit de la seconde cour du Palais-Royal, donnant sur la place, en venant par le jardin.
Je me présentai à cet escalier ; je pris de nouveaux renseignements auprès d'un second concierge : les bureaux étaient au troisième étage.
Je montai.
Le coeur me battait assez violemment : j'entrais dans une nouvelle vie, dans celle que j'avais voulue, cette fois, dans celle que je m'étais choisie. Cet escalier me conduisait à mon futur bureau. Mon futur bureau, où me conduirait-il ?...
Personne n'était arrivé ; j'attendis avec les garçons de service. Le premier employé qui parut était un beau grand garçon blond ; il montait l'escalier en chantant, et vint prendre la clef du bureau à un clou.
Je me levai.
- Monsieur Ernest, lui dit un des garçons de bureau, le plus vieux, nommé Raulot, voici un jeune homme qui demande à parler à M. Oudard.
Celui qu'on venait de désigner sous le nom d'Ernest me regarda un instant d'un oeil bleu clair et rapide.
- Monsieur, lui dis-je, c'est moi qui suis le surnuméraire dont vous avez peut-être entendu parler.
- Ah ! oui, M. Alexandre Dumas, fit-il ; le fils du général Alexandre Dumas, recommandé par le général Foy ?
Je vis qu'il était au courant.
- C'est cela même, lui dis-je.
- Entrez, fit-il en marchant devant moi et en ouvrant la porte d'une petite chambre à une seule fenêtre, et dans laquelle il y avait trois bureaux. Tenez, continua-t-il, vous voyez qu'on vous attendait ; voici votre place ; tout est prêt, papier, plumes, encre ; vous n'avez plus qu'à vous asseoir, et à approcher votre chaise de votre bureau.
- Suis-je assez heureux pour parler à une des personnes avec lesquelles je suis destiné à vivre ? demandai-je.
- Oui... je viens de passer commis d'ordre à dix-huit cents francs ; je laisse la place d'expéditionnaire vacante : c'est cette place qui sera la vôtre, après un surnumérariat plus ou moins long.
- Et quel est notre troisième compagnon ?
- C'est notre sous-chef, Lassagne.
La porte s'ouvrit.
- Et bien, qu'a-t-il fait, Lassagne ? demanda, en entrant à son tour, un jeune homme de vingt-huit à trente ans.
Ernest se retourna.
- Ah ! c'est vous, reprit-il. Je disais à M. Dumas – il me montra du doigt, je saluai –, je disais à M. Dumas que c'était ici votre place ; là, la sienne, et là, la mienne.
- C'est vous qui êtes notre nouveau compagnon ? me demanda Lassagne.
- Oui, monsieur.
- Soyez le bienvenu.
Et il me tendit la main.
Je la pris. C'était une de ces mains tièdes et frémissantes qu'on a du plaisir à serrer dès la première étreinte, une de ces mains loyales qui correspondent au coeur.
- Bon ! me dis-je en moi-même, voilà un homme qui sera mon ami, j'en suis sûr.
- Ecoutez, me dit-il, un conseil. On prétend que vous venez ici avec l'intention de faire de la littérature ; ne dites pas ce projet trop haut ; cela pourrait vous faire du tort... Chut ! voici Oudard qui entre chez lui.
En effet, j'entendis, dans la chambre voisine, un pas à la fois plein d'aplomb et de mesure, un vrai pas de chef de bureau.
Un instant après, la porte de notre bureau s'ouvrit, et Raulot parut.
- M. Oudard demande M. Alexandre Dumas, dit-il.
Je me levai, je jetai un coup d'oeil sur Lassagne ; il comprit ce que je lui demandais.
- Allez, allez, dit-il, c'est un excellent homme. Seulement, il faut le connaître ; mais vous le connaîtrez bientôt.
Ce n'était pas tout à fait rassurant ; aussi, ce fut avec un assez vif battement de coeur que, faisant le tour par le corridor, j'entrai dans le bureau de M. Oudard.
Je le trouvai debout devant la cheminée.
C'était un homme de cinq pieds six pouces, au visage brun, aux cheveux noirs, à la figure immobile, douce et ferme à la fois. Son oeil noir avait la fixité de regard particulière aux hommes qui, d'une classe inférieure, sont passés à une position assez élevée ; cet oeil était presque dur quand il s'arrêtait sur vous ; on eût dit qu'il se cramponnait à chaque homme ou à chaque objet qu'il rencontrait sur sa route, comme à un instrument qui pouvait lui faire faire un pas de plus vers le but, connu de lui seul, qu'il se proposait d'atteindre. Il avait de belles dents ; mais, contre l'habitude de ceux qui possèdent cet avantage, le sourire rare ; on comprenait que rien ne lui était indifférent, pas même les événements les plus minimes – un caillou mis sous le pied grandit un ambitieux de la hauteur de ce caillou.
Oudard était profondément ambitieux ; mais, comme, en même temps il était essentiellement honnête homme, je doute que son ambition lui ait jamais, je ne dirai pas inspiré une mauvaise pensée – quel homme est maître de ses pensées ? – mais fait commettre une mauvaise action.
Plus tard, on le verra dur pour moi, presque impitoyable.
Il le fut, j'en suis sûr, dans une bonne intention ; il ne croyait pas à l'avenir que je voulais me créer, et il craignait que je ne perdisse le présent que je m'étais fait, et que lui-même avait contribué à me faire.
Tout au contraire des parvenus, et, disons-le, Oudard était plutôt arrivé que parvenu, il parlait souvent – peut-être est-ce un orgueil, mais j'aime, moi, cet orgueil-là ! – il parlait souvent du village où il était né, de la chaumière où il avait été élevé, et de sa vieille mère, qui venait le voir, habillée en paysanne, et qu'il promenait ainsi au Palais-Royal, qu'il conduisait ainsi au spectacle. Cette mère, il l'aimait beaucoup : ce sentiment est assez rare chez un ambitieux, pour que je le consigne comme un fait irrécusable.
Oudard devait avoir trente-deux ans, à cette époque ; il était chef du secrétariat, et secrétaire particulier de la duchesse d'Orléans. Ces deux places pouvaient lui valoir une dizaine de mille francs, gratifications comprises.
Il était vêtu d'un pantalon noir, d'un gilet de piqué blanc, d'une cravate et d'un habit noirs.
Il portait des bas de coton très fins et des souliers.
C'était, comme on voit, la tenue, non seulement d'un chef de bureau, mais encore d'un homme qui, d'un moment à l'autre, peut être appelé près d'un prince ou d'une princesse.
- Venez, monsieur Dumas, me dit-il.
Je m'approchai en saluant.
- Vous m'êtes tout particulièrement recommandé par deux personnes, l'une que je respecte infiniment, l'autre que j'aime beaucoup.
- Par le général Foy, n'est-ce pas, monsieur ?
- Oui, voilà pour celle que je respecte. Mais comment ne devinez-vous pas quelle est l'autre ?
- J'avoue, monsieur, que je cherche inutilement le nom de la personne à qui j'ai pu inspirer assez d'intérêt pour qu'elle prît la peine de me recommander a vous.
- C'est M. Deviolaine.
- M. Deviolaine ? répétai-je, avec un certain étonnement.
- Oui, M. Deviolaine... N'est-ce point votre parent ?
- Si fait, monsieur ; mais, quand ma mère a prié M. Deviolaine de vouloir bien me recommander à monseigneur le duc d'Orléans, M. Deviolaine l'a reçue si durement...
- Oh ! vous savez, la brusquerie est un peu le fond de son caractère, à notre cher conservateur... Il ne faut pas faire attention à cela.
- Je crains, monsieur, que, si mon cher cousin vous a parlé souvent de moi, tout en me recommandant à vous, il ne m'ait guère flatté.
- Cela ne vaut-il pas mieux, puisqu'il ne tiendra qu'à vous de me surprendre agréablement ?
- Il vous a dit que j'étais un paresseux, n'est-ce pas ?
- Il m'a dit que vous n'aviez jamais beaucoup travaillé ; mais vous êtes jeune, et vous pouvez rattraper le temps perdu.
- Il vous a dit que je n'aimais que la chasse ?
- Il m'a avoué que vous étiez quelque peu braconnier.
- Il vous a dit que je n'avais aucune résolution dans l'esprit, aucune fixité dans les idées ?
- Il m'a dit que vous étiez entré chez tous les notaires de Villers-Cotterêts et de Crépy, sans pouvoir jamais rester chez aucun d'eux.
- Il a un peu exagéré... Au reste, si je ne suis resté chez aucun des notaires où j'ai travaillé, cela tenait à mon constant et profond désir de venir à Paris.
- Eh bien, vous y voilà, et votre désir est accompli.
- Est-ce tout ce que M. Deviolaine vous a dit de moi ?
- Non pas... Il m'a dit encore que vous étiez un excellent fils, et que, tout en désolant votre mère, vous l'adoriez ; que vous n'aviez jamais rien voulu apprendre, mais plutôt par trop de facilité que par manque d'intelligence ; il m'a dit, enfin, que vous étiez certainement une mauvaise tête, mais qu'il vous croyait aussi un excellent coeur... Allez le remercier, allez le remercier.
- Par où va-t-on chez lui ?
- Un des garçons de bureau vous conduira.
Il sonna.
- Conduisez M. Dumas chez M. Deviolaine, dit-il.
Puis, s'adressant à moi :
- Vous connaissez déjà Lassagne ? me dit-il.
- Oui, je viens de causer cinq minutes avec lui.
- C'est un charmant garçon qui n'aura qu'un défaut : celui d'être trop faible pour vous ; heureusement, je serai là. Lassagne et Ernest Basset vous diront ce que vous aurez à faire.
- Et M. de Broval ? lui demandai-je.
M. de Broval était le directeur général.
- M. de Broval va savoir que vous êtes arrivé, et vous fera probablement demander. Vous savez que tout votre avenir dépend de lui ?
- Et de vous, oui, monsieur.
- J'espère que, de mon côté, cela ne vous inquiète pas beaucoup... Mais allez remercier M. Deviolaine ; allez ! vous avez déjà trop tardé.
Je saluai M. Oudard, et je sortis.
Cinq minutes après, j'entrais chez M. Deviolaine.
Il travaillait dans un grand cabinet, seul, et à un bureau isolé au milieu de la chambre.
Comme j'étais précédé d'un garçon de bureau, et que l'on présuma que j'étais envoyé par M. Oudard, on me laissa entrer sans m'annoncer.
M. Deviolaine entendit ouvrir la porte : il attendit un instant que l'on parlât ; puis, comme j'attendais, de mon côté, qu'il levât le nez :
- Qui est là ? demanda-t-il.
- C'est moi, monsieur Deviolaine.
- Qui, toi ?
- Vous voyez bien que vous m'avez reconnu, puisque vous me tutoyez.
- Oui, je t'ai reconnu... C'est donc toi ? Eh bien, tu fais un joli garçon !
- Pourquoi, s'il vous plaît ?
- Comment ! tu viens trois fois à Paris, sans me rendre une seule visite.
- J'ignorais si je vous ferais plaisir.
- Il n'est pas question de savoir si tu me ferais plaisir, oui ou non. C'était ton devoir de venir.
- Eh bien, me voici ; mieux vaut tard que jamais.
- Que viens-tu faire ?
- Je viens vous remercier.
- De quoi ?
- De ce que vous avez dit de moi à M. Oudard.
- Tu n'es pas difficile, alors.
- Pourquoi cela ?
- Tu ne sais donc pas ce que j'ai dit ?
- Si fait ; vous avez dit que j'étais un paresseux ; que je n'étais bon qu'à me faire faire des procès-verbaux ; que j'avais usé, les uns après les autres, tous les notaires de Villers-Cotterêts et de Crépy.
- Eh bien, tu trouves qu'il y a de grands remerciements à me faire pour cela ?
- Aussi, n'est-ce pas pour cela que je viens vous remercier ; c'est pour ce que vous avez ajouté.
- Je n'ai rien ajouté.
- Mais si !... Vous avez ajouté...
- Je n'ai rien ajouté, te dis-je ; mais à toi j'ajouterai quelque chose : c'est que, si tu t'avises de faire là-haut tes ordures de pièces et tes guenilles de vers, comme tu faisais à Villers-Cotterêts, je te réclame, je te prends avec moi, je te claquemure dans un de mes bureaux, et je te rends la vie dure... rapporte-t'en à moi !
- Dites donc, mon cousin...
- Quoi ?
- Pendant que je suis ici...
- Eh bien ?
- Si vous ne me laissiez pas remonter.
- A cause ?
- A cause que – c'est une faute de français, je le sais bien ; mais Corneille et Bossuet l'ont bien faite – ; à cause que je ne suis venu à Paris que pour faire mes guenilles de vers et mes ordures de pièces, et qu'au secrétariat ou ici, il faudra bien que je les fasse.
- Ah çà ! sérieusement, est-ce que tu te figures que c'est avec une éducation à trois francs par mois qu'on devient un Corneille, un Racine ou un Voltaire ?
- Si je devenais un de ces trois hommes, je deviendrais ce qu'un autre a été, et ce n'est pas la peine.
- Tu feras mieux qu'eux, alors, n'est-ce pas ?
- Je ferai autre chose.
- Est-ce que tu ne pourrais pas arriver assez près de moi pour que je t'envoie mon pied quelque part, malheureux ?
Je m'approchai.
- Me voici !
- Je crois qu'il s'approche, l'impudent coquin !
- Oui... ma mère m'a dit de vous embrasser pour elle.
- Elle se porte bien, ta pauvre mère ?
- J'espère, du moins.
- En voilà une sainte créature ! Comment diable as-tu pu être mis au monde par cette femme-là ? Allons, embrasse-moi, et va-t'en !
- Adieu, cousin.
Il m'arrêta par la main.
- As-tu besoin d'argent, drôle ?
- Merci... J'en ai.
- Où l'as-tu pris ?
- Je vous conterai cela un autre jour ; ce serait trop long, maintenant.
- Tu as raison ; je n’ai pas de temps à perdre. Fiche-moi le camp !
- Adieu, cousin.
- Viens dîner quand tu voudras à la maison.
- Ah ! oui, merci ! pour qu'on me fasse la mine chez vous.
- Pour qu'on te fasse le mine !... Je voudrais bien voir cela. Ma femme a assez longtemps mangé chez ton grand-père et chez ta grand-mère pour que tu viennes manger chez moi tant que tu voudras... Mais va-t'en donc, animal ! tu me fais perdre tout mon temps.
Le garçon de bureau de M. Deviolaine entra. On le nommait Féresse. Nous le retrouverons plus tard.
- Monsieur Deviolaine, dit-il, M. de Broval demande si le rapport sur l'aménagement de la forêt de Villers-Cotterêts est terminé ?
- Non, pas encore... dans un quart d'heure.
Puis, se tournant vers moi :
- Vois-tu !... vois-tu !
- Je me sauve, monsieur Deviolaine.
Et je me retirai en effet, tandis que M. Deviolaine, en grognant toujours comme d'habitude, retombait le nez sur son rapport.
Je rentrai dans notre cabinet commun, et j'allai me mettre à mon bureau.
Mon bureau était adossé à celui de Lassagne, de sorte que nous n'étions séparés l'un de l'autre que par la largeur de nos tables, et par le petit casier de bois noir dans lequel on met d'habitude le travail courant.
Ernest était sorti, je ne sais pourquoi. Je demandai à Lassagne des indications sur le travail que j'avais à faire.
Lassagne se leva, vint s'appuyer à mon bureau, et me les donna.
J'avais grand intérêt à étudier les gens qui m'entouraient, et surtout l'homme que sa position bureaucratique faisait mon supérieur immédiat ; car, pour Ernest, c'était plutôt, quoiqu'il fût commis d'ordre, et que je fusse destiné à être simple expéditionnaire, c'était plutôt un camarade qu'un supérieur.
Lassagne, je crois l'avoir déjà dit, était, alors, un homme de vingt-huit à trente ans, d'une figure charmante, encadrée dans de beaux cheveux noirs, animée par des yeux noirs pleins de vivacité et d'esprit, éclairée, si l'on peut dire cela, par des dents d'une blancheur et d'une régularité que lui eussent enviées les femmes les plus coquettes.
La seule irrégularité de son visage était son nez aquilin, un peu plus incliné d'un côté que de l'autre. Mais cette irrégularité donnait même à sa physionomie un cachet original qu'elle n'eût pas eu sans cela.
Ajoutez à cet ensemble une de ces voix sympathiques qui caressent doucement l'oreille, et à l'accent desquelles il est impossible de ne pas se retourner en souriant.
Au reste, homme d'esprit, comme j'en ai peu vu ; d'instruction réelle ; chansonnier plein de verve ; ami intime de Désaugiers, de Théaulon, d'Armand Gouffé, de Brazier, de Rougemont, et de tous les vaudevillistes de l'époque ; enfin, se délassant du monde bureaucratique, qu'il avait en horreur, par le monde littéraire, qu'il adorait, et, du travail quotidien, par un travail capricieux qui consistait en articles au Drapeau blanc et à La Foudre, et en part de collaboration à quelques-uns des plus charmants vaudevilles des théâtres chantants. – C'était bien là le chef de bureau qu'il me fallait, on en conviendra, et je l'eusse demandé à Dieu, que, dans sa bonté pour moi, il ne me l'eût pas fait faire autrement.
Aussi, pendant cinq ans que nous restâmes dans le même bureau, jamais, entre Lassagne et moi, un nuage, une discussion, un ennui. Il me faisait aimer l'heure à laquelle j'arrivais, parce que je savais qu'il allait arriver un instant après moi. Il me faisait aimer le temps que je passais dans mon bureau, parce qu'il était là, toujours prêt à me donner une explication, à m'apprendre quelque chose de nouveau sur la vie, dans laquelle j'entrais à peine, sur le monde, que j'ignorais complètement, enfin sur la littérature étrangère ou nationale, qu'en 1823 je ne connaissais guère mieux l'une que l'autre.
Lassagne venait de me classer mon travail de la journée, travail tout machinal, qui consistait à copier, de la plus belle écriture possible, le plus grand nombre possible de lettres que, selon leur importance, devaient signer M. Oudard, M. de Broval ou même le duc d'Orléans.
Au milieu de cette correspondance qui parcourait toutes les branches de l'administration, et qui parfois, en s'adressant aux princes ou aux rois étrangers, passait de l'administration à la politique, se glissaient des rapports sur les affaires contentieuses de M. le duc d'Orléans ; car c'était M. le duc d'Orléans qui exposait lui-même ses affaires contentieuses à son conseil, faisant de sa personne l'office que font les avoués pour les avocats, c'est-à dire préparant les dossiers.
Ceux-là étaient presque toujours entièrement de la main du duc d'Orléans, ou tout au moins corrigés et annotés de sa grosse et longue écriture, dans laquelle chaque lettre se rattache à la lettre sa voisine par une solide liaison, comme les arguments d'un dialecticien serré se suivent et s'enlacent liés les uns aux autres.
Je venais d'attaquer ma première lettre, et, d'après l'avis de Lassagne, qui avait fort appuyé sur ce point, je l'expédiais de ma plus belle écriture, lorsque j'entendis s'ouvrir la porte de communication du bureau d'Oudard au nôtre. Déjà hypocrite comme un vieil employé, je faisais semblant d'être tellement absorbé par mon travail, qu'aucun bruit ne pouvait m'en tirer, lorsque j'entendis le craquement d'un pas s'approcher de mon bureau et s'arrêter près de moi.
- Dumas ? me dit Lassagne en matière d'appel.
Je levai le nez, et je vis près de moi, debout à ma gauche, un personnage qui m'était complètement inconnu.
- M. le chevalier de Broval, ajouta Lassagne joignant l'avis à l'appel.
Je me levai.
- Ne vous dérangez pas, me dit le nouveau venu.
Et il prit la lettre que j'expédiais, et qui était presque achevée, et la lut.
Je profitai du temps qu'il donnait à cette lecture pour l'examiner.
M. le chevalier de Broval on le sait, avait été un des fidèles de M. le duc d'Orléans. Dans la dernière partie de son exil, il ne l'avait pas quitté, lui servant tantôt de secrétaire, tantôt de négociateur ; en cette dernière qualité, il avait été mêlé à tous les longs pourparlers du mariage du duc d'Orléans avec la princesse Marie-Amélie, fille de Ferdinand et de Caroline, roi et reine de Naples, et il avait accroché, à propos de ce mariage, la plaque de Saint-Janvier, qu'il portait sur un habit brodé, les jours de grande fête, près de la croix de la Légion d'honneur.
C'était un petit vieillard de soixante ans à peu prés, aux cheveux courts, coupés en brosse, un peu bossu, un peu déjeté à gauche, avec un gros nez rouge qui disait beaucoup, et de petits yeux gris qui ne disaient rien ; un type complet de courtisan, poli, obséquieux, caressant avec le maître, bon par boutades, mais généralement quinteux avec les inférieurs ; homme de petits détails, attachant une suprême importance à la manière dont une lettre était pliée ou dont un cachet était fait ; au reste, recevant ce genre d'inspiration du duc d'Orléans lui-même, homme de petits détails plus encore que M. de Broval peut-être.
M. de Broval lut la lettre, prit ma plume, ajouta, par-ci par-là, une apostrophe ou une virgule ; puis, la replaçant devant moi :
- Achevez, dit-il.
J'achevai.
Il attendait derrière moi, pesant littéralement sur mes épaules.
Chacune des figures que je voyais tour à tour faisait sur moi son effet. J'achevai d'une main assez tremblante.
- Voici, monsieur le chevalier ! lui dis-je.
- Bien, fit-il.
Il prit une plume, signa, passa du sable sur mon écriture et sur la sienne ; puis, me rendant l'épître, qui était pour un simple inspecteur – car, du premier coup, on n'avait point osé confier au-delà à ma main inexpérimentée – ; puis, dis-je, me rendant l'épître :
- Savez-vous plier une lettre ? me demanda-t-il.
Je le regardai avec étonnement.
- Je vous demande si vous savez plier une lettre. Répondez-moi !
- Mais oui... je crois, du moins, répondis je étonné de la fixité qu'avait prise le petit oeil gris.
- Vous croyez, voilà tout ! vous n'êtes pas sûr.
- Monsieur, je ne suis encore sûr de rien, vous le voyez, pas même de savoir plier une lettre.
- Et vous avez raison, car il y a dix façons de plier une lettre, selon la qualité de celui à qui on l'adresse. Pliez celle-là.
Je m'apprêtai à plier la lettre en quatre.
- Oh ! me dit-il, que faites-vous !
Je m'arrêtai.
- Pardon, monsieur, lui dis-je, mais vous m'ordonnez de plier cette lettre, et je la plie.
M. de Broval se pinça les lèvres. J'avais souligné le mot « ordonnez » dans la phrase parlée, comme je viens de le souligner dans la phrase écrite.
- Oui, dit-il ; mais vous la pliez en carré : c'est bon pour les hauts fonctionnaires. Si vous donnez du carré aux inspecteurs, que donnerez-vous aux ministres, aux princes et aux rois ?
- C'est juste, monsieur le chevalier, répondis-je ; voulez-vous me dire ce que l'on donne aux inspecteurs et sous-inspecteurs ?
- De l'oblong, monsieur, de l'oblong !
- Vous me pardonnerez mon ignorance, monsieur ; je sais ce que c'est que l'oblong en théorie, mais je ne le sais pas encore en pratique.
- Tenez...
Et M. de Broval voulut bien me donner la leçon d'oblong que je lui demandais.
- Voilà ! me dit-il lorsque la lettre fut pliée.
- Merci, monsieur, répondis-je.
- Maintenant, monsieur, l'enveloppe ? me dit-il.
Je n'avais jamais fait d'enveloppes, que pour les rares pétitions que j'avais écrites, au nom de ma mère, et une fois au mien sur le bureau du général Foy, de sorte que j'étais plus ignorant encore en fait d'enveloppes que de pliage.
Je pris une demi-feuille de papier de la main gauche, une paire de ciseaux de la main droite, et je m'apprêtai à tailler ma feuille.
M. le chevalier de Broval jeta un cri mêlé de surprise et d'effroi.
- Eh ! bon Dieu ! dit-il, qu'allez-vous donc faire ?
- Mais, monsieur le chevalier, je vais faire l'enveloppe que vous me demandez.
- Avec des ciseaux ?
- Dame !
- D'abord, apprenez ceci, monsieur : le papier ne se coupe pas, il se déchire.
J'écoutais de toutes mes oreilles.
- Ah ! fis-je.
- Il se déchire, répéta M. de Broval ; et puis il ne s'agit pas même ici de déchirer le papier, ce que vous ne savez peut-être pas non plus ?
- Non, monsieur, je ne le sais pas.
- Vous apprendrez... Il s'agit tout simplement de faire une enveloppe anglaise.
- Ah ! une enveloppe anglaise ?
- Vous ne savez pas faire une enveloppe anglaise ?
- Je ne sais même pas ce que c'est, monsieur le chevalier.
- Je vais vous le montrer. En thèse générale, monsieur, les lettres carrées et les enveloppes carrées pour les ministres, pour les princes, pour les rois.
- Bien, monsieur le chevalier, je m'en souviendrai.
- Vous en souviendrez-vous ?
- Oui.
- Bon !... Et, pour les chefs de division, les sous-chefs, les inspecteurs et sous-inspecteurs, la lettre oblongue et l'enveloppe anglaise.
Je répétai :
- La lettre oblongue et l'enveloppe anglaise.
- Oh ! mon Dieu, oui... Tenez, voici ce que l'on appelle une enveloppe anglaise.
- Merci, monsieur.
- Maintenant, le cachet. – Monsieur Ernest, voulez-vous nous allumer une bougie ?
Ernest s'empressa de nous apporter la cire tout allumée. – Ici, je l'avoue à ma honte, mon embarras redoublait ; je n'avais jamais guère cacheté mes lettres qu'avec des pains à cacheter, et encore, quand je les cachetais.
Je pris la cire d'une façon si gauche, je l'allumai d'une manière si naïve, je la soufflai si promptement, de peur de brûler le papier, que, cette fois, ce ne fut plus de l'impatience que j'excitai chez M. de Broval, ce fut de la commisération.
- Oh ! mais, mon ami, me dit-il, vous n'avez donc jamais cacheté une lettre ?
- Jamais, monsieur, répondis-je. A qui vouliez-vous que j'écrivisse, perdu que j'étais dans ma petite ville de province ?
Cet humble aveu toucha M. de Broval.
- Tenez, dit-il en allumant la cire, voici comme on cachette une lettre.
Et, en effet, il cacheta la lettre à bras tendus, et d'une main aussi sûre que s'il eût eu vingt-cinq ans.
Puis, prenant le large cachet d'argent, il l'appuya sur le lac de cire bouillante, et ne le retira que lorsque l'empreinte put offrir avec netteté à mon regard l'écusson aux trois fleurs de lis lambellé d'Orléans surmonté de la couronne ducale.
J'étais atterré, je l'avoue.
- Ecrivez l'adresse, me dit majestueusement M. le chevalier de Broval.
J'écrivis l'adresse d'une main tremblante.
- Bon, bon, dit M. le chevalier de Broval, rassurez-vous, mon enfant... C'est bien ; contresignez, maintenant.
Je m'arrêtai, ignorant complètement ce que c'était qu'un contreseing.
M. de Broval commençait, comme le général Foy, à comprendre mes ignorances. Il m'indiqua du doigt le coin de la lettre.
- Ici, me dit-il, ici, écrivez : Duc d'Orléans. C'est pour la franchise de la poste, vous entendez ?
J'entendais parfaitement ; mais j'étais si profondément troublé, que je continuais à comprendre assez mal.
- Là ! dit M. de Broval en prenant la lettre, et en la regardant d'un air assez satisfait, c'est bien ; mais il faudra apprendre tout cela. Ernest...
Ernest était le favori de M. de Broval, et, dans ses moments d'expansion, le vieux courtisan l'appelait par son petit nom.
- Ernest, vous apprendrez à M. Dumas à plier les lettres, à faire les enveloppes, et à poser les cachets.
Et, sur ce dernier mot, il fit sa sortie.
A peine la porte était-elle fermée, que je priai mon camarade Ernest de commencer ses leçons, ce à quoi il s'employa à l'instant même de tout son coeur.
Ernest était de première force sur le pliage, l'enveloppe et le cachet ; mais j'avais bonne volonté, et je puis dire que j'atteignis et que je dépassai mon maître.
J'étais arrivé, sur ce dernier point surtout, à une telle perfection, que, lorsqu'en 1831, je donnai ma démission au duc d'Orléans, devenu Louis Philippe Ier, le seul regret qu'il exprima fut celui-ci :
- Diable ! c'est malheureux ! c'était le premier faiseur de cachets que j'eusse jamais vu.
Pendant que je prenais ma leçon de pliage et de cachetage avec Ernest, Lassagne lisait les journaux.
- Oh ! dit-il tout à coup, je le reconnais bien là !
- Qui donc ? demandai-je.
Au lieu de me répondre, Lassagne lut tout haut :

« Une scène qui rappelle celle de La Fontaine à la première représentation du Florentin a eu lieu, hier au soir, à la troisième représentation de la reprise du Vampire.
« Notre savant bibliophile Charles Nodier a été expulsé de la salle de la Porte-Saint-Martin, parce qu'il troublait la représentation en sifflant. Charles Nodier est un des auteurs anonymes du Vampire. »

- Tiens ! m'écriai-je, mon voisin d'orchestre était Charles Nodier !
- Avez-vous causé avec lui ? me demanda Lassagne.
- Je n'ai fait que cela pendant les entractes.
- Vous n'êtes pas malheureux, continua Lassagne ; si j'avais été à votre place, j'aurais bien donné la pièce pour les entractes.
Je connaissais Charles Nodier de nom ; mais j'ignorais complètement ce qu'il avait fait.
En sortant de mon bureau, j'entrai dans un cabinet littéraire, et je demandai un roman de Nodier. On me donna Jean Sbogar.
La lecture de ce livre commença d'ébranler ma foi dans Pigault-Lebrun.

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