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Chapitre LXXIX


Les illustrations contemporaines. – Ma sentence écrite sur un mur. – Réponse. – J'emménage place des Italiens. – La table de M. de Leuven. – Mot de M. Louis Bonaparte à son avocat. – Lassagne me donne une première leçon de littérature et d'histoire.

A cette époque où j'arrivais à Paris, les hommes qui tenaient un rang dans la littérature, les illustrations parmi lesquelles je venais réclamer une place, étaient : MM. de Chateaubriand, Jouy, Lemercier, Arnault, Etienne, Baour- Lormian, Béranger, Charles Nodier, Viennet, Scribe, Théaulon, Soumet, Casimir Delavigne, Lucien Arnault, Ancelot, Lamartine, Victor Hugo, Désaugiers et Alfred de Vigny.
Bien entendu que, par le rang que je leur assigne, je ne les classe pas – je les nomme.
Venaient ensuite les hommes demi-littéraires, demi-politiques, comme : MM. Cousin, Salvandy, Villemain, Thiers, Augustin Thierry, Michelet, Mignet, Vitet, Cavé, Mérimée et Guizot.
Puis, enfin, ceux qui, n'étant pas encore connus, devaient peu à peu se produire, tels que Balzac, Soulié, de Musset, Sainte-Beuve, Auguste Barbier, Alphonse Karr, Théophile Gautier.
Les femmes dont on s'occupait, toutes trois poètes, étaient : mesdames Desbordes-Valmore, Amable Tastu, Delphine Gay.
Madame Sand, encore ignorée, ne devait se révéler que par Indiana, en 1828 ou 1829, je crois.
J'ai connu toute cette pléiade, qui a défrayé le monde d'idées et de poésie depuis plus d'un demi-siècle, les uns comme amis et soutiens, les autres comme ennemis et adversaires. Le bien que m'ont fait les uns, le mal qu'ont essayé de me faire les autres, n'influencera en rien le jugement que je porterai sur eux. Les premiers, en me poussant, ne m'ont pas fait faire un pas de plus ; les seconds, en essayant de m'arrêter, ne m'ont pas fait faire un pas de moins. A travers les amitiés, les haines, les envies, au milieu d'une existence tourmentée dans ses détails, mais toujours calme et sereine dans sa progression, je suis arrivé à la place que Dieu m'avait marquée ; j'y suis arrivé sans intrigue, sans coterie, ne me grandissant jamais qu'en montant sur mes propres oeuvres. Arrivé où je suis, c'est-à-dire à ce sommet que tout homme trouve à mi-chemin de la vie, je ne demande rien, je ne désire rien, je n'envie rien. J'ai beaucoup d'amitiés, je n'ai pas une haine. Si, à mon point de départ, Dieu m'eût dit : « Jeune homme, que désires-tu ? » je n'eusse pas osé réclamer de sa toute-puissante grandeur ce qu'il a bien voulu m'accorder dans sa bonté paternelle. Je dirai donc de ces hommes que j'ai nommés, au fur et à mesure que je les rencontrerai sur ma route, tout ce qu'il y aura à en dire ; si je cache quelque chose, ce sera le mal. Pourquoi serais-je injuste envers eux ? Il n'y a pas, parmi eux, une gloire ou une fortune contre laquelle j'aie jamais eu le désir de changer ma réputation ou ma bourse.
Hier, je lisais, sur la pierre d'une maison que j'avais fait bâtir pour moi, ces mots écrits par une main inconnue :

« O Dumas ! tu n'as pas su jouir, et pourtant tu regretteras !
                    E. L. »

J'écrivis au-dessous :

« Niais !... si tu es un homme. Menteuse !... si tu es une femme.
                    A. D. »

Mais je me gardai bien d'effacer la sentence.
Revenons aux contemporains, et ajoutons à la liste des noms illustres qui m'ont conduit à ces réflexions :
Comme compositeurs, Rossini, Meyerbeer, Auber, Donizetti, Bellini, Thalberg.
Comme artistes dramatiques : Talma, Lafont, Mars, Duchesnois, George, Leverd, Frédérik Lemaître, Dorval, Potier, Monrose père, Déjazet, Smithson, Lablache, Macready, Karatikine, miss Faucett, Schroeder Devrient, la Malibran, la Hungher.
J'en passe, et des meilleurs, comme dit Ruy Gomez de Sylva au roi Charles V.
A propos de rois et de princes, j'ai eu l'honneur d'en connaître aussi quelques-uns ; ils viendront à leur tour ; mais à mes rois de l'art avant tout, à mes princes de la pensée d'abord. A tout seigneur, tout honneur.
En sortant de mon bureau, ou plutôt du cabinet littéraire où j'avais loué Jean Sbogar, je courus à la place des Italiens. Ma charrette de meubles attendait à la porte ; il fallut une heure pour mon emménagement : au bout d'une heure, tout était fait.
Du poète, j'avais déjà la mansarde ; de l'homme heureux, j'avais déjà le grenier.
J'avais mieux que tout cela : j'avais vingt ans !
Je ne fis qu'un bond de la place des Italiens à la rue Pigalle. Il me tardait d'apprendre à Adolphe que j'étais installé chez M. le duc d'Orléans ; que j'avais un bureau, du papier, des plumes, de l'encre, de la cire, au Palais- Royal ; quatre chaises, une table, un lit et une chambre avec papier jaune, place des Italiens ! On m'invita chez M. de Leuven à adopter un jour pour dîner. Ce jour-là, mon couvert serait toujours mis : c'était une fondation à perpétuité.
A perpétuité ! oh ! le grand mot ! prononcé si souvent dans la vie, et qui n'existe véritablement que dans la mort !
- Vous êtes condamné à une prison perpétuelle, monseigneur, disait Nogent Saint-Laurens au prince Louis Bonaparte.
- Combien de temps dure la perpétuité en France, monsieur Saint Laurens ? demanda le prince.
Pour lui, en effet, la perpétuité de Ham dura cinq ans – deux ans de moins que la perpétuité de M. de Peyronnet et de M. de Polignac.
Ma perpétuité à la table de M. de Leuven devait durer juste autant que celle du prince Louis à Ham.
Je dirai comment elle cessa, et, d'avance, j'inscris ici cette grande vérité, que ce ne fut par la faute ni de M. de Leuven, ni de madame de Leuven, ni d'Adolphe.
Il fut convenu que, pour faire connaissance avec la famille Arnault, je viendrais dîner le lendemain : c'était un dîner hors de compte. On comprend que, pendant les vingt-deux heures qui me séparaient du moment où l'on devait se mettre à table, la grande préoccupation de ma vie fût de dîner avec l'homme qui avait fait Marius à Minturnes, et avec celui qui avait fait Régulus.
J'annonçai cette grande nouvelle à Ernest et à Lassagne ; elle parut être indifférente à Ernest, et toucher médiocrement Lassagne.
J'insistai auprès de ce dernier pour savoir d'où lui venait sa froideur à l'endroit de pareilles illustrations.
Lassagne me répondit simplement :
- Comme homme politique, je ne suis pas du même parti que ces messieurs ; comme opinion littéraire, je ne fais pas grand cas de ce qu'ils font.
Je restai stupéfait.
- Mais, lui demandai-je, vous n'avez donc pas lu Germanicus ?
- Si ; mais c'est très mauvais !
- Vous n'avez donc pas vu Régulus ?
- Si ; mais c'est médiocre !
Je baissai la tête, plus stupéfait encore.
Puis, enfin, j'essayai de me débattre sous le poids de l'anathème. – Mais d'où vient le succès de ces pièces ?
- Talma les joue...
- La réputation de ces hommes ?...
- Ils se la font eux-mêmes dans leurs journaux !... Que M. de Jouy, M. Arnault ou M. Lemercier donnent une pièce dans laquelle Talma ne joue pas, et, vous verrez, elle aura dix représentations.
Je rebaissai la tête.
- Ecoutez, mon cher enfant, ajouta Lassagne avec cette douceur admirable qu'il avait dans les yeux et dans la voix, et surtout avec cette bienveillance presque paternelle que je trouve encore en lui au bout de vingt-cinq ans, lorsque, par hasard, je le rencontre, et que, par bonheur, je l'embrasse – écoutez, vous voulez faire de la littérature ?
- Oh ! oui ! m'écriai-je.
- Pas si haut ! dit-il en riant ; vous savez bien que je vous ai dit de ne point parler de cela si haut... ici du moins. Eh bien, pour la littérature que vous comptez faire, ne prenez pas modèle sur la littérature de l'Empire ; c'est un conseil que je vous donne.
- Mais sur laquelle, alors ?
- Eh ! mon Dieu, je serais bien embarrassé de vous le dire ; certainement, nos jeunes auteurs dramatiques, Soumet, Guiraud, Casimir Delavigne, Ancelot, ont du talent – Lamartine et Hugo sont des poètes ; je les mets donc à part ; ils n'ont pas fait de théâtre, et je ne sais pas s'ils en feront, quoique, s'ils en font jamais, je doute qu'ils réussissent...
- Pourquoi cela ?
- Parce que l'un est trop rêveur, et l'autre trop penseur. Ni l'un ni l'autre ne vit dans le monde réel, et le théâtre, voyez-vous, mon cher, c'est l'humanité. – Je disais donc que nos jeunes auteurs dramatiques, Soumet, Guiraud, Casimir Delavigne, Ancelot, ont du talent ; mais souvenez-vous bien de ce que je vous dis : ce sont purement et simplement des hommes de transition, des anneaux qui soudent la chaîne du passé à la chaîne de l'avenir, des ponts qui conduisent de ce qui a été à ce qui sera.
- Qu'est-ce qui sera... ?
- Ah ! mon cher ami, vous m'en demandez là plus que je ne puis vous en dire. Le public lui-même n'a pas de direction arrêtée. Il sait déjà ce qu'il ne veut plus, mais il ne sait pas encore ce qu'il veut.
- En poésie, en drame ou en roman ?
- En drame et en roman... là, il y a tout à faire ; en poésie, Lamartine et Hugo répondent assez bien aux exigences du moment ; ne cherchons pas autre chose.
- Mais Casimir Delavigne ?
- Ah ! c'est différent : Casimir Delavigne est le poète des bourgeois ; il faut lui laisser sa clientèle, et ne pas lui faire concurrence.
- Alors en comédie, tragédie, drame, qui faut-il imiter ?
- D'abord, il ne faut jamais imiter ; il faut étudier ; l'homme qui suit un guide est obligé de marcher derrière. Voulez-vous marcher derrière ?
- Non.
- Alors, étudiez. Ne faites ni comédie, ni tragédie, ni drame ; prenez les passions, les événements, les caractères ; fondez tout cela au moule de votre imagination, et faites des statues d'airain de Corinthe.
- Qu'est-ce que c'est que cela, l'airain de Corinthe ?
- Vous ne savez pas ?
- Je ne sais rien.
- Vous êtes bien heureux !
- Pourquoi cela ?
- Parce que vous apprendrez tout par vous-même, alors ; parce que vous ne subirez d'autre niveau que celui de votre propre intelligence, d'autre règle que celle de votre propre éducation. – L'airain de Corinthe ?... avez-vous entendu dire que Mummius eût un jour brûlé Corinthe ?
- Oui ; je crois avoir traduit cela un jour quelque part, dans le De Viris.
- Vous avez dû voir, alors, qu'à l'ardeur de l'incendie, l'or, l'argent et l'airain avaient fondu, et coulaient à ruisseaux par les rues. Or, le mélange de ces trois métaux, les plus précieux de tous, fit un seul métal. Ce métal, on l'appela l'airain de Corinthe. Eh bien, celui qui fera, dans son génie, pour la comédie, la tragédie et le drame, ce que, sans le savoir, dans son ignorance, dans sa brutalité, dans sa barbarie, Mummius a fait pour l'or, l'argent et le bronze ; celui qui fondra à la flamme de l'inspiration, et qui fondra dans un seul moule Eschyle, Shakespeare et Molière, celui-là, mon cher ami, aura trouvé un airain aussi précieux que l'airain de Corinthe.
Je réfléchis un instant à ce que me disait Lassagne.
- C'est très beau, ce que vous me dites là, monsieur, répondis-je ; et, comme c'est beau, ce doit être vrai.
- Connaissez-vous Eschyle ?
- Non.
- Connaissez-vous Shakespeare ?
- Non.
- Connaissez-vous Molière ?
- A peine.
- Eh bien, lisez tout ce qu'ont écrit ces trois hommes ; quand vous les aurez lus, relisez-les ; quand vous les aurez relus, apprenez-les par coeur.
- Et alors ?
- Oh ! alors... vous passerez d'eux à ceux qui procèdent d'eux ; d'Eschyle à Sophocle, de Sophocle à Euripide, d'Euripide à Sénèque de Sénèque à Racine, de Racine à Voltaire, et de Voltaire à Chénier. Voilà pour la tragédie. Ainsi, vous assisterez à cette transformation d'une race d'aigles qui finit par des perroquets.
- Et de Shakespeare à qui passerai-je ?
- De Shakespeare à Schiller.
- Et de Schiller ?
- A personne.
- Mais Ducis ?
- Oh ! ne confondons pas Schiller avec Ducis : Schiller s'inspire, Ducis imite ; Schiller reste original, Ducis devient copiste, et mauvais copiste.
- Quant à Molière, maintenant ?
- Quant à Molière, si vous voulez étudier quelque chose qui en vaille la peine, au lieu de descendre, vous remonterez.
- De Molière à qui ?
- De Molière à Térence, de Térence à Plaute, de Plaute à Aristophane.
- Mais Corneille, vous l'oubliez, ce me semble ?
- Je ne l'oublie pas, je le mets à part.
- Pourquoi cela ?
- Parce que ce n'est ni un ancien Grec ni un vieux Romain.
- Qu'est-ce que c'est donc, que Corneille ?
- C'est un Cordouan, comme Lucain ; vous verrez, quand vous comparerez, que son vers a de grandes ressemblances avec celui de la Pharsale.
- Voudriez-vous me laisser écrire tout ce que vous me dites là ?
- Pour quoi faire ?
- Pour en faire la règle de mes études.
- C'est inutile, puisque vous m'avez là.
- Mais peut-être ne vous aurai-je pas toujours.
- Si vous ne m'avez pas, vous en aurez un autre.
- Cet autre ne sera peut-être pas aussi savant que vous ?
Lassagne haussa les épaules.
- Mon cher enfant, me dit-il, je ne sais que ce que tout le monde sait ; je ne vous dis que ce que le premier venu vous dira.
- Alors, je suis bien ignorant ! murmurai-je en laissant tomber ma tête dans mes mains.
- Le fait est que vous avez beaucoup à apprendre ; mais vous êtes jeune, vous apprendrez.
- Et en roman, dites-moi, qu'y a-t-il à faire ?
- Tout, comme au théâtre.
- Je croyais cependant que nous avions d'excellents romans.
- Qu'avez-vous lu en romans ?
- Ceux de Lesage, de madame Cottin et de Pigault-Lebrun.
- Quel effet vous ont-ils produit ?
- Les romans de Lesage m'ont amusé ; ceux de madame Cottin m'ont fait pleurer ; ceux de Pigault-Lebrun m'ont fait rire.
- Alors, vous n'avez lu ni Goethe, ni Walter Scott, ni Cooper ?
- Je n'ai lu ni Goethe, ni Walter Scott, ni Cooper.
- Eh bien, lisez-les.
- Et, quand je les aurai lus, que ferai-je ?
- De l'airain de Corinthe, toujours ; seulement, il faudra tâcher d'y mettre un petit ingrédient qu'ils n'ont ni l'un ni l'autre.
- Lequel ?
- La passion... Goethe vous donnera la poésie ; Walter Scott l'étude des caractères ; Cooper la mystérieuse grandeur des prairies, des forêts et des océans ; mais, la passion, vous la chercherez inutilement chez eux.
- Ainsi, l'homme qui sera poète comme Goethe, qui sera observateur comme Walter Scott, descriptif comme Cooper, et passionné avec cela ?...
- Eh bien, cet homme-là sera à peu près complet.
- Quels sont les trois premiers ouvrages que je dois lire de ces trois maîtres ?
- Wilhelm Meister, de Goethe ; Ivanhoé, de Walter Scott ; L'Espion, de Cooper.
- J'ai déjà lu, cette nuit, Jean Sbogar.
- Oh ! c'est autre chose.
- Qu'est-ce que c'est ?
- C'est le roman de genre. Mais ce n'est pas cela qu'attend la France.
- Et qu'attend-elle ?
- Elle attend le roman historique.
- Mais l'histoire de France est si ennuyeuse !
Lassagne leva la tête et me regarda.
- Hein ? fit-il.
- L'histoire de France est si ennuyeuse ! répétai-je.
- Comment savez-vous cela ?
Je rougis.
- On me l'a dit.
- Pauvre garçon ! on vous a dit !... Lisez d'abord, et ensuite vous aurez une opinion.
- Que faut-il lire ?
- Ah ! dame ! c'est tout un monde : Joinville, Froissart, Monstrelet, Chatelain, Juvénal des Ursins, Montluc, Saulx-Tavannes, l'Estoile, le cardinal de Retz, Saint-Simon, Villars, madame de La Fayette, Richelieu... Que sais-je, moi ?
- Et combien cela fait-il de volumes ?
- Deux ou trois cents, peut-être.
- Et vous les avez lus ?
- Certainement.
- Et il faut que je les lise ?
- Si vous voulez faire du roman, il faut non seulement que vous les lisiez, mais encore que vous les sachiez par coeur.
- Je vous déclare que vous m'épouvantez ! Mais j'en ai pour deux ou trois ans avant d'oser écrire un mot !
- Oh ! pour plus que cela, ou vous écrirez sans savoir.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! que j'ai perdu de temps !...
- Il faut le rattraper.
- Vous m'aiderez, n'est-ce pas ?
- Et le bureau ?
- Oh ! je lirai la nuit, j'étudierai la nuit ; au bureau, je travaillerai, et, de temps en temps, nous causerons un peu...
- Oui, comme aujourd'hui ; seulement, nous avons causé beaucoup.
- Encore un mot. Vous m'avez dit ce qu'il fallait étudier comme théâtre ?
- Oui.
- Comme roman ?
- Oui.
- Comme histoire ?
- Oui.
- Eh bien, maintenant, en poésie, que dois-je étudier ?
- D'abord, qu'avez-vous lu ?
- Voltaire, Parny, Bertin, Demoustier, Legouvé, Colardeau.
- Bon ! oubliez tout cela.
- Vraiment ?
- Lisez, dans l'Antiquité, Homère ; chez les Romains, Virgile ; au Moyen Age, Dante. C'est de la moelle de lion que je vous donne là.
- Et chez les modernes ?
- Ronsard, Mathurin Régnier, Milton, Goethe, Uhland, Byron, Lamartine, Victor Hugo, et surtout un petit volume qui va paraître, publié par Latouche.
- Et que vous nommez ?
- André Chénier.
- Je l'ai lu...
- Vous avez lu Marie-Joseph... Ne confondons pas Marie-Joseph avec André.
- Mais, pour lire les auteurs étrangers, je ne sais ni le grec, ni l'anglais, ni l'allemand.
- Parbleu ! la belle affaire, vous apprendrez ces langues-là.
- Comment ?
- Je n'en sais rien. Mais retenez ceci : on apprend toujours ce que l'on veut apprendre ; et maintenant, je crois qu'il est temps que nous nous mettions à la besogne. A propos, une recommandation ?
- Laquelle ?
- Si vous avez l'intention de suivre les instructions que je vous donne...
- Je crois pardieu bien !
- Il ne faudrait pas dire un mot de ce petit plan d'études à M. Arnault.
- Pourquoi ?
- Parce que vous ne seriez pas longtemps de ses amis.
- Vous croyez ?
- J'en suis sûr.
- Merci... Je n'en ouvrirai pas la bouche.
- Et vous ferez bien. – Après cette première recommandation, une seconde.
- J'écoute.
- Il ne faudrait pas dire un mot de notre conversation, ni à Oudard ni à M. de Broval.
- Pourquoi ?
- Parce que nous ne resterions pas longtemps dans le même bureau.
- Diable ! je veux y rester pourtant.
- Cela dépend de vous.
- Oh ! si cela dépend de moi, nous en avons pour quelques années.
- Ainsi soit-il.
Et sur ce, M. Oudard étant entré, je me mis à ma besogne avec un acharnement qui à la fin de la journée, me valut tous ses compliments.
Je venais de m’apercevoir d'une admirable chose : c'est que je pouvais copier, sans lire ce que je copiais, et, par conséquent, tout en copiant, penser à autre chose.
Dès le second jour, j'en étais arrivé où les autres n'arrivent qu'au bout de quatre ou cinq ans.
Comme on le voit, j'avais marché vite.

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