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Chapitre LXXX


Adolphe lit une pièce au Gymnase. – M. Dormeuil. – Le Château de Kenilworth. – MM. Warez et Soulié. – Mademoiselle Lévesque. – La famille Arnault. – La Feuille. – Marius à Minturnes. – Un mot de Danton. – Le passeport retourné. – Trois fables. – Germanicus. – Inscriptions et épigrammes. – Ramponneau. – Le jeune homme au tilbury. – Hors de l'Eglise, pas de salut. – Madame Arnault.

Bien m'en prenait de pouvoir copier sans lire ; car, on le comprend, la conversation de Lassagne me donnait fort à penser. Tous les jours, je m'apercevais davantage de ma terrible ignorance, et, comme un voyageur perdu dans ces marais de houille tremblante, je ne savais plus où poser le pied pour trouver le passage solide qui devait me conduire au but que je poursuivais.
Comment Adolphe ne m'avait-il pas parlé de tout cela ? C'étaient de si lointains horizons que ceux qui m'étaient ouverts à chaque moment, que ma vue s'y perdait.
Adolphe ne croyait donc pas que tout cela fût bien utile pour faire de la littérature ? ou bien, la littérature qu'il voulait me faire faire pouvait-elle se passer de tout cela ?
J'avais vu si souvent son père hausser les épaules à nos projets de théâtre ; n'était-ce pas que son père, qui savait tant de choses, se moquait tout bas de mes projets, à moi, qui ne savais rien ?
Et M. Deviolaine, qui, instinctivement, lui – car, excepté en expertise et en aménagements forestiers, il n'en savait guère plus que moi –, et M. Deviolaine qui, instinctivement, appelait mes essais de pièce des ordures, et mes tentatives de poésie des guenilles, est-ce qu'il avait raison par hasard ?
Enfin, on lirait, on travaillerait, on étudierait ! mais comment toutes ces choses dont j'entendais parler depuis la veille tiendraient-elles jamais dans ma tête sans la faire éclater ?
Je comptais bien avoir, sur tout cela, une explication avec Adolphe.
A cinq heures et demie, j'étais chez M. de Leuven ; mais Adolphe n'était pas encore rentré : il lisait, au Gymnase, une pièce faite en collaboration avec Frédéric Soulié.
A six heures moins un quart, je le vis apparaître, plus morne et plus pensif qu'Hippolyte suivant le chemin de Mycènes.
- Eh bien, mon pauvre ami, lui dis-je, encore refusé ?
- Non, me répondit-il ; mais reçu à correction, seulement.
- Alors, tout espoir n'est pas perdu ?
- Si fait. Après la lecture, Dormeuil nous a fait venir dans son bureau, et, comme il trouvait des longueurs dans la pièce, à ce qu'il paraît, il nous a dit : « Mes petits enfants, mes petits enfants, il faut trancher dans le vif. » A ces mots, Soulié lui a arraché la pièce des mains, en disant : « Monsieur Dormeuil, on ne touche pas à ces choses-là. » Alors, vous comprenez, Dormeuil est furieux.
- Qu'est-ce que c'est que Dormeuil ?
- C'est un des directeurs du Gymnase.
- De sorte que... ?
- De sorte que Soulié a déclaré que la pièce serait jouée comme cela, ou qu'elle ne le serait pas du tout.
- Ah ! diable ! ça lui est donc égal, à Soulié, d'être joué ou de n'être pas joué ?
- Vous ne connaissez pas la tête de ce garçon-là ; pas moyen de le faire plier. Savez-vous ce qu'il a dit à Warez ?
- Qu'est-ce que c'est que Warez ?
- Warez, c'est le régisseur de madame Oudinot, directrice de l'Ambigu.
- Eh bien, qu'a-t-il dit à Warez ?
- Nous lui avions porté à lire un mélodrame, intitulé Le Château de Kenilworth ; Warez le lit. Il n'avait pas d'opinion bien arrêtée sur l'ouvrage. Quand nous allons, hier, pour avoir la réponse : « Messieurs nous dit-il, autorisez-moi à faire lire votre pièce par M. Picard. - Oui, répond Soulié, pour qu'il nous la vole. - Oh ! monsieur Soulié, s'écrie Warez, vous voler votre pièce ! un académicien ! - Tiens ! dit Soulié, les trois quarts des académiciens volent bien leur fauteuil, pourquoi ne voleraient-ils pas des pièces ? » Vous comprenez, mon cher ami, encore une porte fermée ! J'avais bien eu l'idée d'aller chez mademoiselle Lévesque, qui est toute-puissante au théâtre, et de lui offrir le rôle de Marie Stuart, qui est magnifique...
- Eh bien ?
- Vous savez ce qui est arrivé à Casimir Delavigne, lors de la lecture des Vêpres siciliennes, au Théâtre-Français.
- Oui, la pièce a été refusée.
- Non seulement la pièce a été refusée, mais encore, comme chaque votant est obligé de motiver son refus, une de ces dames a refusé « parce que l'ouvrage était mal écrite ».
- Et mademoiselle Lévesque vous a refusé pour le même motif ?
- Non ; mais elle nous a dit que, dans ce moment ici, elle avait tant de créations, qu'elle ne pouvait pas se charger de la nôtre.
- Diable ! il paraît qu'il est inutile de faire, pour être actrice, des études aussi fortes que pour être auteur... Ah ! mon cher ami, comment ne m'avez vous pas dit que je ne savais rien, et que j'avais tout à apprendre ?
- Eh là ! mon cher, ne vous inquiétez donc pas de cela, vous apprendrez au fur et à mesure des besoins... Tenez, voici ma mère qui nous fait signe de venir. Allons nous mettre à table.
Nous montâmes : on me présenta à M. et à madame Arnault ; – je connaissais déjà Lucien, Telleville et Louis.
J'avais vu M. Arnault à cette fameuse chasse du bois du Tillet ; mais je n'avais pas eu l'honneur de lui parler. Dans le bois, il avait demandé qu'on lui assignât un bon poste ; on l'avait placé à un endroit où, lui avait dit M. Deviolaine, le chevreuil ne pouvait manquer de passer. M. Arnault, qui n'y voyait pas à deux longueurs de fusil, avait essayé les verres de ses lunettes, s'était assis, avait tiré ses tablettes et un crayon, et s'était mis à écrire une fable qui, depuis la veille, lui trottait par la tête. Au bout d'un quart d'heure, il avait entendu du bruit dans les broussailles. Il avait déposé tablettes et crayon, pris le fusil, et mis en joue en attendant que l'animal passât.
- Oh ! monsieur, s'était écrié une femme, ne tirez pas ; vous allez tuer ma vache !
- Etes-vous bien sûre que ce soit votre vache et pas un chevreuil ? avait alors demandé M. Arnault.
- Oh ! monsieur, vous allez voir...
Et la femme, courant à la vache, s'était pendue à la queue de l'animal, et l'avait si bien tirée, que la pauvre bête s'était mise à mugir.
- En effet, avait dit M. Arnault, je crois que c'est moi qui me trompe.
Et il s'était rassis, avait reposé son fusil à terre, avait repris son crayon et ses tablettes, et s'était remis à sa fable, qu'il avait conduite à bonne fin.
La famille de M. Arnault se composait de Lucien et de Telleville, ses deux fils d'un premier lit ; de Louis et de Gabrielle, ses deux enfants du second.
La seconde femme de M. Arnault était une demoiselle de Bonneuil.
Quelques mots sur cette excellente famille.
Nous commencerons, comme l'Evangile, par les petits et les humbles.
Gabrielle était une jolie enfant de quatorze ou quinze ans, d'une blancheur éblouissante ; elle ne comptait encore, dans la maison, que comme un bouton dans un bouquet.
Louis avait notre âge, à peu près, c'est-à-dire vingt ou vingt et un ans. C'était un joli garçon, blond, frais, rose, un peu poupin, souriant toujours, plein d'amitié pour sa soeur, de respect pour sa mère, d'admiration pour son père.
Telleville était un beau capitaine, bien brave, bien loyal, bien aventureux, bonapartiste comme toute la famille, jeté dans le monde artiste sans avoir jamais fait un hémistiche ; charmant esprit, du reste, plein de verve et d'originalité.
Lucien, l'auteur de Régulus, et, depuis, de Pierre de Portugal et de Tibère, était un esprit froid et administratif plutôt qu'une âme poétique ; cependant, il y avait, dans ses vers, une certaine hardiesse ; dans sa pensée, une certaine mélancolie, qui parlaient, à la fois, à l'imagination et au coeur. Il a fait, dans Pierre de Portugal, un des vers les plus charmants et les plus vrais que je connaisse, un de ces vers comme Racine en faisait dans ses bons jours, et que tout le monde sait parce qu'ils sont de Racine :
          Les chagrins du départ sont pour celui qui reste.
Un an avant mon arrivée à Paris, Régulus avait eu un succès énorme. J'en citerai quelques vers, pour donner une idée de l'auteur, qui a renoncé, à ce qu'il paraît, à la littérature.
Régulus va quitter Rome, pour laquelle il se dévoue, et il dit à Licinius :

          Je meurs pour la sauver, c'est mourir digne d'elle !
          Mais, toi, Licinius, parjure à l'amitié,
          Disciple de ma gloire as-tu donc oublié
          Ces jours où j'opposais, dans les champs du carnage,
          Ma vieille expérience à ton jeune courage ?
          Aimant un vrai soldat dans un vrai citoyen,
          Ne te souvient-il plus que, par un doux lien,
          Ma tendresse voulait vous unir l'un à l'autre ?
          Le hasard a trahi mon espoir et le vôtre ;
          Mais, des bords du tombeau, je puis enfin bénir
          Les noeuds qui pour jamais doivent vous réunir.
          Si tu l'aimes, viens, jure au dieu de la victoire
          De servir, aujourd'hui, la patrie et la gloire;
          D'éclairer les Romains par toi seul égarés ;
          De rétablir la paix dans ces remparts sacrés;
          Jure ! dis-je. A l'instant, je te donne ma fille,
          Je te lègue mon nom, mon honneur, ma famille ;
          Et les dieux ne m'auront opprimé qu'à demi,
          Si, dans un vrai Romain, je retrouve un ami !

Lucien, à cette époque, avait trente ou trente-deux ans ; sa carrière avait été tout administrative jusqu'à la chute de Napoléon, qui l'avait fait auditeur au conseil d'Etat et préfet à vingt-cinq ans.
C'était bien, du reste, malgré un fond de souffrance physique qui l'attristait, un des meilleurs coeurs, un des caractères les plus bienveillants que je connaisse. Pendant cinq ans, j'ai vu Lucien deux ou trois fois par semaine ; je ne sache pas que, pendant cette longue période d'intimité, il soit sorti de ses lèvres une raillerie contre un de ses confrères, une plainte, un regret ; c'était une de ces douces, tristes et sereines figures, comme on en voit dans les rêves. Qu'est-il devenu ? Je n'en sais rien. Depuis 1829, je l'ai complètement perdu de vue. Vingt-deux ans d'absence et de séparation m'ont, certes, fait sortir de son souvenir ; ces vingt-deux ans l'ont gravé plus profondément dans le mien.
Il n'en était pas de même de M. Arnault : je n'ai pas vu d'esprit plus subtil, plus aiguisé, plus railleur que ce flamboyant esprit. C'était ce que, sous les armes, on appelle un toucheur. Jamais Bertrand ni Lozès n'ont riposté par un coup droit plus rapide et plus sûr que ne le faisait M. Arnault, à toute occasion, par un mot, par une épigramme, par une fusée d'esprit. Poète médiocre au théâtre, il excellait dans la fable ou dans la satire. Une fois, dans un moment de mélancolie, il laissa tomber de ses yeux une larme – cette larme, comme celle que versa Aramis sur la mort de Porthos, fut peut- être la seule larme de M. Arnault – ; il y trempa sa plume, et il écrivit les vers suivants, c'est-à-dire un chef-d'oeuvre que lui envieraient André Chénier ou Millevoye, Lamartine ou Victor Hugo.

La Feuille
          « De la tige détachée,
          Pauvre feuille desséchée,
          Où vas-tu ? - Je n'en sais rien.
          L'orage a brisé le chêne
          Qui seul était mon soutien ;
          De son inconstante haleine
          Le zéphir ou l'aquilon
          Depuis ce jour me promène
          De la forêt à la plaine
          De la montagne au vallon.
          Je vais où le vent me mène
          Sans me plaindre ou m'effrayer ;
          Je vais où va toute chose,
          Où va la feuille de rose
          Et la feuille de laurier ! »

Je ne sais pas ce que donneraient les grands poètes mes confrères pour avoir fait ces quinze vers ; moi, je donnerais celui de mes drames que l'on voudrait prendre.
La grande prétention de M. Arnault – et cette prétention était malheureuse –, c'était le théâtre. Il avait débuté par Marius à Minturnes, du temps qu'il était chez Monsieur. La tragédie avait été représentée en 1790, et, malgré la prédiction du comte de Provence, qui avait déclaré qu'une tragédie sans femme ne pouvait réussir, Marius obtint un immense succès.
Saint-Phal jouait le jeune Marius ; Vanhove, Marius, et Saint-Prix, le Cimbre.
Heureuse époque, au reste, où des hommes du mérite de Saint-Prix acceptaient des rôles où ils avaient une seule scène, et, dans cette seule scène, ces seuls vers :

          Quelle voix, quel regard, et quel aspect terrible !
          Quel bras oppose au mien un obstacle invincible ?...
          L'effroi s'est emparé de mes sens éperdus...
          Je ne pourrais jamais égorger Marius !

La pièce fut dédiée à Monsieur.
J'ai entendu raconter à M. Arnault, qui racontait de la façon la plus spirituelle du monde, que ce succès l'avait rendu fort vain, fort tranchant et fort dédaigneux. Un jour, en 1792, il était au balcon du Théâtre-Français, parlant haut, selon sa coutume, menant grand bruit avec sa canne et empêchant les voisins d'entendre ; cela durait depuis le lever du rideau, et l'on était à la fin du premier acte, lorsqu'un monsieur, placé derrière M. Arnault, et séparé de lui seulement par une banquette, se pencha en avant, et, lui touchant l'épaule du bout de sa main gantée :
- Monsieur Arnault, lui dit-il, laissez-nous donc, je vous en supplie, écouter comme si l'on jouait Marius à Minturnes.
Ce monsieur si poli, et j'oserai presque ajouter si spirituel, c'était Danton.
Un mois après, cet homme si poli et si spirituel faisait les massacres de septembre.
M. Arnault eut si grand-peur de ces massacres, qu'il se sauva à pied. En arrivant à la barrière, il la trouva gardée par un sans-culotte, de nom comme de fait ; ce sans-culotte était occupé à empêcher une pauvre femme de passer, sous prétexte que son passeport pour Bercy n'était pas visé à la section des Enfants-Trouvés. Or, en voyant l'insistance de l'honorable sentinelle, une idée vint à M. Arnault : c'est que ce terrible cerbère ne savait pas lire. L'esprit est une terrible maladie ; on n'en guérit pas. M. Arnault, qui était très malade de cette maladie, s'avance hardiment vers le sans-culotte, et lui présente son passeport à l'envers en lui disant : « Visé aux Enfants Trouvés ; voici le timbre. »
M. Arnault avait deviné juste.
- Passez, dit le sans-culotte.
Et M. Arnault passa.
Dans l'intervalle qui s'était écoulé depuis Marius jusqu'au 3 septembre, jour auquel on était arrivé, M. Arnault avait fait jouer sa tragédie de Lucrèce. La pièce étant tombée, l'auteur mit la chute sur le compte de mademoiselle Raucourt... On sait que la répulsion de cette illustre artiste pour les hommes ne lui était pas tout à fait imputée à vertu.
Au reste, plus tard, nous aurons à parler de mademoiselle Raucourt, à propos de son élève mademoiselle George.
M. Arnault avait suivi Bonaparte en Egypte. Il a raconté d'une façon fort amusante, dans ses Mémoires intitulés Souvenirs d'un sexagénaire, la part qu'il prit à cette expédition.
Au retour, il donna une tragédie ossianesque, intitulée Oscar, qui eut un grand succès, et qu'il dédia à Bonaparte ; puis, Les Vénitiens, dont le dénouement fut regardé comme une si grande hardiesse, que les âmes sensibles ne pouvant le supporter, l'auteur fut obligé, à l'usage de ces bonnes âmes, de faire une variante grâce à laquelle, comme l'Othello de Ducis, sa pièce, maintenant, finit par une mort ou par un mariage, au choix des spectateurs.
Les Vénitiens eurent un énorme succès.
Pendant l'Empire, étant chef de division à l'Université sous M. de Fontanes, qui en était le grand maître, M. Arnault fit entrer dans ses bureaux Béranger comme expéditionnaire à douze cents francs. Ce fut là que Béranger fit sa première chanson, Le Roi d'Yvetot.
Au second retour des Bourbons, M. Arnault fut proscrit, et se retira à Bruxelles. Nous avons dit comment, dans l'exil, il fit connaissance avec M. de Leuven, à propos d'un soufflet que celui-ci donna à un officier étranger.
Ce fut dans l'exil que M. Arnault fit presque toutes ses fables, charmant recueil à peu près inconnu, attendu que personne ne lit plus guère de fables aujourd'hui. C'est justement pour cela que je tiens à en faire lire trois.
Qu'on se rassure ! ces trois fables sont bien de M. Arnault, et non de M. Viennet.
D'ailleurs, j'en réponds, et l'on acceptera bien ma caution pour trois fables.
Hâtons-nous de dire, au surplus, que les fables qu'on va lire n'ont de fables que le titre : ce sont de véritables épigrammes.

Le Colimaçon.
          Sans amis comme sans famille,
          Ici-bas, vivre en étranger ;
          Se retirer dans sa coquille,
          Au signal du moindre danger ;
          S'aimer d'une amitié sans bornes,
          De soi seul emplir sa maison ;
          En sortir, selon la saison,
          Pour faire à son prochain les cornes.
          Signaler ses pas destructeurs
          Par les traces les plus impures ;
          Outrager les plus belles fleurs
          Par ses baisers ou ses morsures ;
          Enfin chez soi, comme en prison,
          Vieillir, de jour en jour plus triste ;
          C'est l'histoire de l'égoïste ou celle du colimaçon.

Le Droit de chacun.
          Un jour, le roi des animaux
          Défendit, par une ordonnance,
          A ses sujets, à ses vassaux,
          De courir sans une licence
          Sur quelque bête que ce soit ;
          Promettant, il est vrai, de conserver le droit
          A quiconque en usait pour un motif honnête.
          Tigres, loups et renards, de présenter requête
          A Sa Majesté : loups, pour courir le mouton,
          Renards, pour courir le chapon,
          Tigres, pour courir toute bête.
          Parmi leurs députés, qui criaient à tue-tête,
          Un chien s'égosillait à force d'aboyer.
          « Plaise à Sa Majesté, disait-il, m'octroyer
          Droit de donner la chasse, en toute circonstance,
          A tous les animaux vivant de ma substance.
          - Gentilshommes, à vous permis de giboyer,
          Dit, s'adressant au tigre, au loup, au renard même
          Des forêts le maître suprême
          Aux chasseurs tels que vous permis de déployer,
          Même chez leurs voisins, leurs efforts, leurs astuces ;
          Mais néant au placet du chien ! »
          Que réclamait, pourtant, ce roturier-là ? – Rien,
          Que le droit de tuer ses puces.

Les Deux bambous.
          L'an passé – c'était l'an quarante, –
          L'an passé, le Grand Turc disait au grand vizir :
          « Quand, pour régner sous moi, je daignai te choisir,
          Roustan, je te croyais d'une humeur différente.
          Roustan met son plus grand plaisir
          A me contrarier. quelque ordre que je donne,
          Au lieu d'obéir, il raisonne ;
          Toujours des si, toujours des mais ;
          Il défend ce que je permets :
          Ce que je défends, il l'ordonne.
          A rien ne tient qu'ici je ne te fasse voir
          A quel point je suis las de ces façons de faire !
          Va-t'en ! Qu'on fasse entrer mon grand eunuque noir.
          C'est celui-là qui connaît son affaire,
          C'est celui-là qui, toujours complaisant,
          Sans jamais m'étourdir de droit ni de justice,
          N'ayant de loi que mon caprice,
          Sait me servir en m'amusant.
          Jamais ce ton grondeur jamais cet air sinistre !
          Ainsi que tout désir, m'épargnant tout travail,
          Il conduirait l'empire aussi bien qu'un sérail.
          J'en veux faire un premier ministre.
          - En fait de politique et de gouvernement,
          Sultan, dit le vizir, chacun a son système :
          Te plaire est le meilleur ; le mien, conséquemment,
          Est mauvais... Toutefois, ne pourrais-je humblement,
          Te soumettre un petit problème ?
          - Parle. - Ce n'est pas d'aujourd'hui
          Que péniblement je me traîne,
          Vieux et cassé, sultan, dans sa marche incertaine ;
          Ma faiblesse a besoin d'appui.
          Or, j'ai deux roseaux de la Chine :
          Plus ferme qu'un bâton, l'un ne sait pas plier,
          L'autre, élégant, léger, droit comme un peuplier,
          Est plus souple qu'une badine.
          Lequel choisir ? - Lequel ?... Roustan, je ne crois pas
          Qu'un flexible bambou puisse assurer nos pas.
          - Tu le crois ! lorsque tu m'arraches
          Ton sceptre affermi par mes mains,
          Pour le livrer à des faquins
          Sans caractère et sans moustaches. »
          Rois, vos ministres sont, pour vous,
          Ce qu'est, pour nous, le jonc dont l'appui nous assiste,
          Je le dis des vizirs ainsi que des bambous,
          On ne peut s'appuyer que sur ce qui résiste.

Lisez, les unes après les autres, les cent cinquante fables de M. Arnault, et, dans toutes, vous trouverez la même facilité, le même trait, la même allure frondeuse. Lorsque vous les aurez lues, vous ne direz certes pas de l'auteur : « C'est un bon homme » ; mais, à coup sûr, vous direz : « C'est un honnête homme. »
En 1815, M. Arnault avait donc été exilé. Pour quel motif ? C'était si peu important, qu'on ne s'en était pas préoccupé ; on avait mis son nom sur la liste, et voilà tout ! Et qui avait signé cette liste ? Louis XVIII, autrefois Monsieur, c'est-à-dire ce même comte de Provence, près duquel le poète avait commencé sa carrière, et auquel il avait dédié son Marius. Or, comme il n'y avait point de motif pour qu'on exilât M. Arnault, l'esprit de parti en avait inventé un, et l'on disait qu'il était proscrit en qualité de régicide ; mais il y avait deux raisons péremptoires pour que cela ne fût pas : la première, c'est que M. Arnault n'était pas de la Convention ; la seconde, c'est qu'en 1792 et 1793, il était à l'étranger. Néanmoins, le bruit prit tacitement consistance, et personne ne douta bientôt que M. Arnault ne fût exilé pour cette cause.
De Bruxelles, M. Arnault envoya Germanicus, qui fut joué le 22 mars 1817, et défendu le lendemain. Pendant la représentation, la tragédie était descendue du théâtre dans le parterre, où il s'engagea une terrible bataille, et où il y eut des blessés et même un mort. Le combat se livrait entre les gardes du corps et les partisans du gouvernement déchu. L'arme dont on se servit généralement dans cette mêlée était du genre de ces bambous sur lesquels Roustan, le premier vizir de ce Grand Turc dont nous venons d'entendre les doléances, avait l'habitude de s'appuyer. On comprend que, plus ils étaient gros et moins ils pliaient, meilleurs ils étaient pour l'attaque et la défense. On nomma, dès lors, ce genre de cannes des germanicus.
Les haines étaient vigoureuses à cette époque. Le surlendemain de la représentation, Martainville publia un article virulent qui atteignait M. Arnault jusque dans son honneur privé.
Cet article, à la suite d'un soufflet donné par Telleville au critique, amena un duel dans lequel, comme nous l'avons dit plus haut, le journaliste eut la cuisse fouettée par une balle.
Plus tard, on a repris Germanicus. Nous avons assisté à cette reprise. Mais, jetée hors des passions du moment, la pièce n'eut plus aucun succès.
Cette proscription inattendue, inouïe, imméritée avait infiltré dans le caractère de M. Arnault un certain fiel qui perçait à toute occasion, et que ne parvint point à lui chasser du sang le legs de cent mille francs que, par son testament, lui fit Napoléon.
Ce legs servit à bâtir, rue de La Bruyère, une jolie maison dans laquelle, comme toujours, le bâtisseur enfouit le double de la somme qu'il comptait y mettre, de sorte qu'après avoir hérité de cent mille francs, M. Arnault se trouva de cent mille francs plus pauvre qu'auparavant.
M. Arnault aimait les vers pour les vers : il en faisait sur tout. Il en avait fait sur son portrait, sur la porte de son jardin, sur l'abbé Geoffroy, sur la niche de son chien, sur un poète en uniforme dont le portrait venait d'être exposé au dernier Salon.
Voici ces vers, dans lesquels se trouve non seulement l'esprit, mais encore le caractère de l'auteur :

Vers sur le portrait de l'auteur.

          Sur plus d'un ton je sais régler ma voix :
          Ami des champs, des arts, des combats et des fêtes,
          En vers dignes d'eux quelquefois,
          J'ai fait parler les dieux, les héros et les bêtes.

Pour la porte de mon jardin.

          Bons amis dont ce siècle abonde,
          Je suis votre humble serviteur ;
          Mais passez : ma porte et mon coeur
          Ne s'ouvrent plus à tout le monde.

Sur un bon homme qui n'a pas le vin bon.

          Il est altéré de vin ;
          Il est altéré de gloire ;
          Il ne prend jamais en vain
          Sa pinte ou son écritoire.
          Des flots qu'il en fait couler,
          Abreuvant plus d'un délire,
          Il écrit pour se soûler,
          Il se soûle pour écrire.

Pour la niche de mon chien.

          Je n'attaque jamais en traître,
          Je caresse sans intérêt,
          Je mords parfois, mais à regret :
          Bon chien se forme sur son maître.

Pour le portrait d'un poète en uniforme.

          Au Parnasse ou sur le terrain,
          En triompher est peu possible :
          L'épée en main il est terrible,
          Terrible il est la plume en main ;
          Et pour se battre et pour écrire,
          Nul ne saurait lui ressembler ;
          Car, s'il ne se bat pas pour rire,
          Il écrit à faire trembler.

Au milieu de toutes ses tribulations, M. Arnault avait toujours adoré les chiens. Sur cinquante de ses fables, plus de vingt ont pour héros ces intéressants quadrupèdes. Au moment où j'eus l'honneur de pénétrer dans le sanctuaire de la famille, la porte en était gardée par une horrible bête, moitié roquet, moitié caniche, ayant nom Ramponneau. De ce chien, M. Arnault ne pouvait se passer ; il l'avait dans son cabinet pendant son travail, dans son jardin pendant ses promenades. Il n'y avait que dans la rue que M. Arnault ne l'emmenait pas, de peur des boulettes.
M. Arnault avait présidé lui-même à l'éducation de son chien, et, sur un certain point, il avait été inexorable. C'était sur les ordures que Ramponneau se permettait de faire dans son cabinet. A peine la vue et l'odorat avaient-ils dénoncé le crime commis, que Ramponneau, saisi par le bas des reins et par la peau du cou, était conduit vers l'endroit où l'incongruité avait été faite, et fustigé d'importance. Après quoi, selon une vieille tradition qui se perd dans l'obscurité des âges, on frottait le nez de Ramponneau dans le corps du délit, opération qu'il subissait avec une répugnance visible.
Ces fautes quotidiennes et la correction qu'elles entraînaient durèrent deux mois à peu près, et M. Arnault commençait à craindre que Ramponneau, qui, du reste, possédait une foule de talents d'agrément, comme de faire le mort, de monter la garde, de fumer la pipe, de sauter pour l'empereur, ne fût inéducable... – J'en demande pardon ! ne trouvant pas le mot que je cherche, je crois que j'en fais un. – M. Arnault, dis-je, commençait à craindre qu'il ne fût inéducable sur ce seul point, lorsqu'un jour, Ramponneau, qui venait de commettre son crime accoutumé, voyant son maître tellement plongé dans sa tragédie de Guillaume de Nassau, qu'il ne paraissait pas s'apercevoir le moins du monde de ce qui venait d'arriver, alla le tirer par le bas de sa robe de chambre. M. Arnault se retourna. Ramponneau fit deux ou trois gambades pour attirer son attention. Puis, lorsqu'il fut bien sûr de l'avoir captivée, il alla droit vers la chose que nous avons appelée le corps du délit, et s'y frotta de lui-même sans y être contraint ni forcé, avec une répugnance visible, il est vrai, mais avec une touchante résignation.
Le pauvre animal s'était trompé ! Il avait cru que les coups de fouet, et la punition qui en était la suite, n'avaient d'autre but que de lui apprendre à se frotter le nez tout seul dans l'objet en question.
L'éducation de Ramponneau était complètement faussée, et il conserva toute sa vie ce défaut, auquel la muselière dont il fut doté n'apporta qu'une légère amélioration.
J'ai parlé de cet esprit de riposte si rapide et si remarquable chez M. Arnault. J'en citerai d'abord deux exemples ; puis, en leur lieu et place, ceux qui se présenteront plus tard.
Un jour, je descendais avec lui la rue de la Tour-des-Dames. Un élégant qui conduisait un tilbury, et qui n'était pas maître de son cheval dans cette rapide descente, manque de l'écraser. M. Arnault n'était pas endurant.
- Fichu polisson, dit-il, ne pouvez-vous donc pas faire attention à ce que vous faites ?
- Comment, fichu polisson ? s'écrie le jeune homme.
- Eh ! oui, répète M. Arnault, fichu polisson !
- Monsieur ! vous me rendrez raison de cette insulte !... Voici mon adresse.
- Votre adresse !... répond M. Arnault, gardez-la pour conduire votre cheval.
Un autre jour, aux Champs-Elysées, il passait à côté d'un prêtre sans le saluer. Nous avons dit que M. Arnault avait la vue très courte. D'ailleurs, il n'aimait pas beaucoup les hommes noirs, comme on les appelait à cette époque.
Le prêtre, qu'il avait presque coudoyé, se retourne.
- Voyez-vous ce jacobin, dit-il, qui me coudoie, et qui ne me salue pas ?
- Monsieur, lui répondit M. Arnault, ne soyons pas plus exigeant que l'Evangile : Hors de l'Eglise, pas de salut !
Je m'aperçois que, dans tout cela, j'ai oublié madame Arnault, qui pouvait avoir quarante ans lorsque je lui fus présenté, et qui, à cet âge, était encore une charmante femme, petite, brune, ronde, jolie, pleine de grâces et d'esprit.
Madame Arnault fut parfaitement bonne pour moi pendant cinq ans, puis cela changea.
Peut-être aussi fut-ce ma faute ; on en jugera à l'occasion.

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