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Chapitre LXXXVII


La littérature impériale. – « La Jeunesse de Henri V ». – Mercier et Alexandre Duval. – « Les Templiers » et leur auteur. – César Delrieu. – Perpignan. – Rupture de mademoiselle George avec le Théâtre-Français. – Sa fuite en Russie. – Le parterre de rois. – La tragédienne ambassadrice.

Dans cette même année 1802, George, protégée par Bonaparte, et Duchesnois par Joséphine, étaient engagées au Théâtre-Français à quatre mille francs d'appointements.
Six mois après, elles étaient sociétaires à demi-part.
C'était le comble de la faveur ! et il ne fallut moins que l'influence de Bonaparte, d'un côté, et celle de Joséphine, de l'autre, pour arriver à ce double résultat.
- Comment Napoléon vous a-t-il quittée ? demandais-je un jour à George.
- Il m'a quittée pour se faire empereur répondit-elle.
En effet, l'événement dont on s'occupa le plus en France après les débuts de George et de Duchesnois, comme princesses tragiques, ce furent les débuts de Napoléon empereur.
Ces débuts-là, non plus, ne furent pas exempts de cabale. Les rois sifflèrent ; mais le grand acteur qui donnait au monde le spectacle de son usurpation les fit taire à Austerlitz, et, à partir de ce moment jusqu'à la retraite de Russie, il faut le dire, les claqueurs furent pour lui.
Cependant, la littérature impériale allait son petit train. On avait joué, en 1803, Le Roman d'une heure, d'Hoffmann. On avait joué, en 1804, Shakespeare amoureux, d'Alexandre Duval ; Molière avec ses amis, d'Andrieux, et La Jeune Femme colère, d'Etienne. On avait joué, en 1805, Le Tyran domestique et Le Menuisier de Livonie, d'Alexandre Duval. Le Tartufe de moeurs, de Chéron ; Madame de Sévigné, de Bouilly ; Les Filles à marier, de Picard.
Enfin, on avait joué, en 1806, Les Marionnettes de Picard ; La Jeunesse de Henri V, d'Alexandre Duval ; Omasis ou Joseph en Egypte, de Baour Lormian, et Les Templiers, de Raynouard.
Les deux plus grands succès dans cette dernière période avaient été Les Templiers et La Jeunesse de Henri V.
La Jeunesse de Henri V était empruntée à une comédie fort légère du dramaturge Mercier. Cette comédie, non représentée, mais imprimée et publiée, était intitulée Charles II dans un certain lieu.
Rien n'avait troublé Alexandre Duval, qu'un mot, un seul mot de Mercier.
Mercier était brouillé avec la Comédie-Française, qui, dans sa dignité offensée, avait juré que jamais une pièce de Mercier ne serait représentée au théâtre de la rue de Richelieu.
Le soir de la représentation de La Jeunesse de Henri V, Alexandre Duval se pavanait au foyer.
Mercier s'approcha de lui, et, lui touchant l'épaule :
- Dis donc, Duval, fit-il, les comédiens français qui avaient dit qu'ils ne joueraient plus rien de moi, les imbéciles !
Alexandre Duval se gratta l'oreille, rentra chez lui, eut la jaunisse, et resta deux ans sans rien faire.
Au reste, le véritable succès de l'année, le succès littéraire fut pour Les Templiers.
En effet, cette tragédie est l'oeuvre dramatique la plus remarquable de toute l'époque impériale ; aussi elle eut un prodigieux succès, fit un argent fou, et, du coup, porta, je crois, son auteur à l'Académie.
Le rôle de la reine était le second rôle que créât mademoiselle George depuis son entrée au Français, et il y avait déjà quatre ans qu'elle y était entrée.
A cette époque, on le voit, les créations tragiques étaient rares.
Son premier rôle avait été Calypso, dans une tragédie de Télémaque.
Qui avait pu faire, demandera le lecteur, une tragédie de Télémaque ?
Un M. Lebrun quelconque. Mais, ma foi ! je suis comme Napoléon, je crains de me tromper. Etait-ce Lebrun-Pindare ? Etait-ce Lebrun l'ex- consul ? Etait-ce Lebrun le futur académicien, pair de France, directeur de l'imprimerie impériale ?
Je n'en sais rien.
Mais ce que je sais, c'est que le crime a été commis.
Paix au coupable, et que, mort ou vivant, il dorme d'un sommeil aussi calme et aussi profond que sa tragédie, où, à côté de George, mademoiselle Duchesnois joua le rôle de Télémaque, et qui tomba, malgré la réunion de ces deux talents, comme, vingt ans plus tard, tomba Le Cid d'Andalousie, malgré la réunion de Talma et de mademoiselle Mars.
Quant au Cid d'Andalousie, comme nous assistions à la première représentation, nous savons quel en était l'auteur.
C'était Pierre Lebrun.
L'immense succès qu'obtinrent Les Templiers fit tressaillir de joie Napoléon.
Tous les ans, il continuait de demander ses trois cent mille conscrits au ministre de la Guerre, et son poète au grand maître de l'Université.
Il crut avoir trouvé son poète dans M. Raynouard.
Malheureusement, M. Raynouard était fort occupé pendant toute la semaine, et ne pouvait être poète que le dimanche. Il résulta de ces occupations que M. Raynouard ne put faire que trois tragédies : Les Templiers, dont nous avons parlé ; Les Etats de Blois, qui ne valaient pas Les Templiers ; et Caton d'Utique, qui ne valait pas Les Etats de Blois.
Napoléon était désespéré !
Il se remit à demander ses trois cent mille conscrits et son poète.
En 1808, après quatre ans de règne, il avait M. Raynouard et M. Baour Lormian, l'auteur des Templiers et l'auteur d'Omasis.
C'était la moitié d'un poète par année.
En régnant quatorze ans, il aurait la pléiade !
Nous ne parlons pas des poètes de la République, des Chénier, des Ducis, des Arnault, des Jouy, des Lemercier : ceux-là n'étaient point des poètes de sa création. Or, Napoléon était un peu comme Louis XIV, et n'estimait que les ducs qu'il avait faits.
Ce fut vers cette époque que les batteurs d'estrade dépêchés par M. de Fontanes firent grand bruit d'un poète qu'on venait de découvrir, et qui mettait la dernière touche à une tragédie.
Ce poète s'appelait Luce de Lancival. Nous en avons déjà parlé, et nous avons raconté ce que lui fit et ce que lui dit Napoléon.
Il avait bien déjà, ce cher M. Luce de Lancival, commis deux petits péchés de jeunesse qu'on appelait Mucius Scoevola et... et... ma foi ! j'ai oublié l'autre nom ; mais ces péchés étaient si petits et leur chute avait été si grande, qu'il n'en était plus aucunement question.
Malheureusement, Luce de Lancival s'en tint à Hector. Nommé professeur de belles-lettres, il professa.
C'était le troisième poète qui fondît dans les mains de Napoléon !
L'année précédente, il était arrivé un grand événement au Théâtre-Français, à la suite de la représentation de la tragédie d'Artaxercès.
Il y avait à Paris un homme qui, toutes les fois que Napoléon demandait un poète, portait la main à son chapeau, et disait :
- Présent !
C'était César Delrieu, l'auteur de la susdite tragédie.
Nous l'avons connu tous. Il était impossible d'avoir reçu du ciel, avec moins de talent, un amour-propre plus ingénu et un orgueil plus candide.
Les mots de Delrieu forment un répertoire qui n'a pas son pareil peut-être, excepté dans les archives de la famille La Calprenède.
Nous avons tous connu aussi un garçon nommé Perpignan, à lui il était arrivé toute sorte d'accidents, et qui avait fini par être censeur.
C'était lui qui allait, aux dernières répétitions des pièces, vérifier s'il n'y avait rien dans le costume des acteurs qui blessât la morale, rien dans leur geste qui provoquât au mépris du gouvernement, et au renversement de l'ordre de choses établi.
Il avait fait, dans sa vie, au Gymnase, une pièce qui était outrageusement tombée et à propos de laquelle Poirson lui reprochait éternellement la dépense qu'il l'avait forcé de faire d'un perroquet empaillé.
Cette pièce s'appelait L'oncle d'Amérique, et, en inscrivant Perpignan sur la liste des gens de lettres, elle le faisait, bon gré mal gré, confrère de M. de Chateaubriand comme de M. Viennet.
Hâtons-nous de dire, à l'honneur de Perpignan, qu'en général, il n'usait de cet avantage que pour se moquer de lui-même.
Enfin, il en usait !
Un soir, en montant le magnifique escalier qui conduit au foyer de l'Odéon, il rencontre Delrieu.
- Bonjour, confrère, lui dit-il.
- Imbécile ! répond Delrieu blessé.
- C'est bien comme cela que je l'entends, répond Perpignan de l'air le plus gracieux du monde.
A la reprise d'Artaxercès, que nous avons vue et que Delrieu avait sollicitée vingt ans, la pièce tant prônée par son auteur fit ce que l'on appelle, en termes de théâtre, un four complet.
Quinze jours après, un de ses amis le rencontre.
- Eh bien, lui dit-il, te voilà raccommodé avec les comédiens français ?
- Avec eux, jamais !
- Que t'ont-ils donc fait encore ?
- Ce qu'ils m'ont fait ? Imagine-toi que ces brigands-là... Tu sais, mon Artaxercès, un chef-d'oeuvre ?
- Oui.
- Eh bien, ils le jouent juste les jours où il n'y a pas de recette !
Et jamais il ne pardonna ce mauvais tour à MM. de la Comédie-Française.
Mais les mots de Delrieu nous mèneraient trop loin. Sautons à reculons de la reprise d'Artaxercès à sa première représentation, et nous nous retrouverons au 30 avril 1808.
Mademoiselle George avait créé le rôle de Mandane, et l'avait joué quatre fois ; mais, le jour de la cinquième représentation, un bruit sinistre se répandit au théâtre, et, du théâtre, passa dans la ville.
Mandane avait disparu.
C'était un satrape autrement puissant qu'Arbace qui l'avait enlevée : c'était Sa Majesté l'empereur de toutes les Russies.
Les Russes n'ont jamais eu d'autre littérature aristocratique que la nôtre ; les Russes ne parlent pas généralement russe ; en échange, ils parlent bien mieux français que nous.
Le Théâtre-Français était riche en têtes couronnées, à cette époque. Il possédait, en reines tragiques seulement, mademoiselle Raucourt, mademoiselle Duchesnois et mademoiselle George.
L'empereur Alexandre pensa tout naturellement que les riches devaient prêter aux pauvres.
D'ailleurs, les Russes venaient de perdre Austerlitz et Eylau, et ils avaient bien droit à une compensation quelconque.
L'affaire s'était faite par l'entremise de la haute diplomatie russe.
C'était M. de Narichkine, remplissant les fonctions de grand chambellan, qui, de la part de l'empereur, avait chargé M. de Beckendorf de préparer cette fuite.
Elle avait eu lieu dans le plus grand secret. Cependant, vingt-quatre heures après la disparition de mademoiselle George, le télégraphe jouait sur la route du Nord.
Mais, on le sait, les actrices qui fuient le Théâtre-Français ont des ailes bien autrement rapides que celles du télégraphe, et jamais une seule n'a été rattrapée.
Mademoiselle George entrait donc à Kehl au moment où la nouvelle de sa fuite arrivait à Strasbourg.
C'était la première défection qu'éprouvât l'empereur Napoléon ; Hermione, l'ingrate Hermione passait à l'ennemi !
Mademoiselle George ne fit halte qu'à Vienne dans le salon de la princesse Bagration ; mais, comme nous étions en paix avec l'Autriche, l'ambassadeur de France s'émut, et réclama mademoiselle George ; c'était ce qu'on appelle, en termes diplomatiques, un casus belli et mademoiselle George reçut l'invitation de continuer sa route.
Si le lecteur ne sait pas ce que c'est qu'un casus belli, il peut s'informer auprès de M. Thiers. Pendant ses deux ou trois ministères, M. Thiers a présenté aux puissances deux ou trois casus belli, auxquels les puissances n'ont pas fait la moindre attention, et qui, par conséquent, lui sont revenus tout neufs, et sans avoir servi.
Quatre jours après, la fugitive s'arrêtait chez le gouverneur de Vilna, où elle faisait sa seconde halte, au milieu des bravos de toutes les princesses polonaises, non seulement de la Pologne, mais encore du monde entier. On sait que rien n'est plus éparpillé sur le globe que les princesses polonaises, si ce n'est les princes russes.
Dix jours après, mademoiselle George était à Saint-Pétersbourg.
Après avoir débuté à Péterhof pour l'empereur Alexandre, pour ses frères Constantin, Nicolas et Michel, pour l'impératrice régnante et pour l'impératrice mère, mademoiselle George, précédée d'un immense succès, débuta au théâtre de Pétersbourg.
Il va sans dire qu'au théâtre de Pétersbourg, on jouait l'ancien répertoire surtout. Alexandre enlevait à Napoléon ses acteurs ; mais, hélas ! il ne pouvait guère lui enlever ses poètes ; les poètes étaient trop rares en France pour que Napoléon n'eût pas l'oeil sur ceux qu'il possédait.
Chateaubriand et madame de Stal, les deux grands poètes de l'époque, erraient bien à l'étranger ; mais ce n'étaient pas des poètes dramatiques. On jouait donc Mérope, Sémiramis, Phèdre, Iphigénie et Andromaque, à Pétersbourg, avec plus d'acharnement encore qu'on ne les jouait à Paris.
Cependant, si la littérature restait en route, la politique allait son train.
Napoléon avait conquis la Prusse en une vingtaine de jours ; il avait daté de Berlin son décret sur le blocus continental, et avait fait son frère Jérôme roi de Westphalie, son frère Joseph roi d'Espagne, son frère Louis roi de Hollande son beau-frère Murat roi de Naples, son beau-fils Eugène vice-roi d'Italie.
En échange, il avait défait une impératrice.
Joséphine, reléguée à la Malmaison, avait cédé la place à Marie-Louise. Ce grand conquérant, ce grand stratégiste, ce grand politique n'avait pas remarqué que, toutes les fois qu'un roi de France touchait la main de l'Autriche, il lui arrivait malheur.
Quoi qu'il en soit, l'avenir terrible était encore caché dans les drapeaux d'or de l'espérance. Le 20 mars 1811, Marie-Louise avait donné, en présence de vingt-trois personnes, la naissance à un enfant sur la tête blonde duquel son père avait posé la couronne que, dix-neuf siècles auparavant, Antoine avait offerte à César.
L'Europe, à cette époque, avait, comme les mers du Nord, entre deux gigantesques tempêtes, des jours de calme, pendant lesquels elle reflétait la poésie.
Pendant un de ces jours de calme, l'empereur Napoléon avait donné à Erfurt rendez-vous à tous les souverains de l'Europe.
Le roi de Saxe, son vieil et fidèle ami, lui prêtait son royaume pour cette fastueuse hospitalité.
En même temps que les rois et les reines du monde, Napoléon avait convoqué les rois et les reines de l'art.
Princes couronnés d'or ou de lauriers, princesses couronnées de diamants ou de roses, étaient accourus à l'appel.
Le 28 septembre 1808, Cinna fut représenté devant l'empereur Napoléon, l'empereur Alexandre et le roi de Saxe.
Le lendemain, 29, ce fut le tour de Britannicus.
Dans cet intervalle de vingt-quatre heures, l'auguste assemblée s'était augmentée du prince Guillaume de Prusse, du duc Guillaume de Bavière et du prince Léopold de Saxe-Cobourg, qui plus tard, en perdant sa femme la princesse royale d'Angleterre, et l'enfant qu'en mère jalouse elle entraînait dans la tombe, devait perdre à la fois trois couronnes, et – avec elles – ce fameux trident de Neptune que Lemierre appelait le sceptre du monde.
Le 2 octobre, Goethe arriva à son tour. Il avait le droit de se faire attendre. De tous les noms de princes que nous venons de citer – n'en déplaise à messieurs de la rue de Grenelle – le nom de l'auteur de Faust est peut-être le seul qui survivra.
Le 3, on représenta Philoctète.
Ce fut pendant cette représentation qu'Alexandre, à ce vers de Philoctète :
          L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux !
tendit à Napoléon cette main que, trois ans plus tard, il devait lui retirer, et qui lui fit tellement faute, qu'il glissa dans la neige et dans le sang de Moscou à Waterloo.
Au second acte de Philoctète, le roi de Wurtemberg arriva, mais sans qu'on se dérangeât pour lui. Il alla prendre sa place sur un des fauteuils réservés aux rois.
Le 4 octobre, Iphigénie en Aulide fut représentée.
Le roi et la reine de Westphalie arrivèrent pendant cette représentation.
Le lendemain, ce fut le tour de Phèdre.
Le roi de Bavière et le prince primat étaient arrivés pendant la matinée.
Le 6, La Mort de César fut représentée.
L'auditoire couronné était au grand complet.
Il y avait deux empereurs, trois rois, une reine, vingt princes et six grands ducs.
Après le spectacle, l'empereur dit à Talma :
- Je vous ai tenu à Erfurt la parole que je vous avais donnée à Paris, Talma : je vous ai fait jouer devant un parterre de rois.
Le 14 octobre, jour anniversaire de la bataille d'Iéna, Napoléon quitta Erfurt, laissant à Goethe une croix de la Légion d'honneur.
Quatre ans après, presque jour pour jour, Napoléon entrait en vainqueur dans la capitale de l'empire russe.
Un décret daté du Kremlin, écrit à la lueur mouvante de l'incendie, réglait les intérêts des sociétaires de la rue de Richelieu.
C'était donc désormais une guerre d'extermination entre ces deux hommes qui, à Tilsit, s'étaient rencontrés sur le même radeau ; qui, à Erfurt, s'étaient assis côte à côte ; qui s'étaient appelés, l'un Charlemagne, l'autre Constantin ; qui, coupant le monde en deux parts, s'étaient adjugé, l'un l'Orient, l'autre l'Occident, et qui devaient, à cinq ans d'intervalle, s'en aller mourir aussi tristement l'un que l'autre, celui-ci au milieu de la mer Atlantique, celui-là sur les bords de la mer d'Azof.
Les comédiens français apprirent, à Pétersbourg, l'entrée de l'empereur à Moscou.
Ils ne pouvaient rester dans une capitale ennemie ; ils obtinrent congé et partirent pour Stockholm, où, après un voyage de trois semaines, ils arrivèrent en traîneau.
Là, c'était encore un Français qui régnait ou plutôt qui soutenait la couronne au-dessus de la tête du vieux duc de Sudermanie, lequel faisait son intérim de roi.
Bernadotte reçut les fugitifs, comme les eût reçus son compatriote Henri IV.
Une halte dramatique de trois mois eut lieu dans cette Suède, notre ancienne alliée, qui devait, sous un roi français, devenir notre ennemie.
Puis on partit pour Stralsund, où l'on demeura quinze jours. La veille du départ, M. de Camps, officier d'ordonnance de Bernadotte, vint trouver mademoiselle George.
Hermione allait être utilisée comme courrier d'ambassade.
M. de Camps apportait une lettre de Bernadotte : elle était adressée à Jérôme-Napoléon, roi de Westphalie.
Cette lettre était de la plus haute importance ; on ne savait où la cacher.
Les femmes ne sont jamais embarrassées pour cacher une lettre. Hermione cacha la lettre de Bernadotte dans la gaine de son busc.
La gaine de leur busc, c'est le fourreau de sabre des femmes.
M. de Camps se retira médiocrement rassuré ; on tirait si facilement le sabre du fourreau, à cette époque-là.
L'ambassadrice partit dans une voiture donnée par le prince royal.
Elle portait sur ses genoux une cassette qui renfermait pour trois cent mille francs de diamants. On ne secoue pas trois couronnes sans qu'il en tombe quelque chose.
Diamants dans la cassette, lettre dans le busc arrivèrent sans accident jusqu'à deux journées de Cassel, capitale du nouveau royaume de Westphalie. On voyageait nuit et jour.
La lettre était si pressée, les diamants avaient si grand-peur !
Tout à coup, au milieu de la nuit, on entendit un grand bruit de chevaux, et l'on vit briller une forêt de lances.
Un gigantesque hourra retentit ; on était tombé au milieu d'une nuée de Cosaques.
Bien des mains s'étendaient déjà vers la portière, quand un jeune officier russe apparut.
Jamais Hippolyte ne s'était montré plus beau aux regards de Phèdre.
George se nomma.
Vous vous rappelez l'histoire de l'Arioste, cette gravure qui représente les bandits à genoux ?
La génuflexion, cette fois, était bien autrement naturelle devant une jeune comédienne, que devant un poète de quarante ans.
La horde ennemie devint une escorte amie qui n'abandonna la belle voyageuse que pour la céder aux avant-postes français.
Une fois confiée aux avant-postes français, George, la lettre et les diamants étaient sauvés. On arriva à Cassel.
Le roi Jérôme était à Brunswick. On partit pour Brunswick.
C'était un roi fort galant que le roi Jérôme, fort beau, fort jeune ; il avait vingt-huit ans à peine ; il se montra on ne peut plus empressé de recevoir la lettre du prince royal de Suède.
Je ne sais plus bien s'il la reçut ou s'il la prit.
Ce que je sais, c'est que l'ambassadrice resta un jour et une nuit à Brunswick.
Il ne fallait pas moins de vingt-quatre heures, on en conviendra, pour se remettre d'un pareil voyage.

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