Mes Mémoires Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XC


Le général Riégo – Sa tentative d'insurrection. – Son évasion et sa fuite. – Il est livré par les frères Lara. – Son procès. – Son supplice.

Nous avons dit qu'après Pierre de Portugal devait venir L'Ecole des vieillards ; mais, entre la tragédie et la comédie, deux terribles drames se passaient, l'un à Madrid, l'autre à Paris.
A Madrid, on faisait un martyr ; à Paris, on exécutait un coupable.
Le martyr s'appelait Riégo ; le coupable avait nom Castaing.
Riégo était né en 1783, dans les Asturies, ce qui lui faisait quarante ans accomplis ; il était d'une famille pauvre mais noble, et, lors de l'invasion de 1808, il s'était engagé comme volontaire. Devenu officier dans le régiment même où il s'était engagé, il avait été fait prisonnier et conduit en France. Renvoyé en Espagne à la paix, il était parvenu – toujours dans le même régiment – au grade de lieutenant-colonel, et, ayant entraîné ce régiment à l'insurrection, il avait, appuyé par lui, proclamé la constitution de 1812, à Cabezas de San Juan. On verra plus tard que l'on voulait y exposer sa tête, afin que cette bouche muette et ces yeux fermés par la mort témoignassent qu'il ne faut qu'un jour à la royauté pour être cruelle, et au peuple pour être ingrat.
Le 27 septembre, il avait été arrêté à Cadix.
Disons quelques mots de cette arrestation et de cette mort ; de cette mort surtout, qui, malheureusement, est presque de l'histoire de France.
Après sa dernière défaite, le général Riégo errait dans la montagne avec une vingtaine de ses compagnons d'armes, appartenant tous comme lui au parti libéral.
Quinze de ces fugitifs étaient des officiers.
Tous épuisés de fatigue et de faim, ils ne savaient où chercher un abri, ni à qui demander leur nourriture, lorsqu'ils aperçurent deux hommes.
Ils marchèrent droit à eux.
Ces deux hommes étaient l'ermite de la terre de Pedro-Gil, et un habitant de Velez nommé Lopez Lara.
Le général les prit à part.
- Mes amis, leur dit-il, vous avez l'occasion de gagner une fortune !
- Que faut-il faire pour cela ? demandèrent les deux hommes.
- Il faut me conduire, sain et sauf, à la Carolina, à Carboneras et à Novas de-Tolosa.
- Et, là ?...
- Là, je trouverai des amis qui me conduiront à leur tour en Estramadure, où j'ai affaire.
Soit que la course leur parût trop longue, soit qu'ils se doutassent avoir affaire à des proscrits, l'ermite et son compagnon refusèrent.
Mais, alors, Riégo les arrêta, les fit monter sur deux mules, et leur déclara que, de gré ou de force, ils serviraient de guides à sa troupe. On attendit la nuit, et l'on se mit en route.
Pendant qu'on marchait dans les ténèbres, Riégo entretenait ses compagnons des différents événements qui venaient de se passer ; de sorte que l'ermite et Lopez Lara devinèrent bientôt qu'ils avaient affaire au célèbre Riégo.
Dès ce moment, Lopez Lara ne songea plus qu'à une chose : au moyen de faire tomber Riégo entre les mains des autorités royalistes.
Au jour, il fallut s'arrêter. On se trouvait près de la ferme de Baquevisonès. Riégo annonça qu'il allait y demander un asile. En conséquence, il donna l'ordre à Lara de frapper à la porte. Lara obéit.
Le hasard fit que ce fut son frère qui vint ouvrir ; ce frère se nommait Matéo. Lara comprit que c'était un renfort que le hasard lui envoyait. Riégo, pensant qu'une escorte trop considérable pourrait le trahir, ne voulut permettre qu'à trois de ses compagnons d'entrer avec lui. Un de ces compagnons était un Anglais ; plus défiant encore que Riégo, il se hâta de refermer derrière lui la porte de la ferme, et d'en mettre la clef dans sa poche.
Puis, après avoir donné l'avoine aux chevaux, on se reposa dans l'étable, chacun ayant près de lui son épée nue.
Trois dormaient, tandis que le quatrième faisait le guet.
En s'éveillant, Riégo s'aperçut que son cheval était déferré.
Il ordonna à Lopez Lara de le faire ferrer sur-le-champ.
- Soit, répondit celui-ci, je vais l'emmener à Arguillos, et, là, je le ferai ferrer.
- Non, répondit Riégo ; toi, au contraire, tu resteras ici, et Matéo fera ferrer le cheval, non pas en le conduisant chez le maréchal-ferrant, mais en amenant ici le maréchal-ferrant.
Lopez eut l'air de se conformer avec indifférence à cet ordre ; mais, en le transmettant à son frère, il eut le temps de lui dire :
- Celui auquel appartient le cheval est le général Riégo.
- C'est bien, dit Matéo ; fais en sorte qu'il soit à déjeuner quand je reviendrai ; ne quitte pas l'endroit où il se trouvera, et ne le perds pas de vue.
Matéo revint, et fit signe à son frère que la commission était remplie.
Puis, à Riégo :
- Senior, dit-il, comme, dans cinq minutes, le maréchal-ferrant sera ici, il serait bon que vous déjeunassiez, si, votre cheval ferré, vous comptez vous remettre en route.
Riégo, sans défiance, se mit à table.
Mais il n'en était pas ainsi de l'Anglais.
L'Anglais, à une fenêtre, une lunette à la main, inspectait la grande route.
Tout à coup, il vit apparaître une vingtaine d'hommes armés, conduits par un alcade.
- Général, s'écria-t-il, nous sommes trahis ! voici des soldats.
- Aux armes ! cria Riégo en se levant.
Il eut le temps de jeter le cri, mais non d'accomplir l'action. Lopez et Matéo sautèrent sur leurs carabines, et couchèrent en joue les proscrits.
- Le premier qui fait un mouvement est mort ! cria Lopez.
- C'est bien, dit Riégo, je me rends ; prévenez seulement les soldats qui arrivent de ne point nous faire de mal, puisque nous sommes vos prisonniers.
Les soldats entrèrent, conduits par l'alcade.
- Embrassez-moi, mon frère, dit Riégo à l'alcade, et ne nous maltraitez point.
Après quelques difficultés, l'alcade embrassa Riégo.
Mais, malgré l'embrassade, il lui annonça qu'il allait lui lier les mains.
Alors, Riégo tira de sa poche tout l'argent qu'il avait sur lui, et le distribua aux soldats, en leur recommandant de le traiter avec humanité.
Mais l'alcade défendit aux soldats de rien accepter.
Un quart d'heure après, le commandant civil d'Arguillos arriva avec une garde qui emmena les prisonniers à Andujar.
A l'entrée des prisonniers dans cette ville, on voulut les mettre en pièces.
Riégo était accompagné d'un officier français.
Arrivé en face du même balcon d'où, un an auparavant, il avait harangué le peuple, il lui montra la foule qui l'environnait, hurlante et le menaçant du poing et des couteaux.
- Ce peuple, lui dit-il, ce peuple que vous voyez si acharné contre moi, ce peuple qui, sans vous, et sans l'escorte qui me protège, m'aurait déjà égorgé ; ce peuple, l'année dernière, me portait, ici même, en triomphe ; toute la nuit, la ville fut illuminée, et ceux-là mêmes, je les reconnais, qui m'assourdissaient des cris de « Vive Riégo ! » sont ceux qui crient aujourd'hui : « Mort à Riégo ! »
Riégo fut conduit au séminaire des Nobles ; son procès dura plus d'un mois. – Un décret en date du 1er octobre, jour même où, délivré de sa prison, il était arrivé au port Sainte-Marie, dégrada le général de tous ses honneurs ; en conséquence, il fut jugé par une cour civile. Le roi d'Espagne trouvait deux avantages à distraire le général d'une cour militaire : 1° il était sûr que la cour civile condamnerait Riégo à mort ; 2° prononcée par une cour civile, la mort était infamante.
C'est un si doux manger que la vengeance, qu'il ne faut rien perdre de son assaisonnement.
Le 4 novembre, on conduisit Riégo du séminaire des Nobles à la prison de la Tour.
La cour n'avait pas obtenu tout ce qu'elle avait demandé. Le fiscal requérait : que Riégo fût condamné au supplice du gibet ; que ses biens fussent confisqués au profit de la commune ; que sa tête fût exposée à Cabezas de San Juan ; que son corps fût coupé en quatre quartiers, dont l'un serait porté à Séville, l'autre à l'île de Léon, le troisième à Malaga, et le quatrième exposé à Madrid, au lieu accoutumé de ces sortes d'exposition, « ces villes, ajoutait le fiscal, étant les points principaux où le traître Riégo avait soufflé le feu de la révolte ».
Les alcades accordèrent la mort par le gibet, et la confiscation des biens ; mais, quant aux quatre quartiers, ils refusèrent.
Un jour – il est vrai que c'était vers la fin du XVe siècle –, les habitants d'Imola, petite ville de la Romagne, trouvèrent, en se réveillant, les quatre quartiers d'un homme, pendant, chacun à un croc, aux quatre coins de la place. On reconnut l'homme coupé en quatre quartiers pour un Florentin, et l'on écrivit à la magnifique République afin de la prévenir de l'accident inattendu qui était arrivé à l'un de ses citoyens.
La République s'informa auprès de Machiavel, son envoyé dans les légations.
Machiavel se contenta de répondre :
- Magnifiques seigneurs, je n'ai qu'une chose à vous dire à propos du cadavre de Ramiro d'Orco, que l'on a trouvé coupé en quatre quartiers sur la place d'Imola ; c'est que l'illustre César Borgia est le prince qui sait le mieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites.
C'était bien contrariant pour le roi d'Espagne de ne pouvoir défaire Riégo à la manière dont Borgia avait défait Ramiro d'Orco ; mais il fallut se contenter de la claie, du gibet et de la confiscation.
C'était déjà bien joli, on en conviendra.
Le 5 novembre, à midi, on lut à Riégo sa sentence ; il l'écouta avec beaucoup de calme. Ce calme effraya les juges : c'était d'un mauvais exemple que Riégo mourût bien. On le conduisit à la chapelle, et, sous prétexte que rien ne dispose mieux à la pénitence que le jeûne, on cessa dès ce moment de lui donner à manger.
Deux moines l'accompagnèrent dans son cachot, et ne le quittèrent plus.
A la porte de la prison, dans la rue, il put voir une table qui portait un crucifix, et sur laquelle les passants déposaient leur aumône. Cette aumône était destinée à payer les frais de la messe et des funérailles.
Le 7, à neuf heures du matin, la prison était assiégée par plus de trente mille curieux ; un nombre plus considérable encore était répandu sur toute la route, et formait la haie de la place de la prison à celle du supplice.
Riégo avait demandé que des troupes espagnoles fussent seules présentes à ses derniers moments. Cette faveur, à laquelle la France dut de ne pas tremper un coin de son drapeau blanc dans le sang du malheureux Riégo, lui fut accordée.
A midi et demi, après cinquante heures de jeûne, le général fut amené à la porte extérieure de la prison.
Il était pâle et défait. On lui avait enlevé son habit d'uniforme, et on l'avait revêtu d'une robe de chambre attachée autour des reins avec une corde. il avait en outre, les pieds et les mains liés.
Il fut couché sur une claie avec un oreiller sous la tête.
Des moines marchaient aux deux côtés de cette claie pour lui donner des secours spirituels.
Un âne conduit par le bourreau traînait la claie.
Le patient était précédé et suivi d'un corps de cavalerie.
Il était difficile, quelle que fût la curiosité des assistants, qu'ils vissent bien le général : sa tête retombait sur sa poitrine, et, deux ou trois fois seulement, il eut la force de la soulever pour répondre aux ecclésiastiques qui l'exhortaient.
Le cortège mit une heure, à peu près, à se rendre de la prison au lieu du supplice.
Arrivé au pied du gibet, le général fut enlevé de la claie, tout souillé de poussière, et placé sur la première marche de l'échafaud.
Là, il se confessa.
Ensuite, on le tira le long de l'échelle ; car, ayant les pieds liés, il ne pouvait monter. Pendant ce temps, un prêtre demandait à Dieu de lui pardonner ses offenses, comme il pardonnait lui-même à ceux qui l'avaient offensé.
Arrivés à une certaine hauteur, ceux qui soulevaient le patient firent halte. On commença l'acte de foi, et, au dernier mot, le général fut lancé du haut de l'échelle. Presque au même instant, et comme le prêtre prononçait le mot Jésus-Christ qui lui servait de signal, le bourreau sauta sur les épaules du martyr, tandis que deux hommes se suspendaient aux jambes, et complétaient le groupe hideux.
Deux fois le cri de « Vive le roi ! » se fit entendre : la première fois, poussé par le tiers des spectateurs à peu près ; la seconde fois, par quelques personnes seulement.
Puis un homme sortit de la foule, s'avança jusque sous l'échafaud, et frappa le corps de Riégo d'un coup de bâton.
Le soir, le cadavre fut transporté dans l'église voisine, et enterré dans le campo-santo par la confrérie de la Charité. On ne sut rien des derniers moments de Riégo, personne n'ayant pu pénétrer jusqu'à lui et les moines, ses ennemis acharnés, ayant tout intérêt à jeter de la défaveur sur ses derniers moments.
« Le dernier des Gracques, en expirant, dit Mirabeau, jeta en l'air la poussière imprégnée de son sang. De là naquit Marius. »
Riégo a laissé un chant ; de ce chant naîtra une révolution, et, de cette révolution, la république.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente