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Chapitre XCII


Casimir Delavigne. – Appréciation de l'homme et du poète. – D'où était venue la haine de la vieille école littéraire contre la nouvelle. – Quelques réflexions sur « Marino Faliero et Les Enfants d'Edouard. » – Pourquoi Casimir Delavigne était plutôt un poète comique qu'un poète tragique. – Où il faut chercher ses chefs-d'oeuvre.

C'était une grande solennité que cette première représentation de L'Ecole des vieillards, jouée par Talma et mademoiselle Mars.
Pour la première fois, en effet, ces deux grands acteurs paraissaient ensemble dans la même pièce.
Casimir Delavigne avait fait ses conditions.
Expulsé du Théâtre-Français, sous le prétexte que son ouvrage était mal écrite, il avait grandi dans la proscription. Ses Messéniennes, ses Vêpres siciliennes, ses Comédiens et Le Paria – et, peut-être plus que tout cela encore, le besoin qu'avait l'opposition de se faire un poète libéral pour l'opposer à Lamartine et à Hugo, poètes royalistes à cette époque – avaient créé à l'auteur de L'Ecole des vieillards une telle popularité, que, devant cette popularité, toutes les difficultés s'étaient aplanies, et même un peu trop peut-être ; car, semblable à Richelieu dans sa litière, Casimir Delavigne rentrait au Théâtre-Français, non point par la porte, mais par une brèche.
J'ai beaucoup connu Casimir Delavigne comme homme, j'ai beaucoup étudié Casimir Delavigne comme poète ; je n'ai jamais eu une grande admiration pour le poète ; mais j'ai toujours eu une suprême considération pour l'homme.
Comme individu, à part une probité littéraire incontestable et incontestée, Casimir Delavigne était un homme de relations douces, polies, affables même ; sa tête, beaucoup trop grosse pour son petit corps, frappait désagréablement la vue au premier aspect ; mais son front large, ses yeux intelligents, sa bouche bienveillante faisaient bientôt oublier cette première impression. Quoique homme de beaucoup d'esprit, il était de ceux qui n'ont d'esprit que la plume à la main. Sa conversation, douce et affectueuse, était tiède et incolore ; comme il manquait de grandeur dans le geste, et de puissance dans l'intonation, il manquait de même de puissance et de grandeur dans la parole. Placé dans un salon, il n'attirait en rien le regard. il fallait savoir que c'était Casimir Delavigne pour faire attention à lui. Il y a des hommes qui portent leur royauté en eux. Partout où vont ces hommes, au bout d'un instant, ils dominent ; au bout d'une heure, ils règnent. Casimir Delavigne n'était point de ceux-là : cette domination, si on la lui eût permise, il l'eût refusée. Cette royauté, si on la lui eût faite, il l'eût abdiquée. Tout fardeau, même celui d'une couronne, lui semblait embarrassant. Son éducation avait été excellente : il savait tout ce qu'on sait en sortant du collège ; mais, depuis sa sortie du collège, il avait peu appris par lui-même, peu pensé, peu réfléchi.
Un des caractères particuliers de l'organisation de Casimir Delavigne – et, à notre avis, ce fut pour lui un grand malheur – c'était sa soumission aux idées des autres, soumission qui ne pouvait venir que de son peu de confiance dans ses propres idées. Il s'était, chose étrange ! créé à lui-même, dans sa famille et parmi ses amis, une espèce de bureau de censure, une manière de comité de répression, chargé de veiller à ce que son imagination ne fit point d'écarts ; ce qui était d'autant plus inutile que l'imagination de Casimir Delavigne, enfermée dans des limites un peu étroites, avait bien plutôt besoin d'être excitée que retenue. Il en résultait que cet aréopage, inférieur comme sentiment, et surtout comme forme, à Casimir Delavigne, châtiait rigoureusement le peu qu'il avait de pittoresque dans la forme, et d'imagination dans le fond. On dut souvent lui dire, dans ce cénacle amoindrissant, de se souvenir qu'Icare était tombé pour s'être trop approché du soleil ; et lui ne songea pas même à répondre, j'en suis sûr, que, si le soleil fit fondre les ailes d'Icare, c'est qu'Icare avait de fausses ailes attachées avec de la cire, et que l'aigle, qui disparaît noyé dans les rayons flamboyants du dieu du jour, n'est jamais retombé sur la terre victime d'un pareil accident.
Il résultait de cet abandon de sa propre volonté que Casimir Delavigne, au moment où son talent était dans toute sa force, à l'heure où sa réputation était à son apogée, n'osait rien faire de lui-même ni par lui-même. L'idée éclose dans son cerveau était soumise à ce comité, avant que cette idée fût transformée en plan ; le plan terminé, il était de nouveau mis sous les yeux de cette commission, qui le commentait, le discutait, le corrigeait, et le rendait au poète avec un bon pour exécution. Enfin, le plan devenu pièce était lu, toujours à la même assemblée, et, l'un avec un crayon, l'autre avec des ciseaux, celui-ci avec un compas, celui-là avec une règle se mettaient à l'oeuvre de la castration : si bien que, séance tenante, la comédie, le drame ou la tragédie étaient émondés, taillés, coupés, non pas comme l'entendait l'auteur, mais comme l'entendaient MM. tel, tel ou tel, tous gens de conscience à leur point de vue, tous gens d'esprit entre eux, bons professeurs, honnêtes savants, respectables philologues, mais poètes médiocres, qui, au lieu de soulever l'essor de leur ami au souffle d'une puissante poitrine, ne songeaient, au contraire, qu'à se cramponner à ses jambes, de peur qu'il ne s'élevât au-delà des zones où leur courte vue pouvait le suivre.
Cette habitude de soumettre sa volonté à celle des autres faisait à Casimir Delavigne, sans qu'il s'en doutât lui-même, une fausse modestie, une humilité feinte qui embarrassait ses ennemis et désarmait ses envieux. Comment, en effet, en vouloir de ses succès à un homme qui semblait demander à tout le monde la permission de réussir, et qui paraissait s'étonner d'avoir réussi ; à un pauvre poète qui, s'il fallait l'en croire, n'était rien que par l'adjonction à sa faible intelligence de capacités supérieures à la sienne ; à un vainqueur tremblant qui priait, dans le triomphe, qu'on ne l'abandonnât point, comme un vaincu qui prierait qu'on lui demeurât fidèle dans sa défaite ? Aussi était-on fidèle à Casimir Delavigne jusqu'au fanatisme ; aussi mettait-on une main pleine d'émulation et de dévouement à cette gloire, dont les rayons divergents devaient, comme les flammes de l'Esprit-Saint, se diviser en autant de langues de feu que la religion casimirienne comptait d'apôtres.
Nous avons dit quels étaient les inconvénients ; voici maintenant quels étaient les avantages.
La pièce était prônée avant d'être faite, soutenue avant d'être reçue, dans les trois classes du monde auquel appartenait Casimir Delavigne par sa naissance, et je dirai même, je dirai surtout par son talent. Ainsi on avait : par Fortuné Delavigne, avoué, toutes les études de Paris ; par Gustave de Wailly, professeur, tous les étudiants du Quartier latin ; par Jules de Wailly, chef de bureau au ministère de l'intérieur, tous les employés des ministères.
C'était surtout pour les intérêts à débattre avec les théâtres et avec les libraires que cette espèce de conseil de famille était chose commode. On ne laissait Casimir s'occuper d'aucune affaire ; on le connaissait : il était si modeste, qu'il aurait donné sa pièce sans conditions aux comédiens, son manuscrit sans traité au libraire. Casimir était prévenu, sur ce point, de son incapacité ; il renvoyait libraire ou directeur à son frère Germain ; son frère Germain les renvoyait à son frère Fortuné, et son frère Fortuné traitait l'affaire en homme d'affaires.
Et remarquez bien que tout cela se faisait simplement, bonnement, naïvement, dans le dévouement et l'admiration que chacun avait pour Casimir ; sans intrigue, car tout ce petit travail ne portait préjudice à qui que ce fut au monde ; et je dirai presque sans coterie, car, pour moi, là où il y a conviction, il n'y a plus coterie. Or, autour de Casimir Delavigne, chacun était bien parfaitement convaincu que Casimir Delavigne était le premier poète lyrique de son époque, le premier poète dramatique de son siècle.
Quand on n'arrivait pas à Casimir Delavigne, et qu'on était arrêté par le cordon sanitaire qui veillait, s'agitait et louangeait autour de lui, on pouvait croire que tout ce mouvement était imprimé par lui, et allait du centre à la circonférence ; mais, quand on arrivait près de lui, on ne croyait plus qu'à la simplicité, à la candeur et à la bienveillance de l'homme de talent.
Je crois que Casimir Delavigne n'a jamais haï qu'un seul de ses confrères ; mais, aussi, il le haïssait bien.
C'était Victor Hugo.
Quand l'auteur des Odes et Ballades, de Marion Delorme et de Notre-Dame de Paris fut pris de cette fantaisie étrange de devenir le collègue de M. Droz, de M. Briffaut et de M. Viennet, je me chargeai d'aller personnellement, pour lui, demander la voix de Casimir Delavigne.
Je croyais qu'une nature aussi intelligente que l'était celle de l'auteur des Messéniennes regarderait comme un devoir de sa position de faire asseoir près de lui un rival aussi illustre que l'était le candidat qui faisait à l'Académie l'honneur de lui demander un fauteuil.
Je me trompais : Casimir Delavigne refusa obstinément sa voix à Victor Hugo, et, cela, avec une véhémence et une volonté dont je l'eusse cru incapable, surtout vis-à-vis de moi, qu'il aimait beaucoup.
Ni instances, ni supplications, ni raisonnements ne purent, je ne dirai pas le convaincre, mais le vaincre.
Et cependant, Casimir Delavigne savait bien qu'il repoussait un des hommes éminents de son époque.
Pourquoi cette antipathie ? Je ne l'ai jamais su. Ce n'était certes pas à cause de la différence des écoles ; je n'étais pas – il s'en fallait du tout au tout – de l'école de Casimir Delavigne, et il m'offrait, à moi, cette voix qu'il refusait à Victor Hugo.
C'est qu'aussi, cette fois-là, ils étaient bien embarrassés, les pauvres académiciens ! tellement embarrassés, que, si je m'étais présenté, je crois qu'ils m'eussent nommé.
Ils nommèrent Dupaty.
Hugo s'en consola par un des plus jolis mots qu'il ait jamais trouvés.
- Je croyais, dit-il, qu'on allait à l'Académie par le pont des Arts ; je me trompais, on y va, à ce qu'il paraît, par le pont Neuf.
Et maintenant que j'ai jugé l'homme, peut-être va-t-on croire qu'il m'est plus difficile, à moi son confrère, à moi son rival, à moi son antagoniste parfois, de juger le poète ? Non ! qu'on se détrompe. Rien n'est difficile à celui qui dit la vérité, toute la vérité.
D'ailleurs, jamais je n'ai écrit d'un homme une chose que je ne fusse prêt à lui dire à lui-même.
Pour juger Casimir Delavigne à un point de vue exact, il faut jeter un coup d'oeil sur l'époque où il est né, et sur celle où il a vécu.
Nous voulons parler de l'ère impériale.
D'où venait cette haine qui éclata, lors de l'apparition de Henri III, de Marion Delorme et de La Maréchale d'Ancre, entre les anciens poètes et les nouveaux, entre la jeune et la vieille école ? On a constaté le fait sans en rechercher les causes.
Je vais vous les dire.
C'est qu'en faisant, tous les ans, une levée de trois cent mille conscrits, Napoléon ne s'était pas aperçu que ces poètes qu'il demandait, et demandait inutilement, avaient forcément changé de vocation, et qu'ils étaient dans les camps, le sabre, le fusil ou l'épée à la main, au lieu d'être la plume à la main dans le cabinet.
Et cela dura ainsi de 1796 à 1815, c'est-à-dire dix-neuf ans.
Pendant dix-neuf ans, le canon ennemi passa dans la génération des hommes de quinze ans à trente-six. Il en résulta que, lorsque les poètes de la fin du XVIIIe siècle et ceux du commencement du XIXe furent en face les uns des autres, ils se trouvaient de chaque côté d'un ravin immense creusé par la mitraille de cinq coalitions ; au fond de ce ravin était couché un million d'hommes, et, parmi ce million d'hommes violemment arrachés à la génération, se trouvaient ces douze poètes que Napoléon avait toujours demandés à M. de Fontanes, sans que jamais M. de Fontanes eût pu les lui donner.
Ceux qui avaient échappé étaient les poètes phtisiques, jugés trop faibles pour faire des soldats, et qui moururent jeunes, comme Casimir Delavigne et Soumet.
C'étaient des ponts jetés sur ce ravin dont nous avons parlé, mais qui ne suffisaient pas à le faire disparaître.
Avec ses dix-huit ans de guerre, et ses dix ans de règne, Napoléon qui reconstruisit la religion, qui réédifia la société, qui établit la législation, Napoléon échoua pour la poésie.
A part les deux hommes que nous avons nommés, à part Soumet et Casimir Delavigne, il y eut solution de continuité.
Eh bien, disons-le, poète intermédiaire entre la vieille école et l'école nouvelle, Casimir Delavigne avait, dans son talent, un peu de cette faiblesse de complexion qu'il avait dans sa personne ; dans une oeuvre de Casimir – oeuvre ne dépassant jamais les limites fixées par l'ancien théâtre, c'est-à-dire un, trois ou cinq actes, il y a toujours un peu de faiblesse et d'essoufflement ; les pièces sont haletantes comme l'homme ; l'oeuvre est poitrinaire comme le poète.
De son acte, on n'en ferait jamais trois ; de ses trois actes, on n'en ferait jamais cinq ; de ses cinq, on n'en ferait jamais dix. Mais bien plutôt serait on tenté, de ses cinq actes, d'en faire trois ; de ses trois, d'en faire un.
Quand l'imagination lui manque, et qu'il s'attaque à Byron ou à Shakespeare, il ne peut parvenir à leur suprême hauteur, et il est obligé de s'arrêter au tiers, au milieu tout au plus de l'ascension ; pareil en cela à ces enfants qui montent sur un arbre pour en cueillir les fruits, et qui ne peuvent, qu'au risque de se rompre le cou – chose qu'ils sont assez sages pour ne point tenter –, atteindre ceux qui mûrissent sur les branches les plus élevées, et qui sont toujours les plus beaux parce qu'ils sont le plus près du ciel.
Nous rendrons la chose sensible par deux exemples : Marino Faliero, Les Enfants d'Edouard.
Dans le Marino Faliero de Byron, le doge conspire pour se venger de cette jeunesse railleuse qui lui a fait l'injure d'écrire sur son fauteuil :
          « Le doge tient la belle Angiolina pour femme, mais un autre l'a pour maîtresse. »
Et c'est une calomnie : la belle Angiolina est pure comme l'indique son nom, malgré ses dix-huit ans, à elle, et malgré les quatre-vingts ans de son mari.
C'est donc pour défendre une femme pure, et non pour venger son honneur de mari outragé, que le Marino Faliero de Byron conspire, et nous n'avons pas besoin de dire ce que la pièce gagne en distinction à être traversée par cette douce et lumineuse figure qui représente le dévouement, au lieu d'exprimer le repentir. Or, dans l'imitation de Casimir Delavigne, tout au contraire, la femme est coupable. Héléna – car le poète, en la vulgarisant, n'a point osé lui conserver son nom céleste –, Héléna trompe son mari, un vieillard ! elle le trompe, ou plutôt elle l'a trompé, dès avant le lever du rideau. Le premier vers de la tragédie s'adresse à une écharpe qu'elle brode pour son amant, double faute à notre avis. Car il n'y avait qu'un moyen de rendre Héléna intéressante, si on la faisait coupable, c'était de montrer, en elle, la lutte de la passion contre la vertu, de l'amour contre le devoir ; c'était, enfin, de faire, en réussissant mieux que nous, ce que nous avons fait dans Antony.
Mais mieux valait, nous le répétons, comme dans la tragédie de Byron, conserver la femme pure ; mieux valait faire côtoyer le vieillard par une épouse fidèle que par une épouse adultère ; mieux valait, quand la femme vient, au cinquième acte, trouver le mari, ouvrir la porte du cachot au dévouement qu'au repentir. Pour porter au Christ, écrasé sous la lutte de sa passion, le calice d'amertume, Dieu choisit, non pas un ange tombé, mais, au contraire, le plus pur de ses anges !
Nous ne parlons pas d'une conspiration, à minuit, à Venise, en pleine place Saint-Marc, où cinquante conspirateurs crient à qui mieux mieux : « Mort à la République ! » A Venise, et à minuit ! à Venise, la ville du Conseil des Dix ! à Venise, la ville où l'on ne se couche jamais tout à fait, et où une moitié de la ville, au moins, veille, tandis que l'autre dort !
Du Richard III de Shakespeare, Casimir Delavigne n'a osé tirer que la mort des deux enfants ; de la grande pièce historique du poète d'Elisabeth, il reste un tout petit drame, plein de gentillesses enfantines et de larmes maternelles ; du grand caractère de Richard III, de la scène merveilleuse entre le meurtrier et la femme du mort, de l'assassinat de Buckingham, du duel avec Richmond et de l'agonie de Richard III, il ne reste rien.
La statue gigantesque, le colosse de Rhodes, entre les jambes duquel passaient les hautes galères, est devenu un bronze à mettre sur une pendule, une réduction de Collas en montre derrière les carreaux de Barbedienne.
Maintenant, Casimir Delavigne a-t-il au moins pris, de ce sujet des Enfants d'Edouard, tout ce qu'il pouvait en prendre ? N'a-t-il, dans ce qui regardait l'héritier de la couronne et son gentil frère le duc d'York, rien écarté de ce que son modèle Shakespeare lui offrait de grand ? On va en juger par un seul trait.
Chez Casimir Delavigne, lorsque le jeune Richard est réfugié dans l'église de Westminster, comme l'église a droit d'asile, le poète des Messéniennes, pour forcer le jeune prince à sortir de là, fait écrire, à la bonne foi surprise de son frère, une lettre par laquelle celui-ci l'invite à le venir rejoindre au palais. Le pauvre fugitif, alors, a confiance dans cette lettre, et sort de son refuge. A peine au palais, Richard III le fait arrêter.
Dans Shakespeare, le jeune prince a cherché cet asile. Que fait Richard III ?
Il fait venir l'archevêque.

« - Le prince royal a cherché un refuge dans votre église ? lui dit-il.
« - Oui, monseigneur.
« - Il faut me le livrer.
« - Impossible, monseigneur.
« - Pourquoi cela ?
« - Parce que l'église est lieu d'asile.
« - Pour les coupables, niais ! répond Richard, mais non pour les innocents... »

Ah ! que Mézence, ce contempteur des hommes et des dieux, est petit à mon avis, près de Richard III, qui tue ses ennemis avec leur innocence, comme un autre les tuerait avec leurs crimes !
On comprend que, dénué à ce point du double sentiment pittoresque et grandiose, Casimir Delavigne réussit beaucoup mieux dans la comédie que dans la tragédie ; aussi, ses deux meilleures pièces, suivant nous, sont-elles deux comédies, Les Comédiens et L'Ecole des Vieillards.
Tout ce que nous venons de dire est dit, on le comprend bien, au point de vue d'une critique sévère, et n'empêche pas que Casimir Delavigne n'ait reçu du ciel des qualités réelles. Ces qualités sont : une grande facilité de versification qui rarement monte jusqu'à la poésie, il est vrai, mais qui jamais ne tombe jusqu'au vers flasque et détendu ; et, en effet, depuis le premier hémistiche jusqu'au dernier, depuis le commencement jusqu'à la fin, son oeuvre, quelle qu'elle soit, est soignée, propre et surtout pleine de probité ; et, remarquez bien ceci, nous nous servons du mot probité comme du mot le plus convenable ; car Casimir Delavigne n'est point un homme qui essaye de soustraire quelque chose au public, qui économise sur ce qu'il possède dans le moment, pour faire servir cette économie à une autre pièce. Non ; de Casimir au public, c'est, comme on dit, bon jeu, bon argent ; tout ce qu'il possède, jusqu'à son dernier sou, il le donne. A chaque première représentation, les spectateurs ont jusqu'au fond du sac. Quand, le soir, à minuit, il a fait, au milieu des bravos, honneur à sa signature, il est ruiné. Mais qu'importe qu'il en soit réduit à la mendicité ? Il devait une tragédie, un drame, une comédie, il a payé rubis sur l'ongle ; il est vrai qu'il sera peut- être, pendant un an, deux ans, trois ans, obligé de faire au jour le jour des économies d'esprit, de verve et d'imagination, pour arriver à la confection d'une nouvelle oeuvre ; mais il y arrivera coûte que coûte, aux dépens de ses veilles, de sa santé, de sa vie, et, un jour, il mourra épuisé à cinquante-deux ans sans pouvoir terminer sa dernière tragédie. Oh ! qu'il ne se plaigne pas, le poète des Messéniennes, l'auteur de L'Ecole des Vieillards, de Louis XI et de Don Juan d'Autriche ! Qui fait tout ce qu'il peut fait tout ce qu'il doit.
Et, cependant, nous persistons à le dire, Casimir Delavigne eût fait plus que cela sans cet entourage qui le comprimait ; et, la preuve de ce que nous disons, nous ne l'irons pas chercher dans ses oeuvres de longue haleine ; nous la prendrons, au contraire, dans une de ces petites pièces que le poète laisse tomber de son coeur dans un jour de mélancolie – comme M. Arnault, qui était, non seulement bien moins poète, mais encore bien moins versificateur que Casimir Delavigne, l'a fait pour son adorable poésie de La Feuille.
Eh bien, nous allons chercher, dans les notes où elle est reléguée, une petite ballade que Casimir Delavigne n'a pas jugée digne d'une autre place, et que nous tenons, nous, pour un petit chef-d'oeuvre.

          La brigantine
          Qui va tourner,
          Roule et s'incline
          Pour m'entraîner...
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Provence, adieu !

          Mon pauvre père
          Verra souvent
          Pâlir ma mère
          Au bruit du vent...
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Mon père, adieu !

          La vieille Hélène
          Se confîra
          Dans sa neuvaine,
          Et dormira...
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Hélène, adieu !

          Ma soeur se lève,
          Et dit déjà :
          « J'ai fait un rêve,
          Il reviendra ! »
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Ma soeur, adieu !

          De mon Isaure
          Le mouchoir blanc
          S'agite encore
          En m'appelant...
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Isaure, adieu !

          Brise ennemie,
          Pourquoi souffler,
          Quand mon amie
          Veut me parler ?
          O Vierge Marie !
          Pour moi priez Dieu.
          Adieu, patrie !
          Bonheur, adieu !

Un autre jour, Scudo, l'auteur de l'adorable mélodie du Fil de la Vierge, demande à Casimir Delavigne quelques vers pour mettre de la musique dessus.
Casimir prend la plume et laisse tomber Néra – Vous ne connaissez point Néra ? Je comprends cela ; ce n'était pas une poésie, c'était une simple chanson : La Brigantine avait été reléguée dans les notes ; Néra fut expulsée des oeuvres.
Un jour viendra, et à notre avis, ce jour est déjà venu, où l'on pèsera les Messéniennes et Néra dans la même balance, et nous verrons qui l'emportera.
Voici Néra :

          Ah ! ah !.. de la montagne
          Reviens, Néra, reviens !
          Réponds-moi, ma compagne,
          Ma vache mon seul bien.
          La voix d'un si bon maître,
          Néra,
          Peux-tu la méconnaître ?
          Ah ! ah !
          Néra !

          Reviens, reviens ; c'est l'heure
          Où le loup sort des bois.
          Ma chienne, qui te pleure,
          Répond seule à ma voix.
          Hors l'ami qui t'appelle,
          Néra,
          Qui t'aimera comme elle ?
          Ah ! ah !
          Néra !

          Dis-moi si dans la crèche,
          Où tu léchais ma main,
          Tu manquas d'herbe fraîche,
          Quand je manquais de pain ?
          Nous n'en avions qu'à peine,
          Néra,
          Et ta crèche était pleine !
          Ah ! ah !
          Néra !

          Hélas ! c'est bien sans cause
          Que tu m'as délaissé.
          T'ai-je dit quelque chose,
          Hors un mot, l'an passé ?
          Oui, quand mourut ma femme,
          Néra, J'avais la mort dans l'âme,
          Ah ! ah !
          Néra !

          De ta mamelle avide,
          Mon pauvre enfant criera ;
          S'il voit l'étable vide,
          Qui le consolera ?
          Toi, sa mère nourrice,
          Néra,
          Veux-tu donc qu'il périsse ?
          Ah ! ah !
          Néra !

          Lorsqu'avec la pervenche
          Pâques refleurira,
          Des rameaux du dimanche
          Qui te couronnera ?
          Toi, si bonne chrétienne,
          Néra,
          Deviendras-tu païenne ?
          Ah ! ah !
          Néra !

          Quand les miens, en famille,
          Tiraient les rois entre eux,
          Je te disais : « Ma fille,
          Ma part est à nous deux ! »
          A la fête prochaine,
          Néra,
          Tu ne seras plus reine.
          Ah ! ah !
          Néra !

          Ingrate ! quand la fièvre
          Glaçait mes doigts raidis,
          Otant mon poil de chèvre,
          Sur vous je l'étendis...
          Faut-il que le froid vienne,
          Néra,
          Pour qu'il vous en souvienne ?
          Ah ! ah !
          Néra !

          Adieu ! sous mon vieux hêtre
          Je m'en reviens sans vous ;
          Allez chercher pour maître
          Un plus riche que nous...
          Allez ! mon coeur se brise,
          Néra,
          Pourtant, Dieu te conduise !
          Ah ! ah !
          Néra !

          Je n'ai pas le courage
          De te vouloir du mal ;
          Sur nos monts crains l'orage ;
          Crains l'ombre dans le val.
          Pais longtemps l'herbe verte,
          Néra !
          Nous mourrons de ta perte,
          Ah ! ah !
          Néra !

          Un soir, à ma fenêtre,
          Néra, pour t'abriter,
          De ta corne peut-être
          Tu reviendras heurter ;
          Si la famille est morte,
          Néra,
          Qui t'ouvrira la porte ?
          Ah ! ah !
          Néra !

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1998-2010
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