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Chapitre XCIV


Je deviens employé en pied. – Les mauvais spectacles. – Thibaut. – Mes études avec lui. – En quoi elles m'ont servi. – Amaury et les poitrinaires. – Mes lectures. – Walter Scott. – Cooper. – Byron.

Le 1er janvier 1824, je devins, de surnuméraire à douze cents francs, employé à quinze cents.
Je trouvai la situation florissante, et pensai qu'il était temps de faire venir ma mère à Paris.
Je ne l'avais pas vue depuis neuf mois, et cette longue absence commençait à me peiner.
Pendant ces neuf mois, je m'étais aperçu d'une chose bien triste. Mais, enfin, c'était beaucoup de m'être aperçu de cette chose-là ; c'est que je ne savais rien au monde de ce que j'eusse dû savoir pour marquer d'une façon quelconque dans la carrière que je voulais parcourir.
Mais, au lieu de me décourager, assuré que désormais j'étais bien et pour toujours fixé à Paris ; assuré que je n'y mourrais pas de faim, grâce à mes cent vingt-cinq francs par mois, je redoublai d'ardeur, et, reculant de moi- même les limites du temps que je m'étais fixé pour arriver à mon but, je résolus d'utiliser ce temps en l'appliquant à l'étude.
Malheureusement, défalqué de celui que me prenait mon bureau, bien peu de ce temps me restait.
Il fallait être au Palais-Royal à dix heures et demie du matin, et nous n'en sortions qu'à cinq heures du soir.
En outre, une charge pesait sur le secrétariat, qui ne pesait sur aucun des autres bureaux.
Nous devions revenir, Ernest ou moi, de huit heures à dix heures du soir, faire ce que l'on appelait le portefeuille, pendant tout le temps que le duc d'Orléans demeurait à Neuilly ; et le duc d'Orléans, qui adorait la campagne, demeurait à Neuilly pendant les trois quarts de l'année. La besogne n'était pas difficile ; mais elle était absolue ; elle consistait à envoyer par estafette, à M. le duc d'Orléans, ses journaux du soir et son courrier de la journée, et à recevoir, en retour, les ordres du lendemain.
C'était deux heures perdues par soirée ; c'était, en outre, l'impossibilité d'aller à aucun spectacle, excepté au Théâtre-Français, qui touchait à nos bureaux.
Il est juste de dire que M. Oudard, qui avait, chaque jour, la disposition de trois billets à toutes places, nous gratifiait, de temps en temps, d'un de ces billets.
Mais cette générosité ne se manifestait guère que les jours où il y avait mauvais spectacle.
Cependant, entendons-nous sur le mot « mauvais spectacle ». On entendait par là les jours où ne jouaient ni Talma ni mademoiselle Mars.
Il en résultait que, pour moi qui allais au spectacle comme étude, il y avait parfois un excellent spectacle, ces jours de mauvais spectacle.
D'ailleurs, nous nous entendions avec Ernest pour faire chacun notre semaine ; de cette manière, nous avions, par mois, quinze soirées libres.
J'avais fait la connaissance d'un jeune docteur, nommé Thibaut, docteur sans clientèle, à cette époque, mais non pas sans mérite.
Une cure fit sa réputation, une autre sa fortune.
Aidé d'un rhumatisme articulaire qui détourna l'inflammation, il guérit Félix Deviolaine – ce jeune cousin dont j'ai plus d'une fois parlé, et dont j'aurai à parler encore – d'une maladie de poitrine arrivée à son troisième degré.
Aidé de sa propre science, il accompagna madame la marquise de Lagrange en Italie, et la guérit d'une maladie chronique tenue pour mortelle.
Reconnaissante et revenue en parfaite santé, la marquise l'épousa.
Tous deux, aujourd'hui, habitent leurs terres près de Gros-Bois ; et, détenteur d'une fortune de quarante à cinquante mille livres de rente, Thibaut n'applique plus la science médicale qu'à l'amélioration des fleurs et des fruits.
Mais, à cette époque, Thibaut était, comme Adolphe et moi, sans le sou ; nous étions deux de ses pratiques, et de ses plus mauvaises, pécuniairement parlant.
Comment étions-nous les pratiques de Thibaut ? Ah ! voici. En 1823 et 1824, la mode était à la maladie de poitrine ; tout le monde était poitrinaire, les poètes surtout ; il était de bon ton de cracher le sang à chaque émotion un peu vive, et de mourir avant trente ans.
Il va sans dire que nous avions, Adolphe et moi, tous deux jeunes longs et maigres, cette prétention, à laquelle, généralement, on nous reconnaissait quelques droits.
Ces droits, je les ai perdus ; mais il faut rendre justice à Adolphe il les a conservés ; il est aujourd'hui, à quarante-six ans, aussi long et aussi maigre qu'il l'était à cette époque, c'est-à-dire à vingt et un ans.
Thibaut savait juste tout ce que je ne savais pas.
Il entreprit mon éducation : c'était une rude tâche.
Nous passions presque toutes nos soirées ensemble dans une petite chambre de la rue du Pélican, donnant au-dessus du passage Véro-Dodat.
J'étais à cent pas du Palais-Royal, et c'était la chose la plus commode du monde pour aller faire mon courrier.
Le matin, j'accompagnais parfois Thibaut à l'hôpital de la Charité, et je faisais un peu de physiologie et d'anatomie – quoique je n'aie jamais pu surmonter ma répugnance pour les opérations et pour les cadavres.
De là vient un certain côté de science médicale ou chirurgicale, qui m'a été plus d'une fois utile dans mes romans.
Ainsi, par exemple, dans Amaury, j'ai suivi sur Madeleine, mon héroïne, les phases d'une maladie de poitrine avec tant de vérité, qu'un jour, j'eus l'honneur de recevoir la visite de M. de Noailles, qui venait me demander d'interrompre la publication de mon roman dans La Presse. Sa fille et son gendre, malades tous deux de la poitrine, et tous deux à un degré égal, avaient reconnu dans la maladie de Madeleine les symptômes du mal dont ils étaient atteints, et tous deux, chaque matin, attendaient leur feuilleton dans l'impatience de savoir si la fille de M. d'Avrigny mourrait ou ne mourrait pas.
Comme la fille de M. d'Avrigny était condamnée par le destin et par moi, le feuilleton fut interrompu.
En outre, et pour tranquilliser les deux pauvres malades, j'improvisai, manuscrite, une fin qui leur rendit l'espoir, mais qui, malheureusement, ne leur rendit point la santé.
Le feuilleton ne fut repris qu'après leur mort.
Les lecteurs de La Presse virent l'interruption sans en connaître la cause.
La cause, la voilà.
Le matin, de six à sept heures, j'allais donc parfois à la Charité avec Thibaut.
Le soir, nous faisions de la physique et de la chimie dans sa chambre.
A cette chambre remonte la première étude que je fis des poisons employés par madame de Villefort, dans Monte-Cristo, étude poursuivie et achevée plus tard avec Ruolz.
A nos séances assistait presque toujours une jeune et belle voisine s'appelant de son nom mademoiselle Walker, et étant de son état marchande de modes.
Comme la poule de La Fontaine, elle faillit nous brouiller, Thibaut et moi. Heureusement, il n'en fut rien : elle trouva je ne sais plus quel biais, et nous restâmes amis tous trois.
Comme habitude de travail et comme science acquise, je dois beaucoup à Thibaut.
Je dirai plus tard comment Thibaut, dont le nom est plusieurs fois cité dans l'Histoire de dix ans, de Louis Blanc, se trouva, par ses relations avec la famille du maréchal Gérard, jouer un certain rôle dans la révolution de juillet.
D'un autre côté, selon les instructions de Lassagne, je m'étais mis à lire.
Walter Scott, d'abord.
Le premier roman que je lus signé du barde écossais, c'est ainsi que cela se disait à cette époque, fut Ivanhoé. Habitué aux doucereuses intrigues de madame Cottin, ou aux gaietés excentriques des Barons de Felsheim et de L'Enfant du carnaval, j'eus quelque peine à m'habituer au rude naturel de Gurth, le gardien de pourceaux, et aux drolatiques facéties de Wamba, le fou de Cédric. Mais, lorsque l'auteur m'eut introduit dans la salle à manger romane du vieux Saxon ; quand j'eus vu la lueur du foyer, alimenté par un chêne tout entier, se refléter sur le capuchon et sur la robe du pèlerin méconnu ; quand j'eus vu toute la famille du thane prendre place à la longue table de chêne, depuis le chef du château, le roi de sa terre, jusqu'au dernier serviteur ; quand j'eus vu apparaître le Juif Isaac avec son bonnet jaune, sa fille Rébecca avec son corsage d'or ; quand le tournoi d'Ashby m'eut donné cet avant-goût des grands coups d'épée et des rudes coups de lance que je devais retrouver dans Froissart, oh ! alors, peu à peu, les nuages qui bornaient ma vue se soulevèrent, et je commençai à apercevoir d'autres horizons encore plus reculés que les premiers qui m'étaient apparus, quand Adolphe de Leuven avait opéré dans ma vie de province les changements à vue dont j'ai parlé.
Puis vint Cooper avec ses grands bois, ses prairies immenses, ses océans infinis, ses Pionniers, sa Prairie, son Corsaire rouge, trois chefs-d'oeuvre de description, où l'absence du fond est si bien dissimulée par la richesse de la forme, qu'on traverse tout le roman en marchant, comme l'apôtre, sur un terrain toujours prêt à vous engloutir, et où, cependant, l'on est soutenu, non point par la foi, mais par la poésie, de la première à la dernière page.
Puis Byron – Byron, qui mourait à Missolonghi, juste au moment où je commençais à l'étudier à Paris comme poète lyrique et comme poète dramatique. On s'était énormément occupé de lord Byron depuis quelque temps ; la gloire du poète s'était ravivée à la flamme du bivouac des Grecs ; son nom était désormais mêlé aux noms des Hellènes illustres. Non seulement on disait Byron comme on disait Walter Scott et Chateaubriand, mais encore on disait Byron comme on disait Mavrocordato, Odyssée et Canaris.
Un jour, avant que l'on sût même la maladie de l'illustre poète, on lut dans les journaux :

« Missolonghi, 20 avril.
Notre ville présente le spectacle le plus touchant. nous sommes tous vêtus de deuil ; notre illustre bienfaiteur est mort, hier 19, à six heures du soir. »

Byron était mort, comme Raphal, à trente-sept ans ; il était mort pendant les solennités de Pâques, et trente-sept coups de canon, nombre égal à celui de ses années, répétés de ville en ville, annoncèrent sa mort de la Thrace au Pirée, et de l'Epire aux côtes d'Asie.
Pendant trois jours, les cours de justice, les administrations et les magasins furent fermés ; pendant trois jours, les danses, les amusements publics et les sons des instruments furent interdits ; enfin, un deuil général dura vingt et un jours.
Pauvre Byron ! il ne désirait qu'une chose, combattre et remporter une victoire, ou, vaincu, mourir les armes à la main. Nommé général, il s'était fait une joie de conduire lui-même les Souliotes au siège de Lépante – Lépante, la terre de don Juan et de Charles Quint, lui paraissait un beau nom à associer à son nom ; c'était une noble terre pour s'y coucher mourant et ensanglanté.
Il n'eut pas cette joie, et mourut à Missolonghi. Ce fut lui qui illustra une terre inconnue, au lieu de recevoir son lustre d'une terre célèbre ; on ne dit pas : « Byron mourut à Missolonghi », on dit : « Missolonghi, où mourut Byron. »
Il ne se doutait pas, le grand homme, en mourant pour les Grecs, qu'il mourait pour que l'Europe, comme me le disait un jour le duc d'Orléans, eût le plaisir de voir manger de la choucroute au pied du Parthénon !
Pauvre poète immortel, qui mourais avec l'espérance que la nouvelle de ta mort allait retentir dans tous les coeurs, qu'eusses-tu dit, si, lorsque, désespéré, le journal funèbre à la main, j'entrai dans un de nos bureaux en criant : « Byron est mort ! » qu'eusses-tu dit, si tu eusses pu entendre un de nos sous-chefs de bureau demander :
- Qu'est-ce que c'est que cela, Byron ?
Ah ! cette question me fit peine et plaisir à la fois : j'avais donc trouvé un homme encore plus ignorant que moi, et cet homme était un sous-chef de bureau.
Si c'eût été un simple expéditionnaire, je ne m'en fusse pas consolé.
Quant à moi, cette mort inattendue d'un des plus grands poètes de l'époque m'avait profondément frappé ; je sentais instinctivement qu'il y avait dans Byron plus qu'un poète, qu'il y avait un de ces apôtres dont la bouche inspirée jette, dans le silence des nuits et dans l'obscurité de l'art, de ces grands cris qui sont entendus de toutes les nations, de ces puissantes lueurs qui éclairent tout un monde. Ces hommes-là, en général, sont, non seulement des prophètes, mais encore des martyrs ; c'est à leurs propres douleurs qu'ils puisent les profondes inspirations qui frappent les esprits ; c'est au spectacle de leurs propres tortures qu'ils poussent les grandes lamentations qui saisissent le coeur. Supposez Prométhée et Napoléon poètes, et faites-vous une idée des vers que chacun d'eux eût gravés sur son rocher !
Essayons de raconter ce qu'avait souffert cet homme, qui, chassé de son pays, comme un autre Barrabas, alla mourir pour les Grecs comme un autre Jésus.
Il lui fallut la mort pour arriver à la transfiguration.

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