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Chapitre XCVIII


Ma mère vient se fixer près de moi. – Mon duc de Chartres. – Chateaubriand et M. de Villèle. – Laconisme épistolaire. – Rétablissement de la censure. – Un roi de France ne doit jamais être malade. – Bulletins de la santé de Louis XVIII. – Ses derniers moments et sa mort. – Ode de Victor Hugo. – Le tombeau de Napoléon et M. Torbet. – Voyage de La Fayette en Amérique. – Honneurs qui lui sont rendus.

Conformément à la lettre que je lui avais écrite, ma mère, qui s'ennuyait autant de moi, au moins, que je m'ennuyais d'elle, avait traité de son bureau de tabac, puis mis en vente une partie de nos pauvres meubles, et m'annonçait qu'elle arrivait à Paris avec son lit, une commode, une table, deux fauteuils, quatre chaises et cent louis de numéraire.
Cent louis ! c'était juste le double d'une année de mes appointements : cela nous faisait deux ans à deux mille quatre cents francs par an. D'ici à deux ans, on aviserait.
Au reste, il était d'autant plus important d'aviser, que, le 29 juillet 1824, tandis que le duc de Montpensier venait au monde au Palais-Royal, il me naissait, à moi, un duc de Chartres, place des Italiens, n° 1.
C'était une des raisons qui, jointe à l'exiguïté de la chambre jaune, où il m'était impossible d'installer ma mère, me forçaient à chercher un nouveau logement.
La recherche de ce nouveau logement était chose grave : trop près du Palais- Royal, les logements étaient bien chers ; trop loin du Palais-Royal, les quatre courses que j'avais à y faire par jour amèneraient une grave détérioration de bottes et de souliers.
Toute dépense est lourde à un homme qui gagne quatre francs cinq sous par jour.
J'avais bien deux ou trois pièces en train avec de Leuven ; mais j'étais forcé de m'avouer que probablement de Leuven, qui n'arrivait pas avec Soulié – reconnu pour être le plus fort de nous tous –, n'arriverait pas davantage avec moi.
Son Bon Vieillard avait été refusé au Gymnase ; sa Pauvre Fille avait été refusée au Vaudeville, et son Château de Kenilworth n'avait pas même été lu – mademoiselle Lévêque n'ayant pas le temps, « en ce moment ici », de s'occuper d'un nouveau rôle, comme elle avait si élégamment répondu, et la Porte-Saint-Martin ayant reçu un mélodrame sur le même sujet.
Il fallait donc, ainsi que je l'ai dit, pourvoir, en attendant, à un logement qui ne fût pas trop éloigné, et qui ne montât point à un prix trop élevé.
Je me mis en quête, et je trouvai cela faubourg Saint-Denis, n° 53, dans la maison attenante à celle du Lion d'argent.
Nous avions, au second, sur la rue, un appartement composé de deux chambres, dont une à cabinet, d'une salle à manger et d'une cuisine.
Nous payions tout cela trois cent cinquante francs, ce qui – nous ne tardâmes pas à nous en apercevoir – était encore fort cher.
Enfin, toutes choses arrêtées, ma mère mit ses meubles au roulage, et arriva, combinant leur arrivée avec la sienne.
Ce fut une grande joie pour nous deux que de nous trouver réunis ; cette joie de sa part n'était pas exempte d'une certaine inquiétude ; elle ne pouvait croire à tous mes projets, espérer toutes mes espérances ; elle avait derrière elle l'épreuve d'une longue et triste vie, passée toute en déceptions et en douleurs.
Je la rassurai de mon mieux, et, pendant les quatre ou cinq premiers jours, pour lui faire Paris plus doux, j'employai toute mon influence sur M. Oudard, sur M. Arnault et sur Adolphe de Leuven, pour lui procurer des billets de spectacle.
Au bout d'une semaine, nous étions établis dans notre coin, et aussi accoutumés à notre nouvelle vie que si nous ne nous étions jamais quittés. – Au même étage que nous, mais de l'autre côté du palier, logeait un brave garçon d'une quarantaine d'années, employé dans un ministère : on le nommait Després. C'était un des membres les plus assidus du Caveau : il faisait des chansons de l'école de Brazier et d'Armand Gouffé ; il avait eu une ou deux pièces jouées à des théâtres inférieurs.
Il s'en allait mourant de la poitrine.
Comme, après le payement de deux termes, nous nous étions aperçus déjà que notre logement était trop cher pour nous :
- Attendez que je sois mort, nous dit-il, cela ne peut tarder bien longtemps ; vous prendrez le mien, qui est de deux cent trente francs, et qui est très commode.
Effectivement, six semaines après, il mourut avec cette douce tranquillité et cette calme philosophie que j'ai trouvées chez presque tous les hommes dont la vie avait été entée sur le XVIIIe siècle.
Ainsi qu'il l'avait dit, son logement étant resté vacant, nous le prîmes, et nous nous trouvâmes installés selon nos moyens.
Cependant les affaires politiques marchaient leur train ; M. de Villèle – que mon ami Méry devait rendre célèbre, et qui, de son côté, devait rendre célèbre mon ami Méry –, M. de Villèle partageait l'influence politique avec M. de Chateaubriand, et l'on voyait, depuis deux ans, cette alliance étrange des chiffres avec la poésie. Une pareille alliance, on le comprend bien, ne pouvait durer longtemps, la brouille se mit entre les deux ministres à propos de deux lois.
M. de Chateaubriand croyait affermir la monarchie avec la loi de septennalité.
M. de Villèle croyait enrichir l'Etat avec la loi sur la conversion des rentes.
La loi sur la conversion des rentes fut repoussée par la chambre des pairs, à la majorité de cent vingt-huit voix contre quatre-vingt-quatorze. On remarqua que M. de Chateaubriand, qui paraissait contraire à la loi, ne monta point à la tribune pour la défendre. On assure même qu'il vota contre.
Cette opposition contre le président du conseil fut punie avec la brutale grossièreté particulière aux hommes d'argent.
Le matin de la Pentecôte, au moment où M. de Chateaubriand se rendait au château pour assister à la messe, il reçut l'avis qu'un paquet très pressé l'attendait à son ministère. Il s'y rendit aussitôt, et y trouva, en effet, une lettre du président du conseil, ainsi conçue :

« Monsieur le vicomte,
J'obéis aux ordres du roi, et je vous transmets l'ordonnance ci-jointe. »

L'ordonnance jointe était un congé en bonne forme.
Dix minutes après, M. de Villèle avait, de son côté, reçu la réponse de M. de Chateaubriand.
La lettre du ministre des affaires étrangères ne le cédait point en laconisme à la lettre du ministre des finances.
La voici :

« Monsieur le comte,
J'ai quitté l'hôtel des affaires étrangères ; le département est à vos ordres. »

Il y avait juste quinze mots dans la lettre, quinze mots dans la réponse. C'était la faute des mots, et non celle de M. de Chateaubriand, si la réponse contenait quatre lettres de plus.
Ce renvoi fut profondément amer à l'auteur du Génie du Christianisme, et ce fut à cette occasion qu'il dit le mot que nous croyons avoir déjà rappelé :
- Je n'avais cependant pas volé la montre du roi sur sa cheminée !
L'ordonnance avait été écrite par M. de Rainneville, ce secrétaire qui, au dire de Méry et de Barthélemy – auxquels nous allons venir tout à l'heure –, était cousu au pan de l'habit de M. de Villèle.

«... M. de Rainneville, dit Chateaubriand dans ses Mémoires, M. de Rainneville, qui est assez bon pour paraître encore embarrassé devant moi ! Eh ! mon Dieu ! est-ce que je connais M. de Rainneville ? est-ce que j'ai jamais songé à lui ? Je le rencontre assez souvent ; s'est-il, une fois ou l'autre, aperçu que je savais que l'ordonnance qui m'avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main ?... »

Il y avait, sous l'Empire, des hommes assez lâches pour se couper l'index, afin de ne point être soldat.
Il devrait y avoir des hommes assez braves pour se couper la main, et ne pas écrire.
Pendant ce temps, au reste, Dieu signait une ordonnance qui prescrivait à Louis XVIII de sortir de ce monde, presque aussi brusquement que M. de Chateaubriand était sorti du ministère.
Déjà, à la fête de la Saint-Louis, le roi étant souffrant, on l'engageait à ne point recevoir, à cause de la fatigue qui pourrait en résulter pour lui ; mais, toujours sentencieux, le roi répondit :
- Un roi de France peut mourir ; il ne doit jamais être malade.
Comme s'il eût voulu rendre la route facile à son successeur, Louis XVIII, à propos du rejet du pourvoi du ministère public dans l'affaire de L'Aristarque, venait de remettre en vigueur la loi du 31 mars 1820 et celle du 26 juillet 1821 – c'est-à-dire que la censure était rétablie.
Il est curieux de voir combien, lorsque les rois en arrivent là, ils sont près de leur mort ou de leur chute.
Le rétablissement de la censure produisit une sensation terrible ; aucun homme de lettres – ce qui fait honneur aux hommes de lettres de l'époque – n'osa accepter et exercer publiquement les fonctions de censeur. On fut obligé d'organiser une commission secrète placée sous la présidence du conseiller d'Etat directeur général de la police.
M. de Chateaubriand se jeta, alors, publiquement dans l'opposition, et fit paraître ses Lettres sur la censure.
Pendant quelques jours, les feuilles de l'opposition libérale et royaliste n'offrirent que des colonnes blanches à leurs abonnés.
Ce fut le lendemain du jour où Louis XVIII avait dit : « Un roi de France peut mourir ; il ne doit jamais être malade », c'est-à-dire les 27 et 28 août, dans ses deux dernières promenades à Choisy, que Louis XVIII s'aperçut qu'il lui fallait sérieusement songer à la mort. Cependant, il continua de donner des audiences, de présider le conseil, et de diriger le travail des ministres avec un courage que l'on ne peut s'empêcher d'admirer, quand on pense à ce qu'il dut souffrir de la décomposition de ses jambes, dont les tissus cellulaires, musculeux et même osseux, étaient confondus ; le pied droit surtout et le bas de la jambe, jusqu'à la hauteur du mollet, étaient sphacélés les os en étaient ramollis, et quatre orteils en étaient détachés.
Ce ne fut que le 12 septembre, après une consultation de médecins tenue le soir, qu'il fut décidé que l'on ne pouvait cacher plus longtemps à la France l'état de son roi.
Jusque-là, Louis XVIII, fidèle aux principes émis par lui, s'y était refusé.
- Vous ne savez pas, disait-il, ce que c'est que d'annoncer à un peuple la maladie d'un roi. Il faut, alors, fermer les Bourses et les spectacles ; mon agonie sera longue, et je ne veux pas faire souffrir si longtemps les intérêts publics.
Enfin, le 13 septembre, au matin, parurent à la fois dans Le Moniteur deux bulletins signés des médecins et du premier gentilhomme de la chambre.
Ils annonçaient la maladie du roi et laissaient bien voir que cette maladie était sans remède.
A la suite du second bulletin venait cette ordonnance que Louis XVIII craignait tant sur la fermeture de la Bourse et des théâtres.
C'étaient les premiers bulletins que la France eût lus depuis un demi-siècle, c'est-à-dire depuis la mort de Louis XV.
C'étaient les derniers qu'elle devait lire.

Premier bulletin de la santé du roi.

« Aux Tuileries, le 12 septembre, à six heures du matin.
« Les infirmités anciennes et permanentes du roi ayant augmenté sensiblement depuis quelque temps, sa santé a paru plus profondément altérée, et est devenue l'objet de consultations plus rapprochées.
« La constitution de Sa Majesté, et les soins qui lui sont donnés, ont entretenu longtemps l'espérance de voir sa santé se rétablir dans son état habituel ; mais on ne peut se dissimuler aujourd'hui que ses forces n'aient considérablement diminué, et que l'espoir que l'on avait conçu ne doive aussi s'affaiblir.
                    « Signé : Portal, Alibert, Montaigu, Distel, Dupuytren, Thévenot.
« Le premier gentilhomme de la chambre du roi. »
                    Comte de Damas.

Deuxième bulletin.

« Neuf heures du soir.
« La fièvre a augmenté pendant cette journée. Il est survenu un grand froid dans les extrémités : la faiblesse s'est accrue ainsi que l'assoupissement ; le pouls a constamment été faible et irrégulier.
                    « Signé : Portal, Alibert, Montaigu, Distel, Dupuytren, Thévenot.
« Le premier gentilhomme de la chambre du roi.
                    Comte de Damas.

« Vu l'état de la santé du roi, tous les théâtres et lieux de divertissements publics, ainsi que la Bourse, seront fermés jusqu'à nouvel ordre, et des prières publiques seront faites dans toutes les paroisses. »

Le 16, à quatre heures du matin, Louis XVIII rendait le dernier soupir.
La veille, il avait fait venir les deux enfants de France et les avait bénis.
Puis, se retournant vers son frère, qui allait échanger son titre de comte d'Artois contre celui de Charles X, et lui montrant le duc de Bordeaux :
- Mon frère, lui avait-il dit, ménagez bien la couronne de cet enfant.
Cette terreur pour l'avenir de son neveu était-elle un pressentiment que Dieu envoyait au moribond à son moment suprême ?
Il avait rassemblé toutes ses forces pour prononcer ces dernières paroles.
Bientôt la respiration devint râleuse et le pouls intermittent, puis il se déclara une crise à la suite de laquelle le roi retomba dans un calme effrayant. A deux heures du matin, le battement du pouls était presque insensible, et la voix complètement éteinte, quoique le malade fit comprendre, par des signes d'yeux, à son confesseur, qu'il continuait d'entendre ses exhortations. Enfin, à quatre heures du matin, en voyant le dernier signe de vie qui venait de s'échapper de ce corps désormais immobile pour l'éternité, M. Alibert dit, en tirant une des mains de Louis XVIII hors du lit :
- Le roi est mort !
A ces mots, le comte d'Artois, qui, depuis deux jours, n'avait point quitté son frère, s'agenouilla devant son lit, et lui baisa la main. Madame la duchesse d'Angoulême et Mademoiselle en firent autant. puis, toutes deux, se jetant dans les bras du comte d'Artois, y demeurèrent pendant quelques secondes fondant en larmes.
Lorsque le nouveau roi sortit de la chambre du mort pour se rendre dans ses appartements, un héraut d'armes fit entendre trois fois ce cri :
- Le roi est mort, messieurs ! Vive le roi !
A partir de ce moment, le roi de France s'appelait Charles X.
Le 23 septembre, nous vîmes passer sous nos fenêtres le cortège du dernier roi que l'on devait conduire à Saint-Denis.
Ce fut à propos de cette mort que Chateaubriand publia Le roi est mort ! vive le roi ! c'est-à-dire un des écrits les plus faibles qui soient sortis de sa plume.
Ce fut à propos de cette mort aussi que Victor Hugo publia Les Funérailles de Louis XVIII, c'est-à-dire une de ses plus belles odes.
Nous n'avons pas besoin de demander la permission à nos lecteurs pour en citer quelques strophes.

          Un autre avait dit : « De ma race
          Ce grand tombeau sera le port ;
          Je veux, aux rois que je remplace,
          Succéder jusque dans la mort.
          Ma dépouille ici doit descendre !
          C'est pour faire place à ma cendre
          Qu'on dépeupla ces noirs caveaux;
          Il faut un nouveau maître au monde ;
          A ce sépulcre que je fonde
          Il faut des ossements nouveaux !

          « Je promets ma poussière à ces voûtes funestes.
          A cet insigne honneur ce temple a seul des droits ;
          Car je veux que le ver qui rongera mes restes
          Ait déjà dévoré des rois.
          Et, lorsque mes neveux, dans leur fortune altière,
          Domineront l'Europe entière,
          Du Kremlin à l'Escurial,
          Ils viendront tour à tour dormir dans ces lieux sombres,
          Afin que je sommeille, escorté de leurs ombres,
          Dans mon linceul impérial ! »

          Celui qui disait ces paroles
          Croyait, soldat audacieux,
          Voir, en magnifiques symboles,
          Sa destinée écrite aux cieux.
          Dans ses étreintes foudroyantes,
          Son aigle, aux serres flamboyantes,
          Eût étouffé l'aigle romain ;
          La victoire était sa compagne,
          Et le globe de Charlemagne
          Etait trop léger pour sa main !

          Eh bien, des potentats ce formidable maître
          Dans l'espoir de sa mort par le ciel fut trompé.
          De ses ambitions, c'est la seule peut-être
          Dont le but lui soit échappé.
          En vain tout secondait sa marche meurtrière.
          En vain sa gloire incendiaire
          En tous lieux portait son flambeau ;
          Tout chargé de faisceaux, de sceptres, de couronnes,
          Ce vaste ravisseur d'empires et de trônes
          Ne put usurper un tombeau !

          Tombé sous la main qui châtie,
          L'Europe le fit prisonnier.
          Premier roi de sa dynastie,
          Il en fut aussi le dernier.
          Une île où grondent les tempêtes
          Reçut ce géant des conquêtes,
          Tyran que nul n'osait juger,
          Vieux guerrier qui, dans sa misère,
          Dut l'obole de Bélisaire
          A la pitié de l'étranger.

          Loin du sacré tombeau qu'il s'arrangeait naguère,
          C'est là que, dépouillé du royal appareil,
          Il dort enveloppé de son manteau de guerre,
          Sans compagnon de son sommeil.
          Et, tandis qu'il n'a plus, de l'empire du monde,
          Qu'un noir rocher battu de l'onde,
          Qu'un vieux saule battu du vent,
          Un roi longtemps banni, qui fit nos jours prospères,
          Descend au lit de mort où reposaient ses pères,
          Sous la garde du Dieu vivant !

Et le poète accordait encore trop à Napoléon en lui accordant ce vieux saule battu du vent ; car, juste en ce moment les autorités de Sainte-Hélène ayant aboli le péage qui avait été établi d'abord, et que devaient subir ceux qui visitaient la tombe de Napoléon, M. Torbet, propriétaire du terrain sur lequel avait été enterré l'empereur, demanda, puisque ce corps ne lui rapportait plus rien, qu'il fût exhumé et transporté ailleurs. La contestation fut longue, et Torbet menaçait de déterrer lui-même le cadavre de cet homme qui avait tout usurpé, quoi qu'en ait dit le poète – même son tombeau –, et de jeter ses restes sur le chemin, lorsque le gouvernement décida que ce terrain serait acheté par la Compagnie des Indes cinq cents livres sterling à son propriétaire.
Moyennant ce dédommagement accordé à M. Torbet, il fut arrêté que l'on visiterait désormais gratis la tombe de Napoléon.
Nous avons déjà dit trois fois que cet homme s'appelait M. Torbet.
Disons-le une quatrième fois, pour qu'on ne l'oublie pas.
Si quelque chose pouvait consoler d'une pareille honte l'humanité, à laquelle M. Torbet se vantait d'appartenir, c'était l'accueil qu'après quarante ans recevait La Fayette en Amérique, où le transportait, comme hôte de la nation, Le Cadmus, magnifique bâtiment de l'Union.
C'était, en effet, un beau spectacle que celui d'une nation tout entière se levant et battant des mains pour recevoir un des fondateurs de sa liberté.
Dès le 12 janvier, sur la simple nouvelle d'un voyage de La Fayette aux Etats-Unis, une résolution ainsi conçue avait été prise par les deux Chambres, sur la motion de M. Mitchell :

« Attendu que l'illustre champion de notre liberté et le héros de notre révolution, l'ami et le compagnon de Washington, le marquis de La Fayette, officier général volontaire dans la guerre de notre indépendance, a exprimé le vif désir de visiter notre pays, à la liberté duquel sa valeur, son sang et ses richesses ont tant contribué ;
« Il est résolu que le président sera requis de transmettre au marquis de La Fayette l'expression des sentiments de respect, de gratitude et d'attachement affectueux que nourrissent pour lui le gouvernement et le peuple américains, et de l'assurer que l'accomplissement du désir et de l'intention qu'il a de visiter ce pays sera accueilli par le peuple et le gouvernement avec une joie et un orgueil patriotiques.
« Il est, en outre, résolu que le président s'informera de l'époque où il peut être plus agréable au marquis de La Fayette de faire sa visite, et qu'il lui offrira un moyen de transport dans ce pays sur un bâtiment de la nation. »

C'est en vertu de cette offre que La Fayette s'était embarqué au Havre, le 13 juillet, à bord du Cadmus, et, après une traversée de trente-deux jours, avait débarqué à New York, le 15 août.
Jamais fête nationale n'eut un plus beau et un plus saint caractère. L'Amérique du Nord, que La Fayette avait laissée peuplée de trois millions d'hommes à peine, l'acclamait à son passage avec dix-sept millions de voix. Tout était transformé ; les forêts étaient devenues des plaines, les plaines étaient devenues des villes, et des milliers de bateaux à vapeur, dont le premier – au refus de la France – avait été lancé, en 1808, par Fulton, sillonnaient ces fleuves, grands comme des lacs, ces lacs grands comme des océans.
Ce n'étaient point là ces villes factices que Potemkine bâtissait sur la route de Catherine traversant la Crimée ; non, c'était la civilisation moderne enjambant l'Atlantique comme un ruisseau, et posant, pour la première fois, son pied sur le Nouveau Monde.
Après quatre mois de fêtes données et d'honneurs rendus à l'ami de Washington, le 20 décembre, un comité spécial proposa un bill ainsi conçu :
« Qu'il soit ordonné que la somme de deux cent mille dollars soit offerte au major général La Fayette en récompense de ses importants services, et en indemnité de ses dépenses dans la révolution américaine, et qu'il soit affecté une portion de terres suffisante pour l'établissement d'une commune au major général La Fayette, sur les terres non vendues, et que l'acte lui en soit délivré par le président des Etats-Unis. »
Ce bill fut adopté par acclamation, le 22 décembre, à la Chambre des représentants, et, le 23, au Sénat.
Constatons, avant de prendre congé de l'année 1824, que, le 2 décembre de la susdite année, M. Droz et M. de Lamartine étant sur les rangs pour entrer à l'Académie, ce fut M. Droz qui fut élu et M. de Lamartine repoussé.

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