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Chapitre XXII
Le consul Duilius

Le lendemain du jour ou plutôt de la nuit où les événements que nous venons de raconter avaient eu lieu, le duc d'Orléans, qui était rentré au Palais-Royal sans accident, après avoir dormi toute la nuit comme à son ordinaire, passa dans son cabinet de travail à l'heure habituelle, c'est-à-dire vers les onze heures du matin. Grâce au caractère insoucieux dont la nature l'avait doué, et qu'il devait surtout à son grand courage, à son mépris pour le danger et à son insouciance de la mort non seulement il était impossible de remarquer aucun changement dans sa physionomie ordinairement calme et que l'ennui seul avait le privilège d'assombrir, mais encore, selon toute probabilité, il avait déjà, grâce au sommeil, oublié l'événement singulier dont il avait failli être victime.
Le cabinet dans lequel il venait d'entrer avait cela de remarquable que c'était à la fois celui d'une homme politique, d'un savant et d'un artiste. Ainsi, une grande table, couverte d'un tapis vert, chargée de papiers et enrichie d'encriers et de plumes, tenait bien le milieu de l'appartement, mais autour, sur des pupitres, sur des chevalets, sur des supports, étaient un opéra commencé, un dessin à moitié fait, une cornue aux trois quarts pleine. C'est que le régent, avec une mobilité d'esprit étrange, passait en un instant des combinaisons les plus profondes de la politique aux fantaisies les plus capricieuses du dessin, et des calculs les plus abstraits de la chimie aux inspirations les plus joyeuses ou les plus sombres de la musique ; c'est que le régent ne craignait rien tant que l'ennui, cet ennemi qu'il combattait sans cesse, sans jamais parvenir à le vaincre entièrement, et qui, repoussé ou par le travail, ou par l'étude, ou par le plaisir, se tenait toujours en vue, si l'on peut le dire comme un de ces nuages de l'horizon sur lesquels, dans les plus beaux jours, le pilote ramène malgré lui les yeux. Aussi le régent n'était-il jamais une heure inoccupé, et tenait-il par conséquent à avoir toujours sous la main les distractions les plus opposées.
A peine entré dans son cabinet, où le conseil ne devait s'assembler que deux heures après, il s'était aussitôt acheminé vers un dessin commencé, qui représentait une scène de Daphnis et Chloé dont il faisait faire les gravures par un des artistes les plus habiles de l'époque nommé Audran, et s'était remis à l'ouvrage interrompu la surveille par la fameuse partie de paume qui avait commencé par un coup de raquette et qui avait fini par le souper chez madame de Sabran. Mais à peine avait-il pris le crayon, qu'on vint lui dire que madame Elisabeth-Charlotte, sa mère, avait déjà fait demander deux fois s'il était visible. Le régent, qui avait le plus grand respect pour la princesse palatine, répondit que non seulement il était visible mais encore que si Madame était prête à le recevoir, il s'empresserait de passer chez elle. L'huissier sortit pour reporter la réponse du prince, et le prince, qui en était à certaines parties de son dessin, qu'il prisait fort en réalité, se remit à son travail avec toute l'application d'un artiste en verve. Un instant après, la porte se rouvrit ; mais au lieu de l'huissier, qui devait venir rendre compte de son ambassade, ce fut Madame elle-même qui parut.
Madame, comme on le sait, femme de Philippe Ier, frère du roi, était venue en France après la mort si étrange et si inattendue de madame Henriette d'Angleterre, pour prendre la place de cette belle et gracieuse princesse, qui n'avait fait que passer, comme une blanche et pâle apparition. La comparaison, difficile à soutenir pour toute nouvelle arrivante, l'avait donc été bien davantage encore pour la pauvre princesse allemande, qui, s'il faut en croire le portrait qu'elle fait d'elle-même, avec ses petits yeux, son nez court et gros, ses lèvres longues et plates, ses joues pendantes et son grand visage, était loin d'être jolie. Malheureusement encore, la princesse palatine n'était point dédommagée des défauts de sa figure par la perfection de sa taille ; elle était petite et grosse ; elle avait le corps et les jambes courts, et les mains si affreuses, qu'elle avoue elle-même qu'il n'y en avait point de plus vilaines par toute la terre, et que c'est la seule chose de sa pauvre personne à laquelle le roi Louis XIV n'avait jamais pu s'habituer. Mais Louis XIV l'avait choisie non pas pour augmenter le nombre des beautés de sa cour, mais pour étendre ses prétentions au delà du Rhin. C'est que, par le mariage de son frère avec la princesse palatine, Louis XIV, qui s'était déjà donné des chances d'hérédité sur l'Espagne en épousant l'infante Marie- Thérèse, fille du roi Philippe IV, et sur l'Angleterre en mariant en premières noces Philippe Ier à la princesse Henriette, unique soeur de Charles II, acquérait de nouveau des droits éventuels sur la Bavière, et probables sur le Palatinat, en mariant Monsieur en secondes noces à la princesse Elisabeth- Charlotte, dont le frère d'une santé délicate, pouvait mourir jeune et sans enfants.
Cette prévision s'était trouvée juste ; l'électeur était mort sans postérité, et l'on peut voir dans les mémoires et les négociations pour la paix de Ryswick comment, le moment arrivé, les plénipotentiaires français firent valoir et réussir ses prétentions.
Aussi Madame, au lieu d'être traitée, à la mort de son mari, comme le portait son contrat de mariage, c'est-à-dire, au lieu d'être forcée d'entrer dans un couvent ou de se retirer dans le vieux château de Montargis, fut-elle, malgré la haine de madame de Maintenon, qu'elle s'était attirée, maintenue par Louis XIV dans tous les titres et honneurs dont elle jouissait du vivant de Monsieur et cela quoique le roi n'eût jamais oublié le soufflet aristocratique qu'elle avait donné au jeune duc de Chartres en pleine galerie de Versailles, lorsque celui-ci lui avait annoncé son mariage avec mademoiselle de Blois. En effet, la fière palatine, à cheval sur ses trente-deux quartiers paternels et maternels, regardait comme une grande et humiliante mésalliance que son fils épousât une femme que la légitimation royale ne pouvait empêcher d'être le fruit d'un double adultère ; et, dans le premier moment, incapable de maîtriser ses sentiments, elle s'était vengée par cette correction maternelle, un peu exagérée quand c'est un jeune homme de dix-huit ans qui en est l'objet de l'affront imprimé à ses ancêtres dans la personne de ses descendants. Au reste, comme le jeune duc de Chartres consentait lui-même à ce mariage à contre-coeur, il comprit très bien l'humeur que sa mère avait éprouvée en l'apprenant, quoiqu'il eût préféré sans doute qu'elle la manifestât d'une manière un peu moins tudesque. Il en résulta que lorsque Monsieur mourut et que le duc de Chartres devint duc d'Orléans à son tour, sa mère, qui eût pu craindre que le soufflet de Versailles eût laissé quelque souvenir dans le nouveau maître du Palais-Royal, trouva au contraire en lui un fils plus respectueux que jamais. Ce respect ne fit d'ailleurs que s'augmenter, et, devenu régent, le fils fit à la mère une position égale à celle de sa femme. Il y avait plus : madame de Berry, sa fille bien-aimée, ayant demandé à son père une compagnie de gardes, à laquelle elle prétendait avoir droit, comme femme d'un dauphin de France, le régent ne la lui accorda qu'en donnant l'ordre en même temps qu'une compagnie pareille fît le service chez sa mère.
Madame était donc dans une haute position au château, et si, malgré cette position, elle n'avait aucune influence politique, c'est que le régent avait toujours eu pour principe de ne laisser prendre aux femmes aucune part aux affaires d'Etat. Peut-être même, ajoutons-le, Philippe II, régent de France, était-il encore plus réservé vis-à-vis de sa mère que vis-à-vis de ses maîtresses, car il savait les goûts épistolaires de celle-ci, et ne voulait pas que ses projets défrayassent la correspondance journalière que sa mère entretenait avec la princesse Wilhelmine-Charlotte de Galles et le duc Antoine-Ulric de Brunswick. En échange et pour la dédommager de cette retenue, il lui laissait le gouvernement intérieur de la maison de ses filles, que, grâce à sa grande paresse, madame la duchesse d'Orléans abandonnait sans difficulté à sa belle-mère. Mais sous ce rapport, la pauvre Palatine, s'il faut en croire les mémoires du temps, n'était point heureuse. Madame de Berry vivait publiquement avec Riom, et mademoiselle de Valois était secrètement la maîtresse de Richelieu, qui, sans que l'on sût de quelle façon et comme s'il eût eu l'anneau enchanté de Gygès, parvenait à s'introduire jusque dans ses appartements, malgré les gardes qui veillaient aux portes, malgré les espions dont l'entourait le régent, et quoique lui-même se fût plus d'une fois caché jusque dans la chambre de sa fille pour y faire le guet. Quant à mademoiselle de Chartres, dont le caractère jusqu'alors avait pris un développement bien plus masculin que féminin elle avait semblé, en se faisant pour ainsi dire homme elle-même, oublier que les hommes existassent, lorsque, quelques jours avant celui auquel nous sommes arrivés se trouvant à l'Opéra et entendant son maître de musique, Cauchereau, beau et spirituel ténor de l'Académie royale, qui dans une scène d'amour filait un son d'une pureté parfaite et d'une expression des plus passionnées, la jeune princesse, emportée sans doute par un sentiment tout artistique, avait étendu les bras et s'était écriée tout haut : Ah ! mon cher Cauchereau ! Cette exclamation inattendue avait, comme on le pense bien, donné très fort à songer à la duchesse sa mère, qui avait aussitôt fait congédier le beau ténor, et prenant le dessus sur son apathique insouciance, s'était décidée à veiller elle-même désormais sur sa fille, qu'elle tenait très sévèrement depuis lors. Restaient la princesse Louise, qui fut plus tard reine d'Espagne, et mademoiselle Elisabeth, qui devint duchesse de Lorraine ; mais de celles-ci, l'on n'en parlait point, soit qu'elles fussent réellement sages, soit qu'elles sussent mieux contenir que leurs aînées les sentiments de leur coeur, ou les accents de leur passion.
Dès que le prince vit paraître sa mère, il se douta donc qu'il y avait encore quelque chose de nouveau dans le troupeau rebelle dont elle avait pris la direction, et qui lui donnait de si grands soucis ; mais comme aucune inquiétude ne pouvait lui faire oublier le respect qu'en public ou en particulier il témoignait toujours à Madame, il se leva en l'apercevant, alla droit à elle, et après l'avoir saluée, la prit par la main et la conduisit à un fauteuil, tandis que lui-même restait debout.
- Eh bien ! monsieur mon fils, dit Madame avec un accent allemand fortement prononcé, et lorsqu'elle se fut bien carrément assise dans son fauteuil, qu'est-ce que j'apprends encore, et quel événement a donc manqué vous arriver hier soir ?
- Hier soir ? dit le régent rappelant ses souvenirs et en l'interrogeant lui même.
- Oui, reprit la palatine, hier soir, en sortant de chez madame Sabran !
- Oh ! n'est-ce que cela ? reprit le prince.
- Comment ! n'est-ce que cela ! Votre ami Simiane va disant partout qu'on a voulu vous enlever, et que vous n'avez échappé qu'en vous sauvant par- dessus les toits ; singulier chemin, vous en conviendrez, pour le régent du royaume, et où je doute que, quelque dévouement qu'ils aient pour vous, vos ministres consentent à aller tenir leur conseil !
- Simiane est un fou, ma mère, répondit le régent, ne pouvant s'empêcher de rire de ce que sa mère le grondait toujours comme s'il était un enfant. Ce n'étaient pas le moins du monde des gens qui me voulaient enlever, mais quelques bons compagnons qui, en sortant des cabarets de la barrière des Sergents, seront venus faire leur tapage rue des Bons-Enfants. Quant au chemin que nous avons suivi, ce n'était pas le moins du monde pour fuir que nous le prenions, mais bien pour gagner un pari que cet ivrogne de Simiane est furieux d'avoir perdu.
- Mon fils ! mon fils ! dit la palatine en secouant la tête, vous ne voulez jamais croire au danger, et cependant vous savez ce dont vos ennemis sont capables. Ceux qui calomnient l'âme ne se feraient pas grand scrupule, croyez-moi, de tuer le corps ; et vous savez ce que la duchesse du Maine a dit : « Que le jour où elle verrait qu'il n'y avait décidément rien à faire de son bâtard de mari, elle vous demanderait une audience et vous enfoncerait un couteau dans le coeur. »
- Bah ! ma mère, reprit le régent en riant, seriez-vous devenue assez bonne catholique pour ne plus croire à la prédestination ? J'y crois, moi, vous le savez. Que voulez-vous donc que je me torture l'esprit pour éviter un danger ou qui n'existe pas, ou qui, s'il existe, a d'avance son résultat écrit sur le livre éternel ? Non, ma mère, non, toutes ces précautions exagérées sont bonnes à assombrir la vie, et pas à autre chose. C'est aux tyrans de trembler ; mais moi, moi qui suis, à ce que prétend Saint-Simon, l'homme le plus débonnaire qui ait existé depuis Louis le Débonnaire, que voulez-vous donc que j'aie à craindre ?
- Oh ! mon Dieu ! rien, mon cher fils, dit la palatine en prenant la main du prince, et en le regardant avec toute la tendresse maternelle que pouvaient contenir ses petits yeux ; rien, si tout le monde vous connaissait comme moi, et vous savait si parfaitement bon que vous n'avez pas même la force de haïr vos ennemis ; mais Henri IV, auquel malheureusement vous ressemblez un peu trop sous certains rapports, était bon aussi, et cependant il n'en a pas moins trouvé un Ravaillac. Hélas ! mein Gott ! continua la princesse, en entremêlant son jargon français d'une exclamation franchement allemande, ce sont les bons rois qu'on assassine ; les tyrans prennent leurs précautions et le poignard n'arrive pas jusqu'à eux. Vous ne devriez jamais sortir sans escorte. C'est vous, et non pas moi, mon fils, qui avez besoin d'un régiment de gardes.
- Ma mère, reprit en riant le régent, voulez-vous que je vous raconte une histoire ?
- Oui, sans doute, dit la princesse palatine, car vous racontez fort élégamment.
- Eh bien ! vous saurez donc qu'il y avait à Rome, je ne me rappelle plus vers quelle année de la république, un consul fort brave, mais qui avait ce malheur, commun à Henri IV et à moi, de courir les rues la nuit. Il arriva que ce consul fut envoyé contre les Carthaginois, et qu'ayant inventé une machine de guerre appelée un corbeau, il gagna sur eux la première bataille navale que les Romains eussent remportée, si bien qu'il revint à Rome se faisant d'avance une fête du redoublement de bonnes fortunes que lui vaudrait sans doute son redoublement de réputation. Il ne se trompait pas : toute la population l'attendait hors des portes de la ville, afin de le conduire en triomphe au Capitole, où l'attendait de son côté le sénat.
Or le sénat, en le voyant paraître, lui annonça qu'il venait, en récompense de sa victoire, de lui décerner un honneur qui devait éminemment flatter son amour-propre : c'est qu'il ne sortirait plus que précédé d'un musicien qui annoncerait à tous, en jouant de la flûte, que celui qui le suivait était le fameux Duilius, vainqueur des Carthaginois. Duilius, comme vous le comprenez bien, ma mère, fut au comble de la joie d'une pareille distinction ; il s'en revint chez lui, la tête haute et précédé de son flûteur, qui jouait tout son répertoire aux grandes acclamations de la multitude, laquelle, de son côté, criait à tue-tête : Vive Duilius ! vive le vainqueur des Carthaginois ! Vive le sauveur de Rome ! C'était quelque chose de si enivrant que le pauvre consul faillit en perdre la tête et deux fois dans la journée il sortit de chez lui, quoiqu'il n'eût rien à faire au monde par la ville, mais seulement pour jouir de la prérogative sénatoriale, et entendre cette musique triomphale et les cris qui l'accompagnaient. Cette occupation le conduisit jusqu'au soir dans un état de jubilation difficile à exprimer ; puis le soir vint. Le vainqueur avait une maîtresse qu'il aimait fort et qu'il lui tardait de revoir, une espèce de madame Sabran, sauf le mari qui s'avisait d'être jaloux, tandis que le nôtre, vous le savez, n'a pas ce ridicule.
Le consul se mit donc au bain, fit sa toilette, se parfuma de son mieux, et, onze heures arrivées à son horloge de sable, sortit sur la pointe du pied pour gagner la rue Suburrane ; mais il avait compté sans son hôte, ou plutôt sans son musicien. A peine eut-il fait quatre pas, que celui-ci, qui était attaché à son service le jour comme la nuit, s'élança de la borne sur laquelle il était assis, et, reconnaissant son consul, se mit à marcher devant lui en soufflant de toutes ses forces dans son instrument, si bien que ceux qui se promenaient encore par les rues se retournaient, que ceux qui étaient rentrés chez eux se mettaient à leur porte, et que ceux qui étaient couchés se levaient et ouvraient leur fenêtre, répétant en choeur : – Ah ! ah ! voici le consul Duilius qui passe ! Vive Duilius ! vive le vainqueur des Carthaginois ! vive le sauveur de Rome ! C'était fort flatteur mais fort inopportun ; aussi le consul voulait-il faire taire son instrumentiste, mais celui-ci déclara qu'il avait les ordres les plus précis du sénat pour ne point garder le silence un seul instant ; qu'il avait dix mille sesterces par an pour souffler dans sa tibicine, et qu'il y soufflerait tant qu'il lui resterait une haleine.
Le consul, voyant qu'il était inutile de discuter avec un homme qui avait pour lui une ordonnance du sénat, se mit à courir, espérant échapper à son mélodieux compagnon ; mais celui-ci régla son allure sur la sienne avec tant de précision, que tout ce qu'il y put gagner, ce fut d'être suivi de son musicien, au lieu d'être précédé par lui. Il eut beau ruser comme un lièvre, prendre un grand parti comme un chevreuil, piquer droit comme un sanglier, le maudit flûteur ne perdit pas une seconde sa piste, de sorte que Rome tout entière, ne comprenant rien à cette course nocturne, mais, sachant seulement que c'était le triomphateur de la veille qui l'exécutait, descendit dans la rue, se mit à ses fenêtres et à ses portes criant : Vive Duilius ! vive le vainqueur des Carthaginois ! vive le sauveur de Rome ! Le pauvre grand homme avait une dernière espérance, c'est qu'au milieu de tout ce remue-ménage, il trouverait la maison de sa maîtresse endormie, et qu'il pourrait se glisser par la porte qu'elle lui avait promis de tenir entrouverte. Mais point ! La rumeur générale avait gagné la voie Suburrane, et, lorsqu'il arriva devant cette gracieuse et hospitalière maison, à la porte de laquelle il avait si souvent versé des parfums et suspendu des guirlandes il trouva qu'elle était éveillée comme les autres, et vit à la fenêtre le mari qui, du plus loin qu'il l'aperçut, se mit à crier : – Vive Duilius ! vive le vainqueur des Carthaginois ! vive le sauveur de Rome ! Le héros rentra chez lui désespéré.
Le lendemain, il pensait avoir meilleur marché de son musicien ; mais son espérance fut trompée. Il en fut de même du surlendemain et des jours suivants ; de sorte que le consul, voyant qu'il lui était désormais impossible de garder son incognito, repartit pour la Sicile, où, de colère, il battit de nouveau les Carthaginois, mais cette fois si cruellement, que l'on crut que c'en était fini de toutes les guerres puniques passées et à venir, et que Rome entra dans une telle joie, qu'on en fit des réjouissances publiques pareilles à celles que l'on faisait pour l'anniversaire de la ville, et que l'on se proposa de faire au vainqueur un triomphe encore plus magnifique que le premier.
Quant au sénat il s'assembla, afin de délibérer avant l'arrivée de Duilius sur la nouvelle récompense qui lui serait accordée.
On allait aux voix sur une statue publique, lorsqu'on entendit tout à coup de grands cris de joie et le son d'une tibicine. C'était le consul qui se dérobait au triomphe, grâce à la diligence qu'il avait faite, mais qui n'avait pu se dérober à la reconnaissance publique grâce à son joueur de flûte. Se doutant qu'on lui préparait quelque chose de nouveau, il venait prendre part à la délibération. Il trouva, en effet, le sénat prêt à voter et la boule à la main. Alors, s'avançant à la tribune :
- Pères conscrits, dit-il, votre intention, n'est-ce pas est de me voter une récompense qui me soit agréable ?
- Notre intention, répondit le président, est de faire de vous l'homme le plus heureux de la terre.
- Eh bien ! reprit Duilius, voulez-vous me permettre, de vous demander la chose que je désire le plus ?
- Dites ! dites ! crièrent les sénateurs d'une seule voix.
- Et vous me l'accorderez ? continua Duilius avec toute la timidité du doute.
- Par Jupiter ! nous vous l'accorderons, répondit le président au nom de toute l'assemblée.
- Eh bien ! dit Duilius, pères conscrits, si vous croyez que j'ai bien mérité de la patrie, ôtez-moi, en récompense de cette seconde victoire, ce maraud de joueur de flûte que vous m'avez donné pour la première.
Le sénat trouva la demande étrange ; mais il était engagé par sa parole, et c'était l'époque où il n'y manquait pas encore. Le joueur de flûte eut en pension viagère la moitié de ses appointements, vu le bon témoignage qui avait été rendu de lui, et le consul Duilius, enfin débarrassé de son musicien, retrouva incognito et sans bruit la porte de cette petite maison de la rue Suburrane, qu'une victoire lui avait fermée et qu'une victoire lui avait rouverte.
- Eh bien ! demanda la palatine, quel rapport a cette histoire avec la peur que j'ai de vous voir assassiné ?
- Quel rapport, ma mère ? dit en riant le prince ; c'est que si, pour un seul musicien qu'avait le consul Duilius, il lui arriva un pareil désappointement, jugez donc de ce qui m'arriverait à moi avec mon régiment de gardes !
- Ah ! Philippe ! Philippe ! reprit la princesse en riant et en soupirant à la fois, traiterez-vous toujours si légèrement les choses sérieuses ?
- Non point, ma mère, dit le régent, et la preuve, c'est que, comme je présume que vous n'êtes pas venue ici dans la seule intention de me faire de la morale sur mes courses nocturnes et que c'était pour me parler d'affaires, je suis prêt à vous écouter et à vous répondre sérieusement sur le sujet de votre visite.
- Oui, vous avez raison, dit la princesse, j'étais en effet venue pour autre chose ; j'étais venue pour vous parler de mademoiselle de Chartres.
- Ah ! oui, de votre favorite, ma mère ; car, vous avez beau le nier, Louise est votre favorite. Ne serait-ce point parce qu'elle n'aime guère ses oncles que vous n'aimez pas du tout ?
- Non, ce n'est point cela, quoique j'avoue qu'il m'est assez agréable de voir qu'elle est de mon avis sur la bonne opinion que j'ai des bâtards ; mais c'est qu'à la beauté près qu'elle a et que je n'avais pas, elle est exactement ce que j'étais à son âge, ayant de vrais goûts de garçon, aimant les chiens, les chevaux et les cavalcades, maniant la poudre comme un artilleur, et faisant des fusées comme un artificier. Eh bien ! devinez ce qui nous arrive avec elle !
- Elle veut s'engager dans les gardes françaises ?
- Non pas elle veut se faire religieuse !
- Religieuse, Louise ! Impossible, ma mère ! C'est quelque plaisanterie de ses folles de soeurs.
- Non point, monsieur, reprit la palatine, il n'y a rien de plaisant dans tout cela, je vous jure.
- Et comment diable cette belle rage claustrale lui a-t-elle pris ? demanda le régent commençant à croire à la vérité de ce que lui disait sa mère, habitué qu'il était à vivre dans une époque où les choses les plus extravagantes étaient toujours les plus probables.
- Comment cela lui a pris ? continua Madame ; demandez à Dieu ou au diable, car il n'y a que l'un où l'autre des deux qui le puisse savoir. Avant- hier, elle avait passé la journée avec sa soeur montant à cheval, tirant au pistolet, riant et se divertissant si fort, que jamais je ne l'avais vue dans une telle gaieté, quand le soir madame d'Orléans me fit prier de passer dans son cabinet. Là, je trouvai mademoiselle de Chartres qui était aux genoux de sa mère et qui la priait tout en larmes de la laisser aller faire ses dévotions à l'abbaye de Chelles. Sa mère se retourna alors de mon côté et me dit :
- Que pensez-vous de cette demande, Madame ?
- Je pense, répondis-je, que l'on fait également bien ses dévotions partout, que le lieu n'y fait rien, et que tout dépend de l'épreuve et de la préparation. Mais en entendant mes paroles mademoiselle de Chartres redoubla de prières, et cela avec tant d'instances que je dis à sa mère : « Voyez, ma fille, c'est à vous de décider. – Dame ! répondit la duchesse, on ne saurait cependant empêcher cette pauvre enfant de faire ses dévotions. – Qu'elle y aille donc, repris-je, et Dieu veuille qu'elle y aille dans cette intention ! – Je vous jure, madame, dit alors mademoiselle de Chartres, que j'y vais bien pour Dieu seul et qu'aucune idée mondaine ne m'y conduit. » Alors elle nous embrassa, et hier matin à sept heures elle est partie.
- Eh bien ! je sais tout cela, puisque c'est moi qui devais l'y conduire, répondit le régent. Il est donc arrivé quelque chose depuis ?
- Il est arrivé, reprit madame, qu'elle a renvoyé hier soir la voiture en chargeant le cocher de nous remettre une lettre adressée à vous, à sa mère et à moi dans laquelle elle nous déclare que, trouvant dans ce cloître la tranquillité et la paix qu'elle n'espérait pas rencontrer dans le monde, elle n'en veut plus sortir.
- Et que dit sa mère de cette belle résolution ? demanda le régent en prenant la lettre.
- Sa mère ? reprit Madame, sa mère en est fort contente, je crois, si vous voulez que je vous dise mon opinion ; car elle aime les couvents, et elle regarde comme un grand bonheur pour sa fille de se faire religieuse ; mais moi, je dis qu'il n'y a pas de bonheur là où il n'y a pas de vocation.
Le régent lut et relut la lettre comme pour deviner, dans cette simple manifestation du désir exprimé par mademoiselle de Chartres de rester à Chelles, les causes secrètes qui avaient fait naître ce désir ; puis après un instant de méditation aussi profonde que s'il se fût agi du sort d'un empire :
- Il y a là-dessous quelque dépit d'amour, dit-il. Est-ce qu'à votre connaissance, ma mère, Louise aimerait quelqu'un ?
Madame raconta alors au régent l'aventure de l'Opéra, et l'exclamation échappée de la bouche de la princesse dans son enthousiasme pour le beau ténor.
- Diable ! diable ! dit le régent. Et qu'avez-vous fait la duchesse d'Orléans et vous, dans votre conseil maternel ?
- Nous avons mis Cauchereau à la porte, et interdit l'opéra à mademoiselle de Chartres. Nous ne pouvions pas faire moins.
- Eh bien ! reprit le régent, il n'y a pas besoin d'aller chercher plus loin : tout est là ; il faut la guérir au plus tôt de cette fantaisie.
- Et qu'allez-vous faire pour cela, mon fils ?
- J'irai aujourd'hui même à l'abbaye de Chelles, j'interrogerai Louise ; si la chose n'est qu'un caprice, je laisserai au caprice le temps de se passer. Elle a un an pour faire ses voeux ; j'aurai l'air d'adopter sa vocation, et au moment de prendre le voile, c'est elle qui viendra nous prier la première de la tirer de l'embarras où elle se sera mise. Si la chose est grave, au contraire, alors ce sera bien différent.
- Mon Dieu ! mon fils, dit Madame en se levant, songez que le pauvre Cauchereau n'est probablement pour rien là dedans, et qu'il ignore peut-être lui-même la passion qu'il a inspirée.
- Tranquillisez-vous, ma mère, répondit le prince en riant de l'interprétation tragique qu'avec ses idées d'outre-Rhin la palatine avait donnée à ces paroles ; je ne renouvellerai pas la lamentable histoire des amants du Paraclet ; la voix de Cauchereau ne perdra ni ne gagnera une seule note dans toute cette aventure, et l'on ne traite pas une princesse du sang par les mêmes moyens qu'une petite bourgeoise.
- Mais d'un autre côté, dit Madame presque aussi effrayée de l'indulgence réelle du duc qu'elle l'avait été de sa sévérité apparente, pas de faiblesse non plus !
- Ma mère, dit le régent, à la rigueur, si elle doit tromper quelqu'un, j'aimerais mieux encore que ce fût son mari que Dieu.
Et, baisant avec respect la main de sa mère, il conduisit vers la porte la pauvre princesse palatine, toute scandalisée de cette facilité de moeurs, au milieu de laquelle elle mourut sans jamais avoir pu s'y habituer. Puis la princesse étant sortie, le duc d'Orléans alla se rasseoir devant son dessin en chantonnant un air de son opéra de Panthée, qu'il avait fait en collaboration avec Lafare.
En traversant l'antichambre, Madame vit venir à elle un petit homme perdu dans de grandes bottes de voyage, et dont la tête était enfouie dans l'immense collet d'une redingote doublée de fourrure. Arrivé à sa portée, il sortit du milieu de son surtout une petite tête au nez pointu, aux yeux railleurs, et à la physionomie tenant à la fois de la fouine et du renard.
- Ah ! ah ! dit la palatine, c'est toi, l'abbé !
- Moi-même, Votre Altesse, et qui viens de sauver la France, rien que cela !
- Oui, répondit la palatine, j'ai entendu quelque chose d'approchant, et encore qu'on se servait de poisons dans certaines maladies. Tu dois savoir cela, Dubois, toi qui es fils d'un apothicaire.
- Madame, répondit Dubois, avec son insolence ordinaire, peut-être l'ai-je su, mais je l'ai oublié. Comme Votre Altesse le sait, j'ai quitté fort jeune les drogues de monsieur mon père pour faire l'éducation de monsieur votre fils.
- N'importe, n'importe, Dubois, dit la palatine en riant, je suis contente de ton zèle, et s'il se présente une ambassade en Chine ou en Perse je la demanderai pour toi au régent.
- Et pourquoi pas dans la lune ou dans le soleil ? reprit Dubois ; vous seriez encore plus sûre de ne pas m'en voir revenir.
Et saluant cavalièrement Madame, après cette réponse, sans attendre qu'elle le congédiât, comme l'étiquette l'eût ordonné, il tourna sur ses talons et entra sans même se faire annoncer dans le cabinet du régent.

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