Le Chevalier d'Harmental Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXVI
Les poètes de la Régence

Cependant, hâtons-nous de le dire à la louange de madame la duchesse du Maine, cette fameuse loterie, qui rappelait avec avantage les plus beaux jours de l'hôtel Rambouillet, n'était pas si ridicule au fond qu'elle paraissait être à la superficie. D'abord les petits vers, les sonnets et les épigrammes étaient fort à la mode à cette époque, dont ils représentaient à merveille la futilité. Ce vaste foyer de poésie allumé par Corneille et par Racine allait s'éteignant, et sa flamme, qui avait éclairé le monde, ne se trahissait plus que par quelques pauvres petites étincelles qui brillaient dans le cercle d'une coterie, ce répandaient dans une douzaine de ruelles, et s'éteignaient aussitôt. Puis il y avait encore à cette lutte d'esprit un motif autre que celui de la mode. Cinq à six personnes seulement étaient initiées au véritable but de la fête, et il fallait occuper par d'amusantes futilités deux heures d'un repas pendant lequel chaque physionomie serait un livre ouvert aux commentaires, et la duchesse du Maine n'avait rien trouvé de mieux pour cela que d'inventer un de ces jeux qui avaient fait appeler Sceaux les galeries du Bel-Esprit.
Le commencement du dîner fut, comme toujours, froid et silencieux ; il faut s'accommoder avec ses voisins, reconnaître sur la table cette étroite part de propriété qui revient à chaque convive, puis enfin, si poète et si berger que l'on soit, éteindre ce premier cri de la faim. Cependant le premier service disparu, ce léger chuchotement qui prélude à la conversation générale commença de se faire entendre. La belle fée Ludovise, seule préoccupée sans doute de l'impromptu que le sort lui avait fait échoir en partage, et ne voulant pas donner le mauvais exemple en prenant un collaborateur, était silencieuse ce qui, par une réaction toute naturelle, jetait une ombre de tristesse sur tout le repas. Malezieux vit qu'il était temps de couper le mal dans sa racine, et s'adressant à la duchesse du Maine.
- Belle fée Ludovise, lui dit-il, tes sujets se plaignent amèrement de ton silence, auquel tu ne les as pas habitués, et me chargent de porter leur réclamation au pied de ton trône.
- Hélas ! dit la duchesse, vous le voyez, mon cher chancelier, je suis comme le corbeau de la fable, qui veut imiter l'aigle et enlever un mouton. J'ai les pieds pris dans mon impromptu et je ne peux plus m'en dépêtrer.
- Alors, répondit Malezieux, permets-nous de maudire pour la première fois les lois que tu nous as imposées. Mais tu nous as habitués au son de ta voix et au charme de ton esprit, belle princesse, si bien que nous ne pouvons plus nous en passer.

          Chaque mot qui sort de ta bouche
          Nous surprend, nous ravit, nous touche.
          Il a mille agréments divers.
          Pardonne, princesse, si j'ose
          Faire le procès à ta prose,
          Qui nous a privé de tes vers.

- Mon cher Malezieux, s'écria la duchesse, je prends l'impromptu à mon compte. Me voilà quitte envers la société, il n'y a plus que vous à qui je dois un baiser.
- Bravo ! s'écrièrent tous les convives.
- Ainsi, à partir de ce moment, messieurs, plus de conversations particulières, plus de chuchotement individuel, chacun se doit à tous. Allons, mon Apollon, continua la duchesse en se tournant vers Saint- Aulaire, qui parlait bas à madame de Rohan près de laquelle il était placé, nous commençons notre inquisition par vous ; dites-nous tout haut le secret que vous disiez tout bas à votre belle voisine.
Il paraît que le secret n'était pas de nature à être répété tout haut, car madame de Rohan rougit jusqu'au blanc des yeux, et fit signe à Saint- Aulaire de garder le silence ; celui-ci la rassura d'un geste, puis se tournant vers la duchesse, à laquelle il devait un madrigal :
- Madame, lui dit-il, répondant à son ordre et s'acquittant en même temps de l'obligation imposée par la loterie :

          La divinité qui s'amuse
          A me demander mon secret,
          Si j'étais Apollon, ne serait pas ma muse,
          Elle serait Thétis et le jour finirait !

Ce madrigal, qui devait cinq ans plus tard conduire Saint-Aulaire à l'Académie, eut un tel succès que pendant quelques instants personne n'osa se hasarder à venir après lui. Il en résulta après les applaudissements obligés un silence d'un instant. La duchesse le rompit la première en reprochant à Laval de ne pas manger.
- Vous oubliez ma mâchoire, dit Laval en montrant sa mentonnière.
- Nous, oublier votre blessure ! reprit madame du Maine, une blessure reçue pour la défense du pays et au service de notre illustre père Louis XIV ! Vous vous méprenez, mon cher Laval, c'est le régent qui l'oublie et non pas nous.
- En tout cas, dit Malezieux, il me semble, mon cher comte, qu'une blessure si bien placée est plutôt un motif de fierté que de tristesse.

          Mars t'a frappé de son tonnerre
          En mille aventures de guerre
          Dignes du grand nom de Laval.
          Il te reste un gosier pour boire,
          Cher ami, c'est le principal,
          Console-toi de la mâchoire.

- Oui, dit le cardinal de Polignac, mais si le temps qu'il fait continue, mon cher Malezieux, le gosier de Laval court grand risque de ne pas boire du vin cette année.
- Comment cela ? demanda Chaulieu avec inquiétude.
- Comment cela, mon cher Anacréon ? ignorez-vous donc ce qui arrive au ciel ?
- Hélas ! dit Chaulieu en se tournant vers la duchesse, Votre Eminence sait bien que je n'y vois plus même assez pour y distinguer les étoiles ; mais n'importe, pour ne pas y voir, je n'en suis que plus inquiet de ce qui s'y passe.
- Il s'y passe que mes vignerons m'écrivent de Bourgogne que tout est brûlé par le soleil, et que la récolte prochaine est perdue si d'ici à quelques jours nous n'avons de la pluie.
- Entendez-vous, Chaulieu, dit en riant madame la duchesse du Maine, de la pluie, vous qui avez si grande horreur de l'eau. Entendez-vous ce que son Eminence demande ?
- Oh ! cela est vrai, dit Chaulieu ; mais il y a moyen de tout concilier :

          L'eau me fait horreur, ma commère ;
          A son aspect j'entre en colère,
          Je frémis comme un enragé.
          Cependant malgré ma furie,
          Aujourd'hui mon coeur est changé,
          Nos vins demandent de la pluie.

          Ciel ! fais pleuvoir en diligence
          Verse de l'eau sur notre France,
          Qui n'a déjà que trop pâti ;
          Elle aura beau tomber sur terre,
          J'aurai soin de boire à l'abri,
          De peur qu'il n'en tombe en mon verre.

- Oh ! vous nous ferez bien grâce pour ce soir, mon cher Chaulieu, s'écria la duchesse, et vous attendrez la pluie jusqu'à demain. La pluie dérangerait le divertissement que notre bonne Delaunay, votre amie, nous prépare en ce moment dans nos jardins.
- Ah ! voilà donc ce qui nous prive du plaisir d'avoir notre aimable savante à notre table, dit Pompadour ; elle se sacrifie pour nous, et nous l'oublions ; nous étions de grands ingrats. A sa santé, Chaulieu !
Et Pompadour leva son verre, geste qui fut immédiatement imité par le sexagénaire amant de la future madame de Stal.
- Un instant, un instant ! s'écria Malezieux en tendant son verre vide à Saint-Genest ; peste ! j'en suis aussi, moi !

          Je soutiens qu'un esprit solide
          Ne doit point admettre le vide,
          Je prétends le réfuter.
          Partout, je lui ferai la guerre,
          Et pour qu'on ne puisse en douter,
          Saint-Genest, remplis-moi mon verre.

Saint-Genest se hâta d'obéir à la sommation du chancelier de Dombes ; mais en reposant la bouteille, soit hasard soit exprès, il renversa une lumière, qui s'éteignit. Aussitôt madame la duchesse, qui suivait tout ce qui se passait de son oeil vif et rapide, le railla sur sa maladresse. C'était sans doute ce que demandait le bon abbé, car se tournant aussitôt du côté de madame du Maine :
- Belle fée, dit-il, vous avez tort de me railler sur ma maladresse ; ce que vous prenez pour une gaucherie est un hommage rendu à vos beaux yeux.
- Et comment cela, mon cher abbé ? Un hommage rendu à mes yeux, dites vous ?
- Oui, grande fée, continua Saint-Genest, je l'ai dit et je le prouve :

          Ma muse sévère et grossière
          Vous soutient que tant de lumière
          Est inutile dans les cieux.
          Sitôt que notre auguste Aminte
          Fait briller l'éclat de ses yeux,
          Toute autre lumière est éteinte.

Ce madrigal, si élégamment tourné, eût sans doute obtenu tout le succès qu'il méritait d'avoir, si, au moment même où Saint-Genest disait le dernier vers madame du Maine, malgré les efforts qu'elle faisait pour se retenir, n'eût outrageusement éternué et cela avec un tel bruit, qu'au grand désappointement de Saint-Genest, le trait final en fut perdu pour la plupart des auditeurs ; mais dans cette société de chasseurs à l'esprit, rien ne pouvait se perdre : ce qui nuisait à l'un servait à l'autre ; et à peine la duchesse eut- elle laissé échapper cet intempestif éternuement, que Malezieux, le saisissant au vol, s'écria :

          Que je suis étonné
          Du bruit que fait le né
          De la belle déesse !
          Car grande est la princesse,
          Mais petit est le né
          Qui m'a tant étonné.

Ce dernier impromptu était d'un précieux si superlatif que pour un instant il imposa silence à tous les autres, et qu'on redescendit des hauteurs de la poésie aux vulgarités de la simple prose.
Pendant tout le temps qu'avait eu lieu ce feu roulant de bel esprit, d'Harmental, usant de la liberté que lui donnait son billet blanc, avait gardé le silence, ou bien échangé avec Valef, son voisin, quelques paroles à voix basse, ou quelques sourires à demi réprimés. Au reste, comme l'avait pensé madame du Maine, malgré la préoccupation bien naturelle de quelques convives, l'ensemble du repas avait conservé une telle apparence de frivolité, qu'il était impossible à des yeux étrangers de voir, sous cette frivolité apparente, serpenter la conspiration qui se tramait. Aussi, soit force sur elle-même, soit satisfaction de voir ses projets ambitieux tourner à si bonne fin, la belle fée Ludovise avait-elle fait les honneurs du repas avec une présence d'esprit, une grâce et une gaieté merveilleuses. De leur côté, comme on l'a vu aussi, Malezieux, Saint-Aulaire, Chaulieu et Saint-Genest l'avaient secondée de leur mieux.
Cependant le moment de quitter la table approchait : on entendait, à travers les fenêtres fermées et les portes entrouvertes, de vagues bouffées d'harmonie qui, du jardin, pénétraient jusque dans la salle à manger, et annonçaient que de nouveaux divertissements attendaient les convives. De sorte que madame du Maine, voyant que l'heure approchait, annonça qu'ayant promis la veille à Fontenelle d'étudier le lever de l'étoile de Vénus, elle avait dans la journée reçu de l'auteur des Mondes un excellent télescope, avec lequel elle invitait la société à faire sur ce bel astre ses études astronomiques. Cette annonce était une trop belle occasion offerte à Malezieux de lancer quelque madrigal pour qu'il n'en profitât point. Aussi, comme madame du Maine paraissait craindre que Vénus ne fût déjà levée ;
- Oh ! belle fée ! dit-il, vous savez mieux que personne que nous n'avons rien à craindre.

          Pour observer dans vos jardins,
          La lunette est tirée :
          Sortez du salon des festins,
          On verra Cythérée.
          Oui, finissez ce long repas,
          Princesse incomparable ;
          Vénus ne se lèvera pas
          Tant que vous tiendrez table.

Malezieux terminait la séance comme il l'avait commencée ; on se levait donc au milieu des applaudissements, lorsque Lagrange-Chancel, qui n'avait point prononcé une parole pendant tout le repas, se tournant vers la duchesse :
- Pardon, madame, dit-il, mais, moi aussi, j'ai une dette à payer, et quoique personne ne la réclame, à ce qu'il paraît, je suis débiteur trop consciencieux pour ne pas m'acquitter.
- Oh ! c'est vrai mon Archiloque, répondit la duchesse, n'avez-vous point un sonnet à nous dire ?
- Non point, madame, reprit Lagrange-Chancel : le sort m'a réservé une ode, et le sort a très bien fait, car je me connais et suis peu propre à toutes ces poésies de ruelles qui ont cours aujourd'hui. Ma muse à moi, madame vous le savez, c'est Némésis, et mon inspiration, au lieu de descendre du ciel, monte des enfers. Ayez donc la bonté, madame la duchesse, de prier ces dames et ces messieurs de me prêter un instant l'attention que depuis le commencement du repas ils ont eue pour d'autres.
Madame du Maine ne répondit qu'en se rasseyant, et chacun aussitôt imita son exemple ; puis il se fit un moment de silence, pendant lequel les yeux de tous les convives se portèrent avec une certaine inquiétude sur cet homme qui avouait lui-même que sa Muse était une Furie et son Hippocrène l'Achéron.
Alors Lagrange-Chancel se leva ; un feu sombre passa dans son regard, un sourire amer crispa sa lèvre, puis d'une voix sourde et qui s'harmoniait parfaitement avec les paroles qui sortaient de sa bouche, il dit les vers suivants qui devaient retentir jusqu'au Palais-Royal et faire tomber des yeux du régent des larmes d'indignation que Saint-Simon vit couler.

          Vous, dont l'éloquence rapide,
          Contre deux tyrans inhumains,
          Eut jadis l'audace intrépide
          D'armer les Grecs et les Romains,
          Contre un monstre encor plus farouche,
          Mettez votre fiel dans ma bouche ;
          Je brûle de suivre vos pas,
          Et je vais tenter cet ouvrage,
          Plus charmé de votre courage
          Qu'effrayé de votre trépas !

          A peine ouvrit-il ses paupières
          Que, tel qu'il se montre aujourd'hui,
          Il fut indigné des barrières
          Qu'il voit entre le trône et lui.
          Dans ces détestables idées,
          De l'art des Circés, des Médées,
          Il fit ses uniques plaisirs,
          Croyant cette voie infernale
          Digne de remplir l'intervalle
          Qui s'opposait à ses désirs.

          Nocher des ondes infernales,
          Prépare-toi sans t'effrayer
          A passer les ombres royales
          Que Philippe va t'envoyer !
          O disgrâces toujours récentes !
          O pertes toujours renaissantes !
          Sujets de pleurs et de sanglots !
          Tels, dessus la plaine liquide,
          D'un cours éternel et rapide
          Les flots sont suivis par les flots.

          Ainsi les fils pleurant leur père
          Tombent frappés des mêmes coups ;
          Le frère est suivi par le frère,
          L'épouse devance l'époux ;
          Mais, ô coups toujours plus funestes !
          Sur deux fils, nos uniques restes,
          La faux de la Parque s'étend ;
          Le premier a rejoint sa race,
          L'autre, dont la couleur s'efface,
          Penche vers son dernier instant !

          O roi, depuis si longtemps ivre
          D'encens et de prospérité,
          Tu ne te verras pas revivre
          Dans ta triple postérité.
          Tu sais d'où part ce coup sinistre,
          Tu connais l'infâme ministre
          Digne d'un prince détesté;
          Qu'il expire avec son complice,
          Tu sauveras pas leur supplice
          Le peu de sang qui t'est resté.

          Poursuis ce prince sans courage,
          Déjà par ses frayeurs vaincu.
          Fais que dans l'opprobre et la rage
          Il meure comme il a vécu ;
          Que sur sa tête scélérate
          Tombe le sort de Mithridate
          Pressé des armes des Romains,
          Et qu'en son désespoir extrême,
          Il ait recours au poison même
          Préparé par ses propres mains !

Il est impossible d'exprimer l'effet que produisirent ces vers, venant à la suite des impromptus de Malezieux, des madrigaux de Saint-Aulaire, des chansons de Chaulieu ; chacun se regardait en silence et comme épouvanté de se trouver pour la première fois en face de ces hideuses calomnies qui jusque-là s'étaient traînées dans l'ombre, mais n'avaient point osé apparaître au grand jour. La duchesse elle-même, qui les avait le plus accréditées avait pâli en voyant cette ode, hydre monstrueuse, dresser devant elle ses six têtes pleines de fiel et de venin. Le prince de Cellamare ne savait quelle contenance tenir, et la main du cardinal de Polignac tremblait visiblement en chiffonnant son rabat de dentelle.
Aussi le poète termina-t-il sa dernière strophe au milieu du même silence qui avait accueilli la première ; et comme, embarrassée de ce mutisme général qui indiquait la désapprobation, même chez les plus fidèles, madame du Maine venait de se lever, chacun suivit son exemple et passa avec elle dans les jardins.
Sur le perron, d'Harmental, qui sortait le dernier, heurta sans y faire attention Lagrange-Chancel, qui rentrait dans la salle pour y prendre le mouchoir que madame du Maine y avait oublié.
- Pardon, monsieur le chevalier, dit le poète irrité, en se redressant et en fixant sur d'Harmental ses deux petits yeux jaunis par la bile ; voudriez-vous marcher sur moi, par hasard ?
- Oui, monsieur, répondit d'Harmental en le regardant avec dégoût de toute la hauteur de sa taille, et comme il eût fait d'un crapaud ou d'une vipère ; oui, si j'étais sûr de vous écraser !
Et reprenant le bras de Valef, il descendit avec lui dans les jardins.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente