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Chapitre XLI
David et Goliath

Vers les dix heures du matin, l'abbé Brigaud entra chez d'Harmental ; il lui apportait une vingtaine de mille livres, partie en or, partie en papier sur l'Espagne. La duchesse avait passé la nuit chez la comtesse de Chavigny, rue du Mail. Rien n'était changé aux conventions de la veille, et elle comptait sur le chevalier, qu'elle continuait de regarder comme son sauveur. Quant au régent, on s'était assuré que, selon son habitude, il devait se rendre à Chelles dans la journée.
A dix heures, Brigaud et d'Harmental descendirent ; Brigaud, pour rejoindre Pompadour et Valef, avec lesquels il avait rendez-vous sur le boulevard du Temple, et d'Harmental pour aller chez Bathilde.
L'inquiétude était à son comble dans le pauvre petit ménage. Buvat était toujours absent, et il était facile de voir aux yeux de Bathilde qu'elle avait peu dormi et beaucoup pleuré. De son côté, au premier regard qu'elle jeta sur d'Harmental, elle comprit que quelque expédition pareille à celle qui l'avait tant effrayée se préparait. D'Harmental avait ce même costume sombre qu'elle ne lui avait vu qu'une seule fois, le soir, où, en rentrant, il avait jeté son manteau sur une chaise, et était apparu à ses yeux avec des pistolets à sa ceinture ; de plus, ses longues bottes collantes armées d'éperons indiquaient que, dans la journée, il comptait monter à cheval. Tous ces indices eussent été insignifiants en temps ordinaire, mais après la scène de la veille, après les fiançailles nocturnes et solitaires que nous avons racontées, ils prenaient une grande importance et acquéraient une suprême gravité.
Bathilde essaya d'abord de faire parler le chevalier, mais d'Harmental lui ayant dit que le secret qu'elle lui demandait n'était point à lui, et l'ayant priée de parler d'autre chose, la pauvre enfant n'osa point insister davantage. Une heure environ après l'arrivée de d'Harmental, Nanette ouvrit la porte et parut avec une figure consternée. Elle venait de la Bibliothèque. Buvat n'y avait point reparu, et personne n'avait pu lui en donner de nouvelles. Bathilde ne put se contenir plus longtemps ; elle se jeta dans les bras de Raoul et fondit en larmes.
Raoul alors lui avoua ses craintes : les papiers que le prétendu prince de Listhnay avait donnés à copier à Buvat étaient des papiers d'une assez grande importance politique. Buvat avait pu être compromis et arrêté. Mais Buvat n'avait rien à redouter : le rôle tout passif qu'il avait joué dans cette affaire éloignait de lui toute crainte de danger. Comme Bathilde, dans son incertitude, avait rêvé un malheur plus grand encore que celui-là, elle s'attacha avidement à cette idée qui lui laissait du moins quelque espérance. Puis, la pauvre enfant ne s'avouait pas elle-même que la plus grande partie de son inquiétude n'était peut-être point pour Buvat, et que les pleurs qu'elle venait de verser n'étaient point tous pour l'absent.
Quand d'Harmental était près de Bathilde, le temps ne marchait plus, il volait. Il croyait donc être monté chez la jeune fille depuis quelques minutes à peine, lorsqu'une heure et demie sonna. Raoul se rappela qu'à deux heures Roquefinette devait être chez lui pour arrêter les nouvelles bases de son nouveau traité. Il se leva. Bathilde pâlit ; d'Harmental comprit tout ce qui se passait en elle, et lui promit de venir après le départ de la personne qu'il attendait, et pour laquelle il était forcé de la quitter. Cette promesse tranquillisa quelque peu la pauvre enfant, qui essaya de sourire en voyant quelle impression profonde sa tristesse faisait sur Raoul. Au reste, les serments de la veille avaient été renouvelés vingt fois, et vingt fois les jeunes gens s'étaient juré d'être l'un à l'autre. Ils se quittaient donc tristes mais confiants en eux-mêmes et sûrs de leurs coeurs. D'ailleurs, comme nous l'avons dit, ils croyaient ne se quitter que pour une heure.
Le chevalier était depuis quelques instants à peine à sa fenêtre, lorsqu'il vit paraître au coin de la rue Montmartre le capitaine Roquefinette. Il était monté sur un cheval gris pommelé, évidemment choisi par un connaisseur, et propre à la fois à la course et à la fatigue. Il s'avançait au pas, comme un homme à qui il est également indifférent qu'on le regarde ou qu'on le laisse passer inaperçu. Seulement, à cause sans doute des mouvements du cheval, son chapeau avait pris une inclinaison moyenne qui n'eût rien laissé soupçonner, même à ses plus intimes, sur la situation secrète de ses finances.
Arrivé à la porte, Roquefinette descendit en trois temps avec la même précision qu'il eût mise à accomplir ce mouvement dans un manège. Il attacha son cheval au volet de la maison, s'assura que les fontes étaient garnies de leurs pistolets, et disparut dans l'allée ; un instant après, d'Harmental l'entendit monter d'un pas égal, puis enfin la porte s'ouvrit et le capitaine parut.
Comme la veille sa figure était grave et pensive. Ses yeux fixes et ses lèvres serrées indiquaient une résolution arrêtée, et d'Harmental l'accueillit avec un sourire sans que ce sourire eut le pouvoir de rien éveiller de correspondant sur sa physionomie.
- Allons mon très cher capitaine, dit d'Harmental en résumant d'un coup d'oeil rapide ces différents signes qui, chez un homme comme Roquefinette, ne laissaient pas de lui inspirer quelque inquiétude, je vois que vous êtes toujours l'exactitude en personne.
- C'est une habitude militaire, chevalier ; et cela n'a rien d'étonnant chez un vieux soldat.
- Aussi n'avais-je point douté de vous ; mais vous pouviez ne pas rencontrer vos hommes.
- Je vous avais dit que je savais où les trouver.
- Et ils sont à leur poste ?
- Ils y sont.
- Où cela ?
- Au marché aux chevaux de la porte Saint-Martin.
- Et n'avez-vous pas peur qu'on les remarque ?
- Comment voulez-vous qu'au milieu de trois cents paysans qui vendent ou qui marchandent des chevaux, on reconnaisse douze ou quinze hommes vêtus comme les autres paysans ? C'est, comme on dit, une aiguille dans une botte de foin, et il n'y a que moi qui puisse retrouver l'aiguille.
- Mais, comment ces hommes peuvent-ils vous accompagner, capitaine ?
- C'est la chose du monde la plus simple. Chacun d'eux a marchandé le cheval qui lui convient ; chacun d'eux en a offert un prix auquel le vendeur a répondu par un autre. J'arrive, je donne à chacun vingt-cinq ou trente louis ; chacun paie son cheval, le fait seller, monte dessus, glisse dans ses fontes les pistolets qu'il a à sa ceinture, tire par un bout différent, et, à cinq heures se trouve au bois de Vincennes, à un endroit donné. Là seulement je lui explique pour quelle cause il est convoqué ; je fais une nouvelle distribution d'argent, je me mets à la tête de mon escadron, et nous faisons le coup, en supposant que nous tombions d'accord sur les conditions.
- Eh bien ! ces conditions, capitaine, dit d'Harmental, nous allons les discuter comme deux braves compagnons, et je crois avoir pris d'avance toutes mes mesures pour que vous soyez content de celles que je puis vous offrir.
- Voyons-les, dit Roquefinette en s'asseyant devant la table, en y appuyant ses coudes, en posant son menton sur ses deux poings, et en regardant d'Harmental qui était debout devant lui, le dos tourné à la cheminée.
- D'abord, je double la somme que vous avez touchée la dernière fois, dit le chevalier.
- Ah ! dit Roquefinette, je ne tiens pas à l'argent.
- Comment ! vous ne tenez pas à l'argent, capitaine ?
- Non, pas le moins du monde.
- Et à quoi tenez-vous donc, alors ?
- A une position.
- Que voulez-vous dire ?
- Je veux dire, chevalier, que tous les jours je me fais plus vieux de vingt quatre heures, et qu'avec l'âge la philosophie arrive.
- Eh bien ! capitaine, dit d'Harmental, commençant à s'inquiéter sérieusement de toutes les circonlocutions de Roquefinette, voyons, parlez ; qu'ambitionne votre philosophie ?
- Je vous l'ai dit, chevalier, une position convenable un grade qui soit en harmonie avec mes longs services, pas en France vous comprenez. En France, j'ai trop d'ennemis, à commencer par monsieur le lieutenant de police ; mais en Espagne, par exemple, tenez ; ah ! en Espagne, cela m'irait bien ; un beau pays, de belles femmes, des doublons à remuer à la pelle ! décidément, je veux un grade en Espagne.
- La chose est possible, et c'est selon le grade que vous désirez.
- Dame ! vous savez, chevalier, lorsqu'on désire, autant désirer quelque chose qui en vaille la peine.
- Vous m'inquiétez, monsieur, dit d'Harmental, car je n'ai pas les sceaux du roi Philippe V pour signer les brevets en son nom ; mais n'importe, dites toujours.
- Eh bien ! dit Roquefinette, je vois tant de blancs-becs à la tête des régiments, qu'à moi aussi il m'a passé par la tête d'être colonel.
- Colonel ! impossible ! s'écria d'Harmental.
- Et pourquoi donc cela ? demanda Roquefinette.
- Parce que, si l'on vous fait colonel, vous qui n'avez qu'une position secondaire dans l'affaire, que voulez-vous que je demande, moi, par exemple, qui suis à la tête ?
- Eh bien ! Voilà justement la chose ; c'est que je voudrais que nous intervertissions momentanément les positions. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit certain soir dans la rue de Valois ?
- Aidez mes souvenirs, capitaine, j'ai le malheur de n'avoir pas de mémoire.
- Je vous ai dit que, si j'avais une affaire comme celle-là à mon compte, les choses iraient mieux qu'elles n'avaient été. J'ai ajouté que je vous en reparlerais, et je vous en reparle.
- Que diable me dites-vous donc là, capitaine ?
- Mais rien que de bien simple, chevalier. Nous avons fait ensemble et de compte à demi une première tentative qui a échoué. Alors vous avez changé de batteries : vous avez cru pouvoir vous passer de moi, et vous avez échoué encore. La première fois, vous aviez échoué nuitamment et sans bruit ; nous avons tiré chacun de notre côté, et il n'a plus été question de rien. La seconde fois, au contraire, vous avez échoué en plein jour et avec un éclat qui vous a compromis tous ; si bien que, si vous ne vous tirez pas de là par un coup de Jarnac, vous êtes tous perdus, attendu que l'ami Dubois sait vos noms, et que demain, ce soir peut-être, vous serez tous arrêtés, chevaliers, barons, duc et princes. Or, il y a au monde un homme, un seul homme, qui peut vous tirer tous d'embarras, cet homme c'est ce bon capitaine Roquefinette. Et voilà que vous lui offrez la même place qu'il occupait dans la première affaire ! Allons donc ! Voilà que vous marchandez avec lui ! Fi, chevalier ! Que diable ! vous comprenez : les prétentions s'accroissent en raison des services qu'on peut rendre. Or, me voilà devenu un personnage fort important, moi. Traitez-moi en conséquence, ou je mets mes mains dans mes poches et je laisse faire Dubois.
D'Harmental se mordit les lèvres jusqu'au sang, mais il comprit qu'il avait affaire à un vieux condottiere, habitué à vendre ses services le plus cher possible, et comme ce que le capitaine venait d'exposer du besoin qu'on avait de lui était littéralement vrai, il comprima son impatience et fit taire son orgueil.
- Ainsi donc, reprit d'Harmental, vous voulez être colonel.
- C'est mon idée, reprit Roquefinette.
- Mais supposez que je vous fasse cette promesse, qui peut répondre que j'aurai l'influence de la faire ratifier ?
- Aussi, chevalier, je compte bien manipuler mes petites affaires moi même.
- Où cela ?
- A Madrid, donc !
- Qui vous dit que je vous y mène ?
- Je ne sais pas si vous m'y menez, mais je sais que j'y vais.
- Vous, à Madrid ? et qu'allez-vous y faire ?
- Conduire le régent.
- Vous êtes fou !
- Allons, allons, chevalier, pas de gros mots ! Vous me demandez mes conditions, je vous les dis ; elles ne vous conviennent pas, bonsoir ! Nous n'en serons pas plus mauvais amis pour cela.
Et Roquefinette se leva, prit son chapeau qu'il avait posé sur la commode, et il fit un pas vers la porte.
- Comment ! vous vous en allez ? dit d'Harmental.
- Sans doute, je m'en vais.
- Mais vous oubliez, capitaine...
- Ah ! c'est juste, répondit Roquefinette, faisant semblant de se tromper à l'intention de d'Harmental, c'est juste, vous m'avez donné cent louis, et je dois vous rendre mes comptes. Il tira la bourse de sa poche. Un cheval gris pommelé, de l'âge de quatre à cinq ans, trente louis, une paire de pistolets à deux coups, dix louis ; une selle, une bride, etc., etc., deux louis : total, quarante-deux louis. Il y en a cinquante-huit dans cette bourse ; le cheval, les pistolets, la selle et la bride sont à vous. Comptez nous sommes quittes. Et il jeta la bourse sur la table.
- Mais ce n'est pas cela que je vous dis, capitaine.
- Et que dites-vous donc ?
- Je dis qu'il est impossible qu'on vous confie, à vous, une mission de cette importance.
- Ce sera cependant ainsi, ou cela ne sera pas. Je conduirai le régent à Madrid, je le conduirai seul, ou le régent restera au Palais-Royal.
- Et vous vous croyez assez bon gentilhomme, dit d'Harmental, pour arracher des mains de Philippe d'Orléans l'épée qui a renversé les murailles de Lérida la Pucelle, et qui a reposé près du sceptre de Louis XIV sur le coussin de velours à glands d'or !
- Je me suis laissé dire en Italie, répondit Roquefinette, qu'à la bataille de Pavie, François Ier avait rendu la sienne à un boucher.
Et le capitaine fit un nouveau pas vers la porte en enfonçant son chapeau sur sa tête.
- Voyons, capitaine, dit d'Harmental d'un ton plus conciliateur, trêve d'arguties et de citations, partageons le différend par la moitié : je conduirai le régent en Espagne, et vous viendrez avec moi.
- Oui, n'est-ce pas, pour que le pauvre capitaine se perde dans la poussière que fera le beau chevalier, pour que le brillant colonel efface le vieux miquelet ?
Impossible, chevalier, impossible ! J'aurai la conduite de l'affaire ou je ne m'en mêlerai point.
- Mais c'est une trahison ! s'écria d'Harmental.
- Une trahison, chevalier ? Et où avez-vous vu, s'il vous plaît, que le capitaine Roquefinette était un traître ? Où sont les conventions faites que je n'ai pas tenues ? où sont les secrets que j'ai divulgués ? Moi, un traître ! mille dieux ! chevalier. Pas plus tard qu'avant-hier, on m'a offert gros comme moi d'or pour être un traître, et j'ai refusé. Non, non ! Vous êtes venu me demander hier de vous seconder une deuxième fois ; je vous ai dit que je ne demandais pas mieux, mais à de nouvelles conditions. Eh bien ! ces conditions, ce sont celles que je viens de vous dire. C'est à prendre ou à laisser. Où voyez-vous une trahison dans tout cela ?
- Et quand je serais assez lâche pour les accepter, ces conditions, monsieur, croyez-vous que la confiance que le chevalier d'Harmental inspire à Son Altesse Royale la duchesse du Maine se reporterait sur le capitaine Roquefinette ?
- Que diable la duchesse du Maine a-t-elle à voir dans tout ceci ? Vous vous êtes chargé d'une affaire ; il y a des empêchements matériels à ce que vous l'accomplissiez par vous-même ; vous me passez procuration, voilà tout.
- C'est-à-dire, n'est-ce pas, reprit d'Harmental en secouant la tête, que vous voulez être maître de lâcher le régent, si le régent vous offre pour le laisser en France le double de ce que je vous donne, moi, pour le conduire en Espagne ?
- Peut-être, dit Roquefinette d'un ton goguenard.
- Tenez, capitaine, dit d'Harmental en faisant un nouvel effort sur lui- même pour conserver son sang-froid, et en essayant de renouer les négociations, tenez, je vous donne vingt mille livres comptant.
- Chanson ! reprit Roquefinette.
- Je vous emmène avec moi en Espagne.
- Tarare ! dit le capitaine.
- Et je m'engage sur l'honneur à vous faire obtenir un régiment.
Roquefinette se mit à siffloter un petit air.
- Prenez garde, dit d'Harmental ; il y a plus de danger pour vous maintenant, au point où nous en sommes et avec les secrets terribles que vous connaissez, à refuser qu'à accepter !
- Et que m'arrivera-t-il si je refuse ? demanda Roquefinette.
- Il arrivera, capitaine, que vous ne sortirez pas de cette chambre !
- Et qui m'en empêchera ? dit le capitaine.
- Moi ! s'écria d'Harmental en s'élançant devant la porte un pistolet de chaque main.
- Vous ? dit Roquefinette en faisant un pas vers le chevalier, en croisant les bras et en le regardant fixement.
- Un pas encore, capitaine, reprit le chevalier, et je vous donne ma parole d'honneur que je vous brûle la cervelle !
- Vous me brûlerez la cervelle, vous ? Il faudrait d'abord pour cela que vous ne tremblassiez pas comme une vieille femme. Savez-vous ce que vous allez faire ? Vous allez me manquer ; le bruit du coup attirera les voisins, ils appelleront la garde, on me demandera pourquoi vous avez tiré sur moi, et il faudra bien que je le dise.
- Oui, vous avez raison, capitaine, s'écria le chevalier, en désarmant les pistolets et en les passant à sa ceinture, et je vous tuerai plus honorablement que vous ne le méritez. Flamberge au vent, monsieur, flamberge au vent !
Et d'Harmental, appuyant son pied gauche contre la porte tira son épée et se mit en garde.
C'était une épée de cour, un mince filet d'acier monté dans une garde d'or. Roquefinette se mit à rire.
- Et avec quoi me défendrai-je ? dit-il en regardant autour de lui. N'avez vous pas ici par hasard les aiguilles à tricoter de votre maîtresse, chevalier ?
- Défendez-vous avec l'épée que vous portez au côté monsieur ! répondit d'Harmental. Si longue qu'elle soit, vous voyez que je me suis posé de façon à ne pas faire un pas pour m'en éloigner.
- Que penses-tu de cela, Colichemarde ? dit le capitaine s'adressant d'un ton goguenard à l'illustre lame qui avait gardé le nom que lui avait donné Ravanne.
- Elle pense que vous êtes un lâche, capitaine, s'écria d'Harmental, puisqu'il faut vous couper la figure pour vous faire battre.
Alors, d'un mouvement rapide comme l'éclair, d'Harmental sangla le visage du capitaine avec son carrelet, lui laissant sur la joue une trace bleuâtre pareille à la marque d'un coup de fouet.
Roquefinette poussa un cri qu'on eût pu prendre pour le rugissement d'un lion ; puis, faisant un bond en arrière il retomba en garde et l'épée à la main.
Alors commença entre ces deux hommes un duel terrible, acharné, silencieux car tous deux s'étaient vus à l'oeuvre, et chacun savait à qui il avait affaire. Par une réaction facile à comprendre, c'était maintenant d'Harmental qui avait retrouvé son calme, c'était Roquefinette qui avait le sang au visage. A tout moment, il menaçait d'Harmental de sa longue épée ; mais le frère carrelet la suivait ainsi que le fer suit l'aimant, se tortillant en sifflant autour d'elle comme une vipère. Au bout de cinq minutes le chevalier n'avait pas encore porté une seule botte, mais il les avait parées toutes. Enfin, sur un dégagement plus rapide encore que les autres, il arriva trop tard à la parade et sentit la pointe du fer qui lui effleurait la poitrine. En même temps une tache rouge s'étale de sa chemise à son jabot de dentelle. D'Harmental la voit, bondit et s'engage de si près avec Roquefinette que les deux gardes se touchent. Le capitaine comprend aussitôt le désavantage que, dans une position pareille, lui donne sa langue épée. Un coupé sur les armes et il est perdu. Il fait aussitôt un saut en arrière ; mais son talon gauche glisse sur le carreau nouvellement ciré, et la main dont il tient son épée se lève malgré lui. Par un mouvement naturel, d'Harmental en profite, se fend à fond, et crève la poitrine du capitaine, où le fer de son épée disparaît jusqu'à la garde. D'Harmental fait à son tour un saut dans les armes pour éviter la riposte, mais la précaution est inutile, le capitaine reste un instant immobile à sa place, ouvre de grands yeux hagards, laisse échapper son épée, et, appuyant ses deux mains sur sa blessure qui le brûle, il tombe de toute sa hauteur sur le carreau.
- Diable de carrelet ! murmura-t-il. Et il expira à l'instant même : le mince filet d'acier avait traversé le coeur du géant.
Cependant d'Harmental était resté en garde et les yeux fixés sur le capitaine, abaissant seulement son épée à mesure que la mort s'emparait de lui. Enfin, il se trouva en face d'un cadavre, mais ce cadavre avait les yeux ouverts et continuait de le regarder. Appuyé contre la porte, le chevalier, à ce spectacle, demeure un instant épouvanté. Ses cheveux se hérissent, il sent la sueur qui pointe à son front, il n'ose risquer un mouvement, il n'ose faire un geste, sa victoire lui semble un rêve. Tout à coup, dans une dernière convulsion, la bouche du moribond se crispe avec ironie : le partisan est mort en emportant son secret.
Comment reconnaître au milieu des trois cents paysans qui sont au marché aux chevaux les douze ou quinze faux sauniers qui doivent enlever le régent ?
D'Harmental pousse un cri sourd ; il voudrait, au prix de dix ans de son existence, rendre dix minutes de vie au capitaine. Il prend le cadavre dans ses bras, le soulève, l'appelle, tressaille en voyant ses mains rougies, et laisse retomber le cadavre dans une mare de sang qui, suivant l'inclinaison du plancher, s'écoule par une rigole, court en grossissant vers la porte et commence à glisser sous le seuil.
En, ce moment, le cheval attaché au volet s'impatienta et hennit.
D'Harmental fait trois pas vers la porte, mais tout à coup il pense que Roquefinette a peut-être sur lui quelque papier, quelque billet qui pourra le guider. Malgré sa répugnance pour le cadavre du capitaine, il s'en rapproche, visite les unes après les autres les poches de son habit et de sa veste ; mais les seuls papiers qu'il y trouve sont trois ou quatre vieilles cartes de restaurateur et une lettre d'amour de la Normande.
Alors, comme il n'a plus rien à faire dans cette chambre, il va au secrétaire, bourre ses poches d'or et de lettres de change, tire la porte après lui, descend rapidement l'escalier, saute sur le cheval impatient, s'élance au galop vers la rue du Gros-Chenet, et disparaît en tournant l'angle le plus rapproché du boulevard.

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